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1932 - Drug & the Dominos


Chapitre 2 : Consommation




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Le 29 décembre 1931.



"La situation a évolué de façon surprenante ; ça devient de plus en plus intrigant."


Derrière une montagne de documents et de papiers divers résonnait une voix profonde mais assourdie. Dans le Bureau du Président de l'agence de journaux se trouvaient plusieurs personnes, parmi lesquelles Nicholas, Elean et Henry. Après avoir écouté leurs compte-rendus, le président fit le point sur la situation.


"Elean a révélé à Miss Genoard le nom de la Famille Gandor, j'ai informé les Gandor du fonctionnement interne des Runorata, et Nicholas a vendu des informations sur Roy Maddock à la Famille Runorata, c'est bien ça ? Et de ton côté, Henry ? J'ai entendu dire que Roy était venu te trouver."


"Je suis vraiment désolé, mais nous n'avons pas pu nous mettre d'accord sur un prix ; il n'a pas voulu faire affaire avec nous, et il est parti sans acheter aucune information."


Henry présentait ses excuses en souriant secrètement, d'un rictus mauvais et calculateur.


"Vraiment, bon hé bien il est trop tard pour ça. Nicholas, envoie quelqu'un vérifier la situation de Miss Lia. Cette mallette noire va certainement devenir un atout majeur capable de déterminer l'issue du conflit."



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"—Quel fumier !"


Edith bouillait de rage.

Après avoir passé la mallette noire à Lia, elle s'était rapidement rendue à son travail, dans un bar de la Famille Gandor. Une fois arrivée là-bas, elle avait appris que l'endroit avait été attaqué durant son absence. On ne savait pas qui avait fait le coup, mais les Runorata étaient probablement derrière l'attaque.


Grâce à son retard, elle avait évité le danger. Après avoir nettoyé les dégâts avec tout le monde, ils avaient ouverts les portes comme d'habitude. Le soleil était déjà levé quand son service se termina, et lorsqu'elle fut rentrée chez elle—


"Cet abruti de bon à rien, toujours à se fourrer dans les ennuis ! Mais qu'est-ce qu'il a sous le crâne...?"


Edith froissait dans sa main un mot laissé par Roy. Dans les grandes lignes, il disait qu'il ne voulait pas la mêler à ça, qu'il allait assumer la responsabilité de tout ce qui s'était passé, qu'il ne reviendrait pas tant que l'incident ne serait pas réglé, et caetera.



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"Ce- ce serait ici ?"


Loin de la crasse de Mulberry Street, Roy se trouvait dans la 5e Avenue longeant Central Park, d'une splendeur à laquelle il n'était pas accoutumé. Il n'était encore jamais venu ici, à part en passant par la station de tramway. Ce n'était pas étonnant : Roy, qui haïssait les capitalistes, évitait l'endroit. C'était le territoire des multimillionnaires en tout genre : on y trouvait une véritable forêt de villas luxueuses, de manoirs haut de gamme et de grands bureaux. C'est pour ça qu'on surnommait l'avenue 'Millionnaires Row', l'allée des millionnaires.


Avec ses vêtements qui faisaient tâche dans un endroit pareil, Roy bénéficiait soudain d'une conscience aigüe de son infériorité. Il était parvenu à trouver la villa correspondant à l'adresse qu'Henry lui avait fournie. Elle était un peu plus modeste que les manoirs qui l'entouraient, mais restait d'un luxe inaccessible à une famille ordinaire. Si on comparait son style plus classique à celui des autres villas, il n'aurait pas été exagéré de dire qu'elle était même plus élégante. Il s'agissait en fait de l'ancienne résidence Genoard ; devenue la résidence secondaire de la famille, elle servait toujours de symbole de la richesse des Genoard.


"Alors, elle habite là."


Arrivé à la porte, Roy se trouva perdu, sans aucune idée de comment procéder. Il ne pouvait évidemment pas sonner et demander à entrer ; même si on l'emmenait voir Eve, qu'aurait-il dit ? Il avait envisagé de s'introduire par la force, mais il gardait cette idée en dernier recours. D'ailleurs, une jeune dame qui vivait dans une villa d'un luxe aussi resplendissant devait forcément être entourée de gardes du corps redoutables. Il devait au moins attendre qu'elle soit seule, ou qu'elle s'éloigne un peu de la villa...


En attendant, incapable de dénicher un plan valable, Roy faisait le tour de la maison en inspectant le terrain de son mieux.



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"Aah, Miss ! J'espère que vous vous portez bien aujourd'hui ?"


"Oui, M. Benjamin. Je suis un peu fatiguée, mais pas de quoi s'inquiéter. Je suis vraiment désolée de vous causer autant de soucis."


"Balivernes ! S'il le fallait, moi, Benjamin, serais prêt à m'arracher le cœur, si ça pouvait vous aider à vous remettre. C'est mon devoir."


"Ne dites pas de bêtises, pas besoin de rituel satanique."


Eve rit doucement, rempli d'une détermination inébranlable.


'Je dois les trouver. Trouver les Gandor. Ensuite, je dois découvrir la vérité. Si Dallas est vraiment mort, si c'est vraiment la vérité, alors je dois le venger à tout—'


Elle ne comptait tuer personne, mais souhaitait au moins les faire arrêter par la police. Une pensée lui vint à l'esprit.


'Si c'est vraiment eux qui ont tué Dallas, alors ceux qui ont tué Père et Jeffrey, ce sont aussi—'


Leur voiture avait plongé dans la baie de New York. On ne savait pas si c'était un meurtre ou un accident. Les corps mutilés.

Les émotions débordaient dans son cœur, se transformant en résolution à toute épreuve.

Les vœux pieux et les prières ne pouvaient pas les faire revenir.

Alors, elle devait se fier à sa propre volonté.

C'est ce qu'elle devait faire pour son frère.




Si jamais elle avait partagé ses plans avec Benjamin et Samasa, ils auraient forcément tenté de l'arrêter et lui auraient demandé de les 'laisser s'en occuper'. Pas question ! C'était à elle de se sacrifier.


Si elle se faisait tuer par ces Gandor, Benjamin et Samasa seraient affreusement bouleversés, non ? Mourir en vain dans cette situation reviendrait à trahir leur loyauté. Le cœur d'Eve la faisait souffrir, comme si on l'avait tranché à coups de couteau, mais sa détermination n'était pas faible au point de céder pour ça. En d'autres termes, elle n'avait pas l'intention de se laisser tuer.


Eve se doutait que sa tâche n'allait pas être chose facile, mais son éducation en vase clos l'empêchait de réaliser l'étendue de la cruauté et de la terreur dont la Mafia était capable. Il était prévu qu'ils retournent dans le New Jersey au début du mois prochain. Donc, quoi qu'il advienne, elle devait aller voir les Gandor avant ça. C'était son seul et unique but, et elle comptait bien y parvenir.



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Les quelques 'visiteurs' qui étaient passés voir Gustavo se relevèrent pour sortir du restaurant où ils avaient discuté avec lui et ses hommes.


"Voilà qui résume l'état de nos affaires. Réfléchissez bien, M. Gustavo. M. Bartolo est un de nos clients les plus estimés. Vous ne voudriez pas porter atteinte à sa réputation."


Laissant ces paroles moqueuses derrière eux, les visiteurs quittèrent le restaurant. Gustavo serrait les dents, retenant sa fureur le temps qu'ils s'en aillent.


"Allez vous faire foutre ! Bande d'enfoirés arrogants..."


Le comité réduit qui était venu lui rendre visite avait été envoyé par les cinq grandes Familles de Manhattan. Gustavo pouvait encore entendre leurs paroles condescendantes résonner sous son crâne.


"Ah, si nous sommes venus ici aujourd'hui, c'est uniquement pour vous donner un petit avertissement."


"Vous avez agi de façon un peu... inconsidérée hier."


"Peu nous importe ce que vous faites aux Gandor et aux Martillo. Cependant—"


"Gardez bien en tête que cet endroit représente l'unique 'frontière' séparant nos territoires—"


"Si le moindre incident devait se produire sur notre terrain, nous considérerons qu'il s'agit d'une offense directe."


"Nous ne comptons pas vous mener la guerre, mais nous enverrons nos protestations à votre patron, M. Bartolo. Si cela devait arriver, j'imagine que vous réalisez très bien les répercussions sur votre position ?"


"Tous les incidents seront traités avec le plus grand sérieux, même les plus négligeables. Si les Gandor pénètrent sur notre territoire, nous ne permettrons aucune action offensive."


"Il n'y a que trois endroits où vous pouvez faire ce qui vous chante. Le territoire des Gandor, le territoire de Martillo, et— l'agence de journaux DD. Seulement ces trois endroits. Oh, et je suppose que la station de police au sud ne pose pas de problèmes non plus."


"Le Daily Days est une zone neutre, en théorie du moins."


"D'ailleurs, nous ne vous conseillons pas de toucher à ces trois zones non plus."


"Oublions un instant M. Bartolo ; que comptez-vous faire, M. Gustavo ?"


"Savez-vous pourquoi nous avons toujours ignoré ces trois territoires ?"


"Bien sûr, si nous le voulions, nous pourrions les écraser n'importe quand."


"Il s'agit juste de préserver l'équilibre actuel. Et puis, le Daily Days est une exception."


"Maintenant que vous le dites, on pourrait considérer que cet endroit est presque un service d'utilité publique pour la Mafia."


"Même nous nous ignorons depuis quand cette boutique d'informations existe."


"Mais elle était déjà là avant notre arrivée."


"Nos patrons, et M. Bartolo, font fréquemment appel à eux pour se procurer des renseignements fiables."


"Mais vous, vous feriez mieux d'abandonner cette idée. Évitez d'aller déranger les informateurs pour rien."


"Dans tous les cas, ce qui compte c'est que vous ne causiez pas d'ennuis à notre porte."


"Et aussi, il est hors de question que votre 'nouvelle drogue' fasse son apparition sur notre territoire, alors faites un effort pour bien encadrer vos hommes."


"Nous nous sommes déjà adressés à M. Begg à ce sujet, alors restez en dehors de cette affaire."


"Veillez à ce que les quantités de drogue que vous introduisez sur le marché ne dépassent pas le seuil agréé."


"Nous n'attendons pas grand chose de votre part, juste un minimum de considération."


"Nous tenons surtout à maintenir des relations cordiales avec M. Bartolo. Pas avec vous, j'espère que vous saisissez."


"Vous feriez mieux de reconsidérer vos ambitions de 'contrôler' ce territoire par vous-même."


"En d'autres termes, ce que nous voulons vous faire comprendre, c'est : réfléchissez aux conséquences de vos actes."



"Espèce de fils de putes... vous êtes juste venus m'insulter ?"


Gustavo était enragé au point de vouloir leur arracher le cou, mais ses adversaires étaient trop influents pour lui. En plus, il voyait bien qu'ils respectaient sincèrement son patron. Alors pourquoi étaient-ils venus insulter un subordonné comme lui ? Ils refusaient de reconnaître son statut dans la Famille Runorata ?


S'il refusait leurs demandes, il craignait de déclencher une querelle personnelle qui virerait à l'affrontement. Mais il tenait au moins à leur faire comprendre qu'il agissait au nom de Bartolo, car s'incliner finirait par aboutir au même résultat.


"Prenez garde à vous... quand j'en aurai fini avec les Gandor, vous ne tarderez pas à les suivre en enfer !"


Réfrénant la fureur intense qui brûlait dans son cœur, Gustavo concentra toute sa rancœur contre la Famille Gandor


"Ces putains de Gandor de merde vont payer pour toute cette humiliation."


L'esprit accaparé par ces pensées mesquines, Gustavo ramassa le cendrier et le balança furieusement contre le mur.



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La nuit du 30 décembre 1931.

Dans un casino clandestin en territoire Martillo.



En tant que responsable du casino, Firo surveillait l'endroit tout en continuant à écouter les bavardages ineptes d'un joueur malheureux qui avait perdu jusqu'au dernier cent : Berga.


"Dis, Firo, tu ne peux pas arranger les roulettes pour qu'on gagne plus facilement ?"


"T'es pas gêné de dire des choses pareilles sur le territoire des autres..."


Il était très rare que les patrons de territoires différents s'entendent ainsi ; dans le cas présent, les trois frères Gandor et Firo avaient grandi ensemble dans le même appartement. Malgré ça, si leurs organisations respectives venaient à entrer en conflit d'intérêt, ils ne laisseraient jamais leur amitié interférer avec leurs décisions.


"Berga, tu réalises que les temps sont agités, quand même ? Et tu viens quand même te balader ici ? Il parait qu'avec les Runorata, vous en êtes au point où une simple étincelle peut tout faire péter."


'Les Martillo sont déjà au courant ? Alors que tout ça est arrivé seulement hier.'


"Tu vois, si on se planque quelque part chez nous on va probablement se faire attaquer, mais si on est sur votre territoire, les hommes des Runorata n'oseront pas venir."


"Va t'en. Ne nous entraîne pas là-dedans."


Firo se détourna pour saisir le tricheur qu'il avait repéré et l'expulser de la salle. Une fois débarrassé de lui, il reprit sa conversation avec Berga. Un nom surgit qui le fit soudain changer d'expression.


"Claire, tu parles bien du même Claire ?"


"De quel Claire veux-tu que je parle ?"


"Je vois... C'est pour ça que tu as l'air aussi joyeux. Il va vraiment venir ? Alors la Famille Runorata a déjà perdu !"


Firo acquiesça avec enthousiasme, prédisant avec assurance le désastre que la venue de Claire allait amener pour la Famille Runorata.


"Ah, ce n'est pas encore dit."


"Oh si. Cet assassin de génie est de retour. De nos jours, il n'y a pas un seul clampin dans cette ville qui ne connaisse la légende 'Vino'. Si vous perdez avec un gars comme lui à vos côtés, alors vous êtes trop stupides pour mériter de gagner."


Derrière les deux amis qui discutaient avec énergie, un homme s'approcha lentement. Il tira une mince, longue épingle plantée dans sa cravate, et sans aucun avertissement, la planta dans dans le dos de Berga, transperçant le cœur d'un seul geste.


"Bref—"


Une main surgit brusquement sur le côté, saisissant fermement son bras. Une autre main vint s'emparer de son épaule. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, l'homme pivota dans l'autre sens et se retrouva plaqué au sol sur le dos. Il se mit à grogner quand le pied vint lui piétiner la poitrine sans retenue. L'impact lui fit monter les larmes aux yeux, ses poumons souffrants l'empêchaient de crier.


"Je ne supporte pas les crétins qui essaient de tuer des gens dans ma boutique. Sors-moi ça d'ici !"


"Ah, ouais. Bon, à la prochaine alors !"


Berga pencha la tête avec un regard menaçant, ramassa son agresseur et quitta le casino.


"Avec tout ça, je suis sûr que Tick va nous refaire son fichu sourire."


En revoyant le visage souriant et innocent de Tick dans sa mémoire, Berga ne pouvait pas s'empêcher de se sentir navré pour ce type. Même ainsi, l'idée de le pardonner ne lui traversa pas l'esprit une seule seconde.



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"Z'avez enfin déniché ce foutu Roy ?"


Les yeux de Gustavo étincelèrent l'espace d'un instant, avant de se plisser de mécontentement à nouveau.


"Alors pourquoi il n'est pas là devant moi ?"


Interrogé par son supérieur, l'homme de main répondit d'un ton balbutiant,


"Ah, c'est qu'il se trouve actuellement à 'Millionaires Row', en dehors du territoire Gandor."


"Bande d'incapables ! Ces menaces ridicules vous filent les jetons, c'est ça ?"


"M-mais, M. Gustavo, c'est très sérieux, nous avons été repérés pendant qu'on cherchait Roy... On était discrets, pourtant. Mais ces cinq types en costume noir se sont ramenés, en nous disant 'ce n'est pas votre terrain de jeu, ici, vous voulez un coup de main peut-être ?' "


"Alors vous êtes repartis la queue entre les jambes ?"


"Non, ah, on a laissé des gars pour surveiller sa position. Roy ne semble pas être lié avec les gens en charge de la zone. Mais ils nous ont vraiment harcelés ; ils nous ont pris en photo et ils nous observaient de loin tout le temps qu'on était là ! C'est pas croyable, ces abrutis ont vraiment pourri toute notre argh aohhh..."


Le pauvre homme n'avait pas fini de parler qu'il s'était déjà pris un gros cendrier en pierre dans la tête.


"Et alors quoi ! Espèces de sales merdes, à cause de vous c'est nous les abrutis !"


Tout en criant, Gustavo continuait à frapper et à bourrer de coups de pied l'homme inconscient suite au choc.


"Bande de merdes... sales fils de putes."


En voyant Gustavo pris d'une de ses crises de rage, les subordonnés détournèrent le regard. Le seul à ne pas remarquer les regards de pitié était Gustavo lui-même.


"Dehors ! Vous tous, foutez-moi le camp !"


En entendant son ordre, ils déguerpirent en hâte, oubliant de rapporter le détail le plus important ; à moins qu'ils ne l'aient omis délibérément.

Roy avait été aperçu juste devant la villa de la famille Genoard.



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Le 31 décembre 1931, dans l'après-midi.

Près de Pennsylvania Station.



Dans une petite allée à proximité, les trois frères Gandor discutaient de quelque chose avec un homme encore jeune.


"Bon, allons-y. Je commence par tuer qui ? Je n'ai pas eu l'occasion de m'exercer sérieusement la nuit dernière, alors je me sens un peu rouillé. J'aimerais une mission qui requière un minimum d'effort cette fois."


Il s'adressait d'un ton détendu au chef de la Famille Gandor.

Claire Stanfield. Il avait grandi sous le même toit que les trois frères Gandor, mais ne faisait pas partie de la Famille. C'était un assassin freelance, surnommé 'Vino', un tueur surpuissant dont la réputation dans le milieu criminel faisait pâlir d'effroi. Les assassins professionnels couraient un grand risque à dévoiler leur véritable nom, et pourtant il se moquait bien que les gens colportent son identité à tout va. S'il y avait bien un truc qui clochait chez lui, c'était sa personnalité excentrique. À l'exact opposé de ceux qui tuaient pour le plaisir et mentaient comme ils respiraient, il se comportait comme quelqu'un qui oscillait à volonté entre normalité et anormalité.


Après avoir retrouvé les trois frères Gandor ce jour-là, il se mit à leur raconter des absurdités. Ils pensaient qu'il allait encore s'étendre sur le sujet, mais il se mit aussitôt en route d'un pas vif vers la QG de la Famille Gandor, pressé d'en finir.


"Dépêchons-nous de régler cette histoire. Après ça, je dois chercher quelqu'un. Quelqu'un qui pourrait bien m'épouser, vous savez."


En l'écoutant parler, les trois frères échangèrent un regard dont ils avaient l'habitude.


"Vieux chacal, est-ce que tu as encore demandé une inconnue en mariage ?"


"Ouais, plus ou moins."


"Plus ou moins ? Non mais écoutez ça ! Ça fait combien de râteaux que tu t'es pris, déjà ?"


En réponse à l'exclamation incrédule de Berga, Claire répondit avec une assurance inégalable,


"Hééé attends une minute, je ne plaisante pas, et puis je n'essayais pas de la séduire. Il n'y a pas de souci à se faire puisque j'étais parfaitement sérieux. Et si elles ont toutes refusé jusqu'ici, c'est parce qu'une meilleure femme m'attendait. Parce que, après tout, ce monde—"


"'Tourne autour de moi', c'est bien ça ?"


Luck interrompit la conversation d'un ton las. C'était toujours la même chose avec Claire. Selon lui, 'si je mourais, ça voudrait dire que ce monde n'est qu'un rêve, et je continuerais à vivre ce rêve dans le monde réel. C'est comme ça que ça fonctionne.' Bien entendu, Luck et les autres n'avaient pas la moindre idée de ce qu'il entendait par là.


Ces paroles montraient qu'il fuyait la réalité dans un monde illusoire ; le problème étant qu'il possédait le pouvoir de faire de son rêve une réalité. Pour entretenir ce pouvoir, il s'exerçait constamment et n'épargnait aucun effort. C'était ce qui exaspérait le plus les gens chez lui.


"Quoi qu'il en soit, mon cher Claire, ce que j'essaie de dire c'est que tu ne devrais pas faire confiance à une femme prête à accepter tes demandes impromptues."


Sans y faire attention, Luck avait appelé Claire par son nom. Claire rétorqua par une autre révélation absurde.


"Claire est mort. En tout cas, il n'existe plus dans aucun papier officiel."


'Encore avec ces bêtises.' Luck lui dit calmement,


"Les gens sans identité légale ne peuvent pas se marier."


En entendant ça, Claire s'arrêta aussitôt.


"Ah mince, qu'est-ce que je vais faire ? Est-ce que je peux acheter un nom à quelqu'un ?"


"Je ne te suis pas vraiment, Claire. Comment doit-on t'appeler maintenant ?"


Claire se remit à avancer, comme si de rien n'était.


"Ah, Vino fera l'affaire... ou vous pouvez m'appeler le 'Rail Tracer'."


"Pas question !"




Luck observa d'un air vaguement incrédule Claire et Berga qui se disputaient en avançant dans l'allée, puis inspira profondément.


'Ah, ces deux-là sont vraiment proches comme des frères.'


À cet instant, une dent vint s'écraser au sol devant lui. Tandis que la dent se soulevait pour retourner dans la bouche de Berga se régénérer, Luck soupira et fit comme s'il n'avait rien vu.



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"Marche corractemant, 'space de vieux machin !"


Jetant un regard froid à Samasa qui venait d'élever la voix, Benjamin toussa à deux reprises et se détourna.


"Ne prêtez pas attention aux divagations de cette malapprise, Miss. Dépêchons-nous de partir."


"Hein ? Ah, oui."


Les paroles du majordome sortirent Eve de sa rêverie. Plongée dans ses pensées, elle n'avait pas remarqué que ses deux domestiques étaient encore en train de se chamailler.


'Comment faire pour rencontrer les Gandor ?'


"Il ne faut pas vous en faire, Miss."


"...?"


L'espace d'une seconde, Eve fut prise de court par l'interruption de son majordome. Est-ce qu'il avait deviné ce qui la préoccupait ?


"C'est bien ce que je pensais, ce sont les repas déplorables que nous vous préparons qui vous font perdre l'appétit, n'est-ce pas ? J'ai pris soin de contacter un traiteur réputé de ma connaissance hier, je lui ai demandé de nous envoyer un chef cuisinier ainsi qu'un sommelier. Ils sont arrivés en train aujourd'hui, et devraient se présenter ici dès demain."


"Ah, euh, vous les avez fait venir spécialement ?! Mais, un sommelier...?"


Le vieux majordome savait qu'Eve allait lui poser cette question et lui répondit avec un sourire malicieux,


"J'ai découvert dans le sous-sol de cette demeure une cave à vin qui date d'avant la Prohibition, alors j'ai demandé quelqu'un qui puisse s'occuper d'une telle quantité de vin. Ce n'est pas encore un crime de 'posséder' une réserve d'alcool, heureusement. Et étant donné que nous avons un bar ici-même et que nous avons rarement l'occasion de nous rendre à New York, nous avons pensé que nous devrions au moins vous donner la chance de profiter de ce genre d'atmosphère. Je m'occuperai des salaires. Veuillez pardonner ce caprice de votre humble serviteur."


"M. Benjamin..."


"Vos cassa pas la tate por das 'istoires de sos. Hein, Mizz, faut s'occupa de s'qui compte vrament !"


Samasa lui souriait en donnant une tape amicale dans le dos de Benjamin.


"C'est exact ! Hum hum. Une personne de plus ici signifie plus de main d'œuvre. Nous pourrons leur laisser la gestion des affaires domestiques et nous concentrer sur la recherche du jeune maître Dallas."


'Ah, ces deux-là n'y vont vraiment pas de main morte.'


Ils se préoccupaient sincèrement d'elle. Sans raison, Eve sentit les larmes lui monter aux yeux.


"Merci, M. Benjamin, Samasa, vraiment, merci infiniment !"


Face à ses deux bienfaiteurs, elle réalisa qu'elle ne pouvait plus se permettre de prendre des décisions sur un coup de tête. Mais il était trop tard pour revenir en arrière, son choix était définitif.




Eve et ses domestique avaient fini leurs emplettes et retournaient à Millionaire's Row, quand ils entendirent des exclamations s'élever devant une épicerie.


"Hé, hé, mon gars, tu vas vraiment acheter tout ça ?"


"Tout juste ! On va tout mettre dans la voiture !"


"On achète tout ! On a le monopole !"


Les deux personnes s'adressant au vendeur était un homme dans une tenue usée de cowboy, et une jeune femme portant une longue robe rouge.


"Hah, euh, bien sûr ça m'arrange que vous les preniez tous, mais qu'est-ce que vous allez faire de tout ça ?"


"Les renverser !"


"Les renverser, les renverser !"


En observant le couple un peu plus loin et leur discours cryptique, Eve se rappela quelque chose.


'Ah, mais oui.'


Ça lui revint brusquement : ils ressemblaient comme deux gouttes d'eau à ces deux-là. Ceux qui avaient surgi dans sa maison un an plus tôt, la paire de voleurs qui lui avait apporté son bonheur perdu.


Une fois leur discussion finie, ils s'éloignèrent dans la foule et disparurent. Eve n'avait aucun moyen d'être sûr qu'il s'agissait bien des mêmes personnes, mais une étincelle d'espoir s'alluma dans son cœur. Elle était certaine qu'encore aujourd'hui, ses deux anges continuaient à répandre le bonheur chez d'autres gens.


Repenser à l'incident de l'année dernière fit remonter à la surface tous ses souvenirs les plus heureux. Les larmes se mirent à couler, rendant Eve plus déterminée que jamais.



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"Ça, fait un, bail. Comment, vas-tu, depuis le temps ?"


Dans une petite allée rejoignant la gare, deux personnes discutaient.


"Ouais, t'as l'air en forme aussi, Begg."


Begg était venu retrouver un vieil ami.


"E-est ce que, ah, est-ce que tu as vu Maiza ?"


Begg, qui se tenait juste devant la silhouette dans l'ombre qui lui posait cette question, acquiesça d'un signe de tête. Contrairement à lui qui avait l'air positivement radieux, son ami semblait un peu triste.


"Begg, en fait—"


"J'ai, entendu. Les pro-, duits ont, été volés."


"...Ouais. Ces explosifs sont secrets ; il ne faut pas que la police mette la main dessus."


"Bien, entendu."


"Est-ce que je vais être pourchassé ? Par la Famille Runorata..."


Voyant son ami inquiet qui tremblait légèrement, Begg sourit gentiment et secoua la tête.


"Barto-, lo n'était pas, mêlé à, cet, incident. J'ai, payé pour tout. Tu, n'as rien, à, craindre."


Son ami parut surpris d'une telle réponse.


"Mais pourquoi—"


"J'ai, appris que tu, avais, des difficultés, grâce à, cette, boutique d'info-, rmations. Je voulais, faire quelque, chose, mais je ne pouvais, pas, te donner, directement l'argent."


À ces mots, son ami eut une expression troublée.


"Tu es vraiment quelqu'un de bien ; tu n'as pas changé du tout. Merci—"


"Tu es, trop, gentil. Depuis que j'ai, renoncé, à ma, vocation d'alchimiste, tout ce que, j'ai réussi, à faire c'est de, l'argent. Le bonheur, que, je, recherche, m'est toujours, inaccessible. Alors te, faire sourire, comme, ça, c'est le, moins que je pui-, sse faire."



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Son ami affichait un large sourire, mais ses yeux renfermaient une ombre de désespoir.


"Ça me suffit largement. Merci, merci !"


Ils se serrèrent bien fort, et Begg lui caressa les cheveux avec la main gauche.


"Merci, Begg. De ne— de ne pas m'avoir dévoré."


En voyant les larmes couler sur le visage de son ami qui faisait de son mieux pour sourire, Begg ne put s'empêcher de pleurer lui aussi.


"Si, tu me redis, ça, la prochaine, fois, je vais, me, fâcher."



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"Oh, Berga est devenu plus costaud, dis donc ? Il n'est même pas blessé après une bagarre pareille," dit Claire d'un ton surpris. La grosse bagarre qu'ils venaient d'avoir n'avait laissé aucune trace : Berga était immortel, ses pouvoirs de régénération avaient effacé ses blessures, tandis que Claire s'en était tout simplement sorti sans une égratignure.


Keith et ses compagnons étaient retournés au QG, qui était quasiment désert ; seul Tick était encore là. Les hommes avaient reçu leurs ordres et attendaient chez eux des instructions supplémentaires.


"Bon, rentrons dans le vif du sujet. Qui dois-je tuer ? S'il s'agit de Bartolo, alors il faudra préparer l'opération soigneusement. Si c'est Gustavo, alors je peux m'en charger aujourd'hui !"


"Tu prends tes précautions, à ce que je vois."


"Bartolo m'a déjà engagé à plusieurs reprises. Ce fameux Gustavo ne me connaît pas du tout."


"...Les assassins ne sont-ils pas censés garder l'identité de leurs clients secrète ?"


"Hahaha, toujours le même vieux Luck, à pinailler sur des détails. Pas de souci de mon côté. Vous n'allez pas le répéter partout, hein ?"


Luck, en porte-parole des trois frères, expliqua le plan à Claire qui débordait d'excitation.


"Bon, Claire. Tout d'abord : ne fais rien. Attends que je te contacte, et profites-en pour faire le tour du quartier."


"Quoi ?"


Face à Claire, qui semblait un peu perplexe, Luck plissa les yeux avec un air calculateur.


"Commençons par exhiber la mesure de ta puissance au grand jour."



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Au même moment, dans sa chambre d'hôtel, Gustavo était hors de lui.


"Tu te fous de ma gueule, Begg ! Ils ont été volés et tu vas faire comme si de rien n'était ?! Je comptais sur tes explosifs pour aujourd'hui !"


"On m'a, confié, le processus, de fabrication. Je, peux t'en, préparer un nouveau, stock, d'ici, un mois."


"C'est trop tard ! Putain ! Je veux faire péter toutes ces saloperies de Gandor, leurs bars, leurs casinos, leurs champs de course ; maintenant !"


"Mmm, vrai-, ment ?"


"Arrête de te payer ma tête ! Tu ne sers à rien ! Franchement ! Ton ami est un putain de loser, j'aurais dû m'y attendre !"


Perdant sa passivité habituelle, Begg réagit à ces mots et s'approcha de Gustavo


"...?! Qu-, qu'est-ce que t'as ?"


"N'insulte, pas, mon ami."


Il prononça juste une phrase puis se tut. Intimidé par la présence menaçante de Begg, Gustavo serra inconsciemment les poings et se força à rétorquer malgré sa gorge serrée.


"Ha ! Qu'est-ce qui te prend ? Un homme d'affaires qui perd les produits qu'il est chargé de vendre ; c'est vraiment un couillon d'incapable, non ?!"


En entendant ça, Begg resta silencieux une seconde, puis se mit à éclater de rire.


"Ha, ha, ha ! Vraiment, c'est exac-, tement ça ! Ha, ha ! Ça fait longtemps, que je, n'avais pas, ri, comme ça !"


Sur ces mots, Begg fit demi-tour et quitta la pièce.


"Il ne tourne pas rond, celui-là ?!"


Gustavo ne saisissait pas la raison de son fou rire, et repassa la conversation dans sa tête.


'Un homme d'affaires qui perd les produits qu'il est chargé de vendre ; c'est vraiment un couillon d'incapable, non ?!


La drogue. Roy. Le vol. Le responsable. Moi.'


"Qu—"


Il réalisa finalement pourquoi Begg riait, et jeta un troisième cendrier par la fenêtre.


"Cet enfoiré se foutait de moi--------!"



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Cette nuit-là, les reporters en chef se rassemblèrent au Daily Days pour une réunion.


"L'information la plus notable aujourd'hui concerne l'incident survenu à bord du Flying Pussyfoot dans lequel se trouvait Rachel. Il semblerait aussi que le sénateur Beriam dissimule le déroulement exact de l'incident. J'ai en ai eu la confirmation en téléphonant à un ami de la compagnie de chemin de fer ; les infos dont nous disposons sont incomplètes. Le problème concerne le 'monstre écarlate' que Rachel a vu dans le train ; il m'intéresse beaucoup. Il semblerait que l'assassin Vino se soit également trouvé à bord ; si nous pouvions lui parler, nous devrions tenir une bonne piste pour dénicher des renseignements supplémentaires."


"Vino....... On parle bien de Claire Stanfield ? Il n'a pas été retrouvé mort dans la cabine du conducteur ?"


La voix qui s'élevait derrière la montagne de documents répondit à la question de Nicholas avec une certitude absolue.


"Ce n'est qu'une intuition, mais, bon : le corps appartient probablement à quelqu'un d'autre. Le visage était défiguré et brûlé ; une des premières étapes à suivre pour simuler sa mort. Et puis, Rachel a déjà été relâchée de l'interrogatoire, alors qu'elle voyageait clandestinement : quelqu'un a dû lui fournir un billet. Si elle en avait pris un sur un cadavre, on ne l'aurait pas lâchée de sitôt."


"Je vois, les seules personnes à avoir des billets supplémentaires sont les conducteurs..."


La personne dissimulée derrière le tas de papiers acquiesça avec Elean.


"Précisément, et les deux conducteurs sont morts. En toute vraisemblance, Rachel a dû rencontrer Claire, et il l'a menacé pour qu'elle garde l'incident sous silence. Il lui arrive de se comporter de façon un peu spéciale dans ce genre de situation."


Après une brève pause, il poursuivit ses remarques concernant Claire.


"Et puis, je ne crois pas qu'il puisse se faire tuer aussi facilement. Personne n'est capable de le tuer. Même pas Ronnie de la Famille Martillo, ou cette Chane des Lemure."


Il lista encore quelques noms comme exemples, avant d'en venir à celui qu'il comptait mentionner tout particulièrement.


"Ou... Felix Walken, le 'Freelancer'. Quoique, si c'était lui, il y aurait une chance qu'il l'emporte. Ah, mais j'ai entendu dire qu'il s'était retiré du marché des tueurs."


"Felix Walken ? Il est toujours en ville ?"


Nicholas semblait abasourdi d'entendre ce nom débarquer dans la conversation.


"Oui, il semblerait qu'avec la naissance de sa fille, il ait choisi de se couper de son passé... En parlant de ça, son coup le plus impressionnant à Manhattan reste la fois où il avait affronté le subordonné direct de Lucky Luciano ; Albert Anastasia, de 'Murder Incorporated'. Comment un homme pareil a-t-il pu prendre sa retraite ?"


Le président changea aussitôt de sujet, et revint sur l'incident lié aux Runorata.




"---Mmm, très bien. Bon, où en étions-nous— Nicholas, que se passe-t-il avec cette mallette ?"


Après avoir fait le tour des activités de la journée, le président commença à les interroger sur les informations qu'on ne lui aurait pas encore fait remonter.


"Il n'y a aucun souci de ce côté. Par contre, deux hommes se sont rendus dans la chambre de Lia Linshan. Je pense qu'il s'agit de son frère cadet qui vient juste d'arriver, Fang Linshan, et d'un ami."


"Hé ? Drôles de noms pour des chinois !"


"Leur père était anglais, ça vient peut-être de là. Quoi qu'il en soit, pour une raison inconnue, il s'est disputé avec elle."


"Et l'autre homme ?"


"Nous ne l'avons pas encore confirmé, mais il devrait s'agir d'un jeune homme qui voyageait avec le frère, un certain John Parnel."


"Voilà qui est fort précis ; vous avez réussi à dénicher cette info aussi rapidement ?"


"Ah, rien de très compliqué— Ils appartenaient tous les deux au personnel employé à bord du train, c'est juste une heureuse coïncidence."


Les reporters en chef acquiescèrent. Finalement, le président dit,


"Bon, Nicholas, tu vas envoyer des gens les surveiller. Notre priorité pour l'instant est de 'suivre le mouvement'. Vous vous rappelez l'incident du 'vin d'immortalité' de l'an dernier ? Lors de cet incident, tout ce qui se passait était centré autour de l'emplacement du vin. Les mouvements du vin étaient difficiles à prévoir, cette fois-là ; alors qu'ici, nous avons pu observer les mouvements de la mallette depuis le début, sans problème."



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"Qu'est-ce que je vais faire ?"


Assise dans sa chambre au rez-de chaussée d'un petit immeuble d'habitation, situé dans Little Italy, Lia Linshan fixait la mallette noire avec un regard troublé.


'C'est un plaisir de rendre service à Edith et de lui garder cette mallette, mais je ne peux pas la garder dans cette chambre qui n'a même pas de verrou. Je ne peux pas non plus la mettre au poste de police. Ah, il doit bien y avoir un endroit sûr où la stocker.


Edith a dit que je pouvais 'la remettre à quelqu'un de confiance', mais je ne vois pas qui. Je pourrais toujours la donner à Ronnie et Maiza... Non, Edith ne veut pas mettre la Famille Martillo au courant, alors c'est impossible. Je crois que je vais devoir la confier à Ennis.'


Ayant fait son idée, Lia ramassa la mallette en cuir, avant d'être interrompue quand on frappa à la porte. Son cœur bondit dans sa poitrine, mais elle fut rassurée en entendant la voix qui s'éleva une seconde plus tard.


"Hé, ça fait longtemps— C'est moi, grande sœur."


C'était la voix de son frère cadet, qui aurait dû se trouver loin, très loin d'ici.


"Ah, désolé de te déranger..."


Son frère et le jeune homme qui voyageait avec lui semblaient vouloir passer la nuit ici. Il lui révéla qu'il venait de perdre soudainement son emploi dans le wagon-restaurant d'un train de luxe, et qu'à partir de demain il allait habiter chez une riche famille de Millionaire's Row, à son nouveau poste.


"Hein ? Tu vas vivre chez eux ?"


"Oui. Je me suis arrangé pour y faire transporter tous mes bagages, et ils ont même des coffres, alors pas de souci pour y conserver mes objets de valeur—"


En entendant ces mots, Lia se sentit enfin libérée d'un poids. Quelqu'un de toute confiance et qui connaissait un endroit sûr venait d'apparaître, comme par magie.



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1932 - le jour du Nouvel An.



"Où est-ce que... Roy, espèce de salaud, où est-ce que t'as bien pu te planquer ?"


Edith avait passé les derniers jours à chercher Roy sans interruption.


Même de loin, on pouvait voir que son appartement était cerné de mafieux en costume. Roy n'avait pas été stupide au point d'y retourner ; et le fait qu'ils soient toujours là prouvaient qu'ils ne l'avaient pas encore attrapé.


S'accrochant à un dernier espoir, Edith frappa à la porte de la boutique d'informateurs. Derrière la porte ornée d'une plaque gravée au nom du Daily Days, quelques employés travaillaient avec diligence, comme si le Nouvel An ne les concernait pas.


"Heureux de vous accueillir. Bienvenue à la boutique."


La personne qui l'accueillait ainsi était un homme au sourire si radieux qu'il vous donnait envie de faire demi-tour sur le champ. Elle commençait à regretter d'être venue, mais il était trop tard pour reculer.


"Êtes-vous venue pour un abonnement ? Ou pour vous procurer des informations ?"


Dévisagée par cet homme à l'expression trop honnête pour être vraie, Edith bafouilla et laissa échapper le mot 'information'.


"Dans ce cas, suivez-moi s'il vous plaît. Je me présente, Henry pour vous servir. J'espère que nous allons nous entendre."


Le sourire sur le visage de l'homme se fit encore plus répugnant. Il mena Edith jusqu'à la salle de réception.



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Au même instant, dans le bureau du président, Nicholas discutait avec le directeur.


"Ce type, Henry, je suis sûr qu'il nous cache quelque chose !"


"Je sais bien. Il n'a jamais été un très bon menteur."


"Il est peut-être très doué pour récolter et échanger des informations, mais il se montre tellement avide parfois qu'il en devient vraiment insupportable."


"Il n'a pas encore bien saisi les risques que comporte ce métier. Une fois qu'il aura eu un aperçu du danger que peut représenter l'information, je pense qu'il se montrera beaucoup plus raisonnable."


La voix qui résonnait derrière la montagne de documents entassés semblait contenir un mélange d'émotions diverses.


"Dans la mesure du possible, je souhaiterais qu'aucun de mes employés n'ait à vivre une expérience pareille. Après tout, c'est bien le rôle de l'information que de nous transmettre de telles expériences."



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Si j'ai choisi cette branche, c'est parce que j'adore manipuler l'information sous toutes ses formes. Autrefois, je pensais que ce genre de business se résumait à des échanges secrets dans des allées sombres ; je n'aurais jamais cru qu'une boutique aussi insensée puisse réellement exister.


En manipulant l'information, on manipule tout ce qui y est relié. Parfois de l'argent, parfois des personnes, parfois des vies, parfois la ville ; on peut même manipuler le pays, voire le monde. C'est un vrai délice, de rassembler toutes ces 'destinées' au creux de ma main ! Même les drogues les plus fortes ne peuvent pas procurer une extase pareille. Il suffit d'un peu d'habileté et de discrétion pour devenir un vrai dieu vivant.


C'est la même chose dans cette agence. La seule personne possédant des informations au sujet des Runorata et des Gandor, et qui sache que Roy est actuellement à la recherche d'Eve, c'est moi. Cet incident s'est formé lorsque toutes ces destinées croisées se sont entremêlées, et je suis le seul à le savoir. On pourrait dire que, dans ce monde qui prend forme au cœur de cet incident, j'ai l'avantage sur tous les autres. Ce type appelé Roy est déjà sous le contrôle de mes informations, alors aujourd'hui plus que jamais, pas question d'annuler : je dois m'investir à fond dans cette affaire. Jusqu'ici, les efforts de Nicholas, d'Elean et du président ont empêché mes plans de décoller ; mais cette fois c'est la bonne.


Vraiment, quel pauvre crétin. Comment une jeune fille comme elle pourrait-elle savoir quoi que ce soit sur les ateliers de production de drogue ? Comment pourrait-elle servir de témoin ? Tss, même s'il la contactait et qu'il parvenait à la persuader de menacer la Famille Runorata, la Famille finirait par étouffer toute l'affaire. Même s'il réussissait à échapper aux Runorata, il serait recherché pour l'enlèvement d'Eve. Il n'y aucune preuve qui le relie à l'agence, et puis nous n'avons même pas fait affaires, je me suis contenté de 'parler tout seul'.


Bien sûr, s'il avait eu l'argent nécessaire, nous aurions pu faire de vraies affaires, et j'en aurais profité pour le contrôler d'une autre manière. Après tout, ce gars va finir par s'auto-détruire d'une overdose, ou devenir une espèce de loque humaine quoi qu'il arrive. Vraiment, je déteste les gens comme ça de tout mon être. Alors je vais juste lui donner une petite leçon. Il n'y a pas de problème à ça, hein ? Nan, aucun, aucun problème.




Et voilà qu'apparaît cette femme à l'entrée, ma nouvelle cliente.


C'est Edith, la petite amie de Roy ? Tiens tiens, la situation se corse. J'ai hâte de voir ce que le destin réserve à ce pauvre gars. Contrôler l'avenir d'un couple d'amoureux à moi seul. C'est vraiment un délice comme je n'en avais jamais connu.


"Oh, je suis parfaitement au courant de l'endroit où se trouve actuellement M. Roy."


"Vous êtes sûr ?"


"En fait, j'ai eu la chance de lui parler personnellement il y a seulement quelques jours—"


Au fur et à mesure que je lui raconte la conversation 'exacte' que j'ai eu avec Roy, son visage pâlit considérablement. C'est vraiment jouissif de l'observer se décomposer.


"Mais... une seconde... Alors, Roy est en train de...?"


"Je suppose qu'il est en train de s'en prendre à Miss Eve en ce moment même ? J'ai essayé de l'en empêcher, croyez-moi, j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir."


"Si on ne l'arrête pas..."


Voyant qu'Edith se relevait précipitamment, Henry s'empressa de continuer,


"Puis-je me permettre de demander où vous comptez aller ? Vous ignorez où se situe la résidence de Miss Eve, n'est-ce pas ?"


En l'entendant, Edith lui jeta un regard féroce.


"Dites-le moi. Je vous paierai ! Tout ce que vous voulez !"


Tout en parlant, elle jeta son porte-monnaie sur la table, mais Henry secoua la tête négativement.


"Vous souhaitez l'arrêter ? Vous savez, c'est sa dernière chance de s'en sortir. Même s'il risque d'échouer..."


"Je ne pense pas, non. Vous m'avez justement dit que Roy n'avait pas eu d'autre choix parce qu'il n'avait pas d'argent ? Autrement dit, si on vous payait en bonne et due forme, vous pourriez nous fournir des 'informations plus favorables', je me trompe ?"


"Mmpf. J'ai toujours admiré les gens qui ont du caractère !"


Henry prit un air mécontent en renvoyant son porte-monnaie à Edith.


"Vous pensez vraiment que des gens comme vous et Roy pourriez accéder facilement à des informations capable de vous protéger de la Famille Runorata ? Un peu de modestie, je vous en prie."


Henry se releva lentement de sa chaise, approchant son visage de celui d'Edith. Sa voix et son regard se transformèrent en un instant, devenant pareils à ceux d'un dieu ou d'un démon qui dominerait ce monde.


"L'information, c'est le pouvoir. Si vous voulez l'obtenir, il est naturel de payer en contrepartie, non ? Alors les faibles et les incapables n'ont qu'à mourir. C'est tout à fait naturel. Le pouvoir est une récompense ; pourquoi des simples prolétaires dépourvus d'argent auraient-ils le droit d'obtenir quelque chose d'aussi précieux que l'information ?"


Puis, revenant brusquement à son ton précédent, il se rassit pesamment dans sa chaise.


"---Voilà tout. D'autres questions ?"


Edith le fixait d'un regard froid et lui dit avec détermination,


"Bon, laissez-moi vous le demander alors. Quel genre d'information pourrions-nous utiliser par exemple pour un échange ?"


Henry haussa les épaules avec mépris puis, après un moment de réflexion- repensa à la réunion de la veille et dit avec un sourire,


"Tiens, est-ce que vous êtes au courant qu'il y a eu un incident hier à bord du Flying Pussyfoot ?"




"Vous me suivez ? Afin de comprendre les points essentiels de cette situation, nous avons besoin des informations détenues par l'assassin Vino ; son témoignage, en d'autres termes."


Henry inspira profondément avant de poursuivre.


"Donc, comme convenu, je vous dis tout en échange de l'assassin appelé Vino. Je vous donne l'emplacement de la résidence de Miss Eve, et le moyen d'échapper à la Famille Runorata."


"Vraiment ? Bon, c'est entendu."


Voyant Edith qui se préparait à partir sans plus attendre, Henry ne put retenir une question.


"Pourquoi, pourquoi aller aussi loin ?"


"Nous nous sommes fait une promesse. Il a perdu beaucoup trop de temps à essayer en vain de la tenir. Mais je n'ai plus le temps d'attendre ; si je ne me dépêche pas, il va mourir. Alors j'agis, c'est tout."


"...? Rien que ça ?"


"C'est comme ça que fonctionne une promesse, non ? On ne peut pas revenir dessus, quoi qu'il arrive."


Elle ne lui accorda pas un regard supplémentaire, et sortit de la pièce avec une détermination à toute épreuve.




"J'ai tout entendu. Espèce d'ordure !"


Une voix retentit soudainement derrière lui, et Henry bondit dans son siège.


"Tu n'as pas honte ? Tu ferais mieux de te préparer à une baisse de salaire !"


"Nic-, Nicholas !"


Henry se retourna en hâte, et se retrouva face à face avec le journaliste en charge de l'édition anglaise, qui avait dû entrer par la porte au fond de la pièce sans qu'il s'en rende compte.


"Attends, attends je t'en prie. Pour Roy- il n'avait pas d'argent, alors je lui ai donné un plan de secours—"


"Ah oui ? Alors pourquoi ne pas nous en avoir parlé ?"


"Je trouvais que ça ne rentrait pas dans le cadre de notre travail."


"Alors, dans ce cas, c'est toi qui ne sais pas faire ton boulot !"


Nicholas saisit Henry par le col, et l'espace d'une seconde celui-ci se prépara à encaisser le coup de poing qui allait suivre. Mais rien ne vint, et à la surprise d'Henry Nicholas relâcha sa prise.


"Mais puisqu'au final tu essayais d'arranger les choses, je vais te pardonner. Ce que tu as fait est vraiment déplorable. Le président est trop gentil avec toi ; mais bon, les deux incidents vont s'annuler l'un l'autre maintenant."


"???"


Voyant l'expression confuse d'Henry, Nicholas fronça les sourcils.


"Hein ? Tu vois quand même de quoi je parle ? ...Ah ben ça."


Nicholas l'observa avec pitié, et fit demi-tour pour retourner vers son bureau.


"C'est pitoyable ! Ah, maintenant je comprends quels étaient les 'risques' dont le président parlait. Il faut avoir vécu des situations de vie et de mort pour avoir la carrure nécessaire. Tu devrais faire attention, tu pourrais te faire tuer pour de vrai."


Henry, maintenant seul dans la pièce, ne comprenait pas ce que Nicholas avait voulu dire, et se sentit envahi par une sensation de malaise.


'Qu'est-ce que c'était que ça ? Bon sang, les gens qui sont incapables de récupérer des informations sont vraiment les derniers des incompétents !'



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Avec une détermination inébranlable, prête à regarder la mort droit dans les yeux, Edith arriva au quartier général de la Famille Gandor. Tout en descendant les escaliers qui menaient au sous-sol, elle refit le point sur ce qu'elle envisageait de faire.


'Parmi toutes mes connaissances, les seuls qui puissent savoir quelque chose sur des assassins sont les trois frères Gandor. Rien ne garantit qu'ils puissent me renseigner, mais je ne peux que tenter ma chance.


Mais si je veux les interroger à ce sujet, je vais être obligée de leur dire toute la vérité. Et dans ce cas il est possible qu'ils me tuent sur le champ, ou qu'après que j'ai secourue Roy, ils nous éliminent tous les deux. Mais, tant qu'ils représentent mon seul espoir, je ne peux pas abandonner.


Je pourrais m'échapper avec Roy, mais il refuserait de quitter cette ville où habitent tous ses amis et sa famille. Il acceptera de partir si je lui force la main, mais il sera malheureux jusqu'à la fin de sa vie.'


Ayant choisi de devenir le bouclier chargé de les protéger des armes et des coups de feu, Edith, entièrement consciente qu'elle jouait sa vie, descendit les marches une à une.




"Ah~ Edith. Bienvenue !"


En entrant, elle aperçut uniquement Tick et un inconnu dans la salle, assis à la table centrale pour passer le temps. Qui était cet homme assis en face de lui ? Puis, en se rapprochant, elle vit les nombreux objets éparpillés à table entre les deux hommes. Il s'agissait de plusieurs paires de ciseaux toutes neuves, brillant et étincelant au soleil.


"Pas mal, n'est-ce pas ? J'en ai acheté plein. Ils sont très coupants !" dit Tick avec un sourire enfantin.


L'homme en face de lui étendit une main à plat sur la table et prit une paire de ciseaux dans l'autre.


tchac tchac chic tchac tchac tchac chic tchac tchictchac tchicchac chacachacachacachaccachacchachacchac


La pointe des ciseaux dansait à un rythme rapide, en avant et en arrière et encore en avant, plantée entre les cinq doigts encore et encore. Ils dansaient en cadence, avec force. Le rythme s'accéléra jusqu'à ce que, au final, les ciseaux aillent tellement vite qu'on ne puisse plus les distinguer. Le plus incroyable était que si on regardait de près, on voyait qu'à chaque fois que l'homme plantait les ciseaux, les lames s'ouvraient et se refermaient.


"Wouah ! Fantastique, fantastique~ Je vais essayer aussi !"


"Vous feriez mieux d'éviter. Si vous vous blessez, ça va faire très mal. Vraiment très mal."


"Ah, bon tant pis alors. Je sais, la prochaine fois que j'interrogerai quelqu'un, j'essaierai sur cette personne !"


En écoutant leur conversation, Edith sentit la sueur lui couler dans le dos.


'C'est vrai qu'il existe des sorts bien pires que la mort...'


Elle hésita un instant, mais il était déjà trop tard.


"M. Keith~ M. Berga~ M. Luck ! Edith est là !"


Réagissant à l'appel de Tick, la silhouette des trois frères apparut dans l'encadrement de leur bureau.


"Eh bien, Edith. Que se passe-t-il ? Ah, le bar est fermé pour le moment, mais les salaires seront versés comme prévu—"


"Non, non, M. Gandor. Je ne suis pas là pour ça."


Trop tard pour faire machine arrière. Ses pieds la menaient droit vers l'enfer, un pas après l'autre, mais c'était ce qu'il fallait pour sauver Roy.


"J'ai... j'ai trahi la Famille, M. Gandor."




En écoutant la confession d'Edith, les trois chefs affichèrent une expression embarrassée l'espace d'un instant ; après avoir consulté ses frères du regard, Luck ouvrit la bouche pour parler.


"Nous comprenons ce que vous nous avez raconté, Edith. Honnêtement, il est regrettable que vous n'ayez pas pu tenir votre promesse. Mais, même si ça nous désole, nous n'avons aucune intention de faire rechercher M. Roy."


Edith retrouva des couleurs en entendant ça.


"Vraiment ?!"


"C'est que, M. Roy n'est pas l'un des nôtres. Très franchement, la règle de l'organisation concernant les gens que nous ne connaissons pas est de les ignorer. Nous ne permettons pas le trafic de drogue sur notre territoire, mais nous ne pouvons pas contrôler tout ce qui se passe dans notre dos."


Avant de poursuivre, Luck effaça toute trace de sourire sur son visage.


"Mais, Edith, le problème ici c'est vous. Vous saviez parfaitement que nous nous opposons au trafic de drogue, et vous nous avez quand même caché la vérité. Même si vous êtes juste serveuse dans un de nos bars, vous faites partie de l'organisation et cela constitue donc un acte de trahison."


'Aah, il a raison, bien sûr. Je m'y étais préparée, alors même si je dois mourir pour ça, je suis prête à l'accepter, du moment que Roy s'en sorte!'


"Alors, quand à ce que nous allons faire de vous... En toute sincérité, c'est un cas sans précédent. Que devons-nous faire... Que faire ? Frangins ?"


Luck interrogea ses deux frères qui se tenaient derrière lui ; Berga répéta "mmm, aah, qu'est-ce qu'on pourrait faire ?" en se tournant vers Keith, et Keith lui-même semblait en proie à un dilemme, la tête baissée tout en jouant avec les cartes de poker dans ses mains. Les trois s'éloignèrent un peu à l'écart, afin de discuter en silence de ce qu'il convenait de faire d'elle.




"Que faire ?"


"Ne me demande pas à moi. Qu'est-ce qu'on fait normalement ?"


"En Sicile, les traîtres sont exécutés... Mais là ce n'est pas pareil."


"Tuer quelqu'un pour une bêtise pareille serait ridicule. Tiens, et si on disait juste qu'elle est pardonnée ?"


"Mais on ne peut pas faire ça. Je ne dis pas qu'on doit tuer une femme pour une affaire comme ça, mais on ne peut pas non plus laisser couler, il faut trouver une punition convenable."


"On lui retire un mois de salaire ?"


"Nous ne sommes pas une société privée !"


"Alors on fait quoi ? Si c'était un mec je lui éclaterais la tête jusqu'à ce qu'il n'ait plus une seule dent et puis je passerais l'éponge !"


"Voyons ! On ne va pas lever la main sur une femme, c'est honteux !"


"Je sais bien ! Alors on n'a qu'à dire qu'on lui pardonne !"


"Mais nous n'avons aucune raison de... Ah, on ne peut pas lui pardonner, on ne peut pas la tuer..."


"Bon, et si on lui donnait une chance ?"


"Une chance ?"


"On avait bien laissé 9 chances sur 10 à ce traître de Jogi la dernière fois ? Il avait fini par mourir, le con."


"Mais, on a fait ça à la roulette russe cette fois-là."


"......"


"C'est ça ! On a qu'à utiliser les cartes de poker de Keith ! Si elle tire le joker de couleur, alors elle est coupable."


"Oui, bonne idée ! On n'a qu'à retirer le joker à l'avance !"


"......"


Pris d'une suspicion soudaine, Luck examina les cartes dans les mains de Keith avec un air troublé.


"Quoi ? Ce sont tous des jokers de couleur ?!"


"J'ai toujours voulu te demander, frangin - où est-ce que tu trouves des cartes pareilles ?"


"Tu n'as quand même pas acheté 52 paquets normaux pour en retirer les jokers un par un, j'espère...? ...Frangin ?"


"......"


"Bon, euh, dans ce cas on a qu'à inverser : si elle tire le joker de couleur, alors elle est innocente !"


"Mais qu'est-ce qu'on fiche au juste ?!"




'De quelle punition terrible sont-ils en train de discuter ? À quelle sauce vais-je être mangée ?'


Edith était prise de sueurs froides en attendant le verdict des trois frères.


Cela faisait une éternité qu'ils conspiraient dans un coin de la pièce, quand Tick et le deuxième homme se décidèrent à intervenir. L'homme mystère, qui était passé à cinq paires à la fois, cessa soudainement de jouer avec les ciseaux et se tourna pour chuchoter quelque chose à Tick. Tout en ouvrant et fermant une de ses nouvelles paires dans le vide, Tick interpella les trois frères,


"Hé~ Est-ce qu'Edith a fait quelque chose de mal ?"


Luck se tourna vers eux, l'air perplexe.


"On ne peut pas vraiment dire que ce soit quelque chose de mal ; elle n'a pas enfreint la loi. Mais, disons qu'elle a désobéi aux règles de l'organisation."


"Edith a vraiment de beaux cheveux longs !"


"Euh, oui, c'est vrai...? ...Ah !"


Soudain, Luck saisit où il voulait en venir. Les yeux habituellement innocents de Tick étincelaient de malice.


"Je peux les couper ?"




"Ce n'est pas la première fois que je le dis, mais..."


À travers la mélodie des ciseaux tranchants qui résonnait, l'homme assis à table se murmurait à lui-même,


"Même si vous avez résolu le problème, pour des mafieux vous faites vraiment peine à voir."




La coiffure d'une femme représentait autant que sa vie. C'était vrai quelle que soit l'époque ; les couper de temps en temps était une chose, mais quand Edith réalisa ce qui l'attendait, elle sentit toute force l'abandonner.


"Laissez-moi préciser une chose : s'en prendre à vos cheveux en guise de pardon était notre dernier recours."


Ils avaient d'abord envisagé de la raser entièrement, mais "c'est très difficile d'utiliser des ciseaux, vous savez", aussi se contentèrent-ils de couper le plus court possible.



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Tick coupait ici et là avec l'efficacité provenant d'une longue expérience, et au final sa coiffure paraissait presque plus belle qu'avant.


"J'ai finiiiii~"


Tout en riant doucement, Tick mit fin au chant des ciseaux.


Ainsi prit fin cette farce de jugement.


"Bon, de retour à ce dont nous discutions. Que vous a demandé exactement cet homme au journal ? S'agit-il vraiment d'informations que vous ne pouvez pas obtenir sans l'appui de personnes comme nous ?"


Elle était arrivée au moment crucial. L'épreuve précédente n'était qu'une mise en bouche. Si les trois frères ne savaient rien au sujet de l'assassin Vino, alors toute la détermination dont elle avait fait preuve n'aurait servie à rien. En priant de tout son coeur, elle révéla lentement le nom en question.


"Euh, en fait, j'ai besoin de savoir où trouver l'assassin du nom de Vino !"


Ces mots venaient juste de sortir de sa bouche que l'homme inconnu, maintenant en train de jongler avec une vingtaine de paires, pencha la tête vers elle.


"......On m'appelle ?"



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Alors que la nuit s'apprêtait à tomber, deux silhouettes apparurent devant la porte de la villa Genoard. Après qu'ils aient pressé la sonnette à plusieurs reprises, la somptueuse porte d'entrée s'ouvrit devant eux, révélant un vieux majordome.


"Bonté divine. Je vous souhaite le bonsoir, messieurs. Auriez-vous l'obligeance de me décliner votre identité ?"


En réponse à la question d'un Benjamin ahuri, le jeune homme chinois et son ami irlandais dirent avec un sourire,


"Ah, c'est bien la maison Genoard ici ? Nous sommes venus d'après la recommandation du Chef Gregwall."


"Nous là pour cuisiner."


"Aah, c'est vous ! Entrez, entrez vite, je vous prie."


Guidés par le vieux majordome, ils pénétrèrent dans le hall du manoir à la décoration luxueuse.


"Vous devez être le majordome !"


"Oui, c'est moi le bon vieux majordome traditionnel. Bon, je n'ai pas tout à fait la barbe requise, désolé."


Le cuisinier d'origine chinoise était Fang Linshan, et le sommelier d'origine irlandaise était John Parnel.


Il y a encore deux jours, ils travaillaient à bord du Flying Pussyfoot, mais suite à l'incident qui s'était produit, le wagon restaurant et même le train tout entier avaient été endommagés. Alors, avec une recommandation fournie par le chef cuisinier du wagon bar, Gregwall, ils avaient été embauchés temporairement dans la villa Genoard. Il s'agissait d'une période d'essai d'un mois pour commencer, et s'ils étaient estimés convenables, ils partiraient dans la demeure familiale Genoard du New Jersey avec un poste permanent.


Pour cette raison, ils plaçaient de grands espoirs sur cette opportunité. Leur chance d'obtenir une vraie position dépendrait de l'impression de sérieux qu'ils donneraient et de leur compétence à préparer des boissons de choix et des plats de qualité avec les ingrédients donnés.


Tout en retournant ces idées dans leur tête, les deux arrivants continuèrent à suivre le majordome, et finirent par arriver devant la grande porte d'une salle imposante située au premier étage.


"Miss, Miss ! Le nouveau chef et nouveau sommelier sont arrivés, vous plairait-il de les rencontrer—"


Il n'y eut pas de réponse.


"Miss ?"


Benjamin hésitait à ouvrir la porte ; si sa jeune maîtresse était endormie, alors il aurait été impardonnable de sa part d'ouvrir sans permission. Alors qu'il passait en revue les différentes possibilités, Samasa surgit derrière lui et ouvrit la porte sans faire de manières.


"Mizz, le chaf a là."


Samasa, en rentrant dans la pièce, n'aperçut Eve nulle part. Le majordome oublia aussitôt sa réticence et pénétra à la suite.


"M-, Miss ?"


Benjamin s'exclama vigoureusement, mais il n'y eut aucune réponse. La fenêtre donnant sur l'extérieur était grande ouverte, les rideaux claquant au vent. Samasa et les autres se précipitèrent au cadre de la fenêtre, et purent voir la longue échelle posée contre le mur allant de l'ouverture jusqu'au sol.


"Qu'est-ce que c'est ça ?"


Fang, qui les avait suivis de près, venait de ramasser une lettre pliée.


"Vite, donnez-moi ça !"


Le vieux majordome s'empara maladroitement de la lettre, puis en parcourut le contenu avec des yeux injectés de sang.


La lettre était d'Eve, elle s'excusait de quitter la maison sans prévenir, et remerciait Benjamin et Samasa de s'être occupé d'elle toutes ces années. Puis, il atteint la partie qui disait 'Si je ne suis pas de retour dans trois jours—' ; le majordome sentit son cœur se serrer.


"Miss... Ne me dites pas que... Non... Pourquoi faire une bêtise pareille ?"


Voyant le vieux majordome s'asseoir sur le sofa, plus rigide qu'une statue, Samasa s'adressa à lui.


"N't'en fas pas, Mizz va s'en so'tir okay."


"Comment pourrais-je ne pas m'en faire ?! Samasa ! Rester de marbre dans une situation pareille—"


Benjamin leva la tête, et retint les paroles acides qu'il s'apprêtait à dire. Samasa avait enfilé ses chaussures d'extérieur, comme si elle se préparait à sortir.


"Où vas-tu ?"


Fang et John, juste à côté d'elle, regardaient eux aussi dehors.


"Et ben, ça plus l'incident du train, on est gâtés cette année !"


"Ah, on a pas de choix ; à quoi bien cuisiner s'il n'y a personne pour déguster le plat."


Se retournant vers le majordome médusé, Samasa l'interpella méchamment.


"J'vas trova notre jeune Mizz ; tu viens avac nos o tu rastes là ?"


Après une seconde de silence tendu, le vieux majordome se mit à crier, comme s'il maudissait sa propre faiblesse,


"Bien sûr, bien sûr que je viens. Mais qu'est-ce qu'on attend !"




"Ah, j'm'axcuse, ma c'ast quoi c'te mallatte noire que vos transportaz ?" demanda Samasa en fixant la grosse mallette en cuir noire que Fang tenait dans la main gauche. Il lui répondit directement,


"Ça c'est— Ce matin ma sœur m'a donné ça. Elle m'a dit de le mettre en zone sûre, je crois qu'il y a un coffre ici, alors je peux y lâcher ça ?"


"Il semblerait que des criminels fassent circuler des nouvelles drogues ou quelque chose comme ça, alors elle tient à la mettre en sûreté," précisa John.


En entendant ça, Samasa se frappa la poitrine avec fierté, proclamant :


"Oh oh, alors vos feriaz mieux d'remattre ça à qualqu'un d'confiance ! Je connas l'endroit parfat."



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Cette nuit-là, Henry avait fini son travail et se préparait à rentrer chez lui quand il aperçut soudain la silhouette qui se tenait dans l'entrée.


"...? Aah, c'est vous Miss Edith. Comment puis-je vous aider ?"


'Pfft, elle n'a rien pu faire et elle est revenue pleurer ici. C'est pitoyable.'


"M. Henry, vous m'avez dit ça un peu plus tôt, non ? L'information c'est le pouvoir. Si on veut l'obtenir, il est naturel de payer en contrepartie."


"Oui, c'est exact. Vous avez ce pouvoir maintenant ?"


"Je n'ai pas ce genre de pouvoir financier, mais... disons que je connais certaines personnes."


"Hein ?"


À cet instant, une main se posa avec force sur l'épaule d'Henry.


"Bonsoir !"


Henry se retourna, et vit un jeune homme qui se tenait derrière lui. Par jeune, il entendait la vingtaine, à peu près le même âge que lui.


"Bon, soir ! "


Le jeune homme répéta sa salutation, en lui jetant un regard du coin de l'œil.


"Vous disiez que vous vouliez me rencontrer ; soyez un peu plus aimable, voulez-vous."


'Ce n'est pas...? ...Non, impossible !'


"Vous vouliez me poser des questions sur ce qui s'est passé à bord du train, non ?"


En traînant Henry avec lui, Claire sortit de l'agence.


"Bon, alors on va prendre le prochain train de nuit. Est-ce que je devrais vous montrer ce que ça fait de se faire tuer, ou juste vous donner un aperçu de mon 'pouvoir' ?"


Henry sentait toute force l'abandonner, incapable de résister. C'était comme s'il était tétanisé par le rugissement d'une bête féroce.


"En contrepartie, je me contenterais de votre terreur."



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"La résidence d'Eve Genoard se trouve là. Vous pouvez nous laisser gérer le reste. Edith, vous allez le chercher et vous le cachez dans les bureaux de la Famille Gandor ; de notre côté, nous nous occuperons de régler la situation avec les Runorata en une semaine au plus."


Dans les bureaux du Daily Days, après le départ forcé d'Henry, Nicholas expliquait tout ce qui s'était passé aux trois frères Gandor et à Edith.


"M. Keith, j'ai déjà été mis au courant des détails de votre côté par le président. Après avoir obtenu des infos sur les mouvements de Gustavo et ses hommes, nous vous tiendrons au courant, alors attendez dans vos bureaux ou chez vous qu'on vous appelle."


Nicholas, qui était d'habitude chaleureux et souriant en s'adressant aux clients, affichait pour une fois une expression sérieuse.




Elean attendit que les visiteurs soient partis avant de s'exclamer joyeusement,


"Bon travail, mon vieux ! C'était vraiment chaud, mais tu t'en es bien tiré !"


"Ah, bon sang. En tant que revendeur d'informations, je préférerais vraiment éviter d'avoir à prendre position. On s'implique un peu trop dans cette affaire, je trouve. C'est la dernière fois que je fais ça."


"Mmm, je vois. Tiens, où est la mallette en ce moment ?"


"Je crois savoir où elle se trouve maintenant. Il semblerait que le frère de Lia Linshan l'ait emportée avec lui. Nous n'avons pas encore reçu de rapports sur où il l'a emmenée, mais ça ne devrait pas tarder."


À cet instant, la porte d'entrée de l'agence s'ouvrit à la volée, et un groupe de plusieurs personnes d'âges, de sexes et de nationalités variées pénétrèrent à l'intérieur.


"Alean ! J'a un sarvice à t'demandar !"


Samasa s'approcha des deux journalistes, en tenant une grosse mallette noire dans sa main droite. En voyant ça, Elean marmonna,


"Hé ben, je crois qu'on va être impliqués qu'on le veuille ou non."


"......C'est une plaisanterie, j'espère."



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"Attends, tu as dit 'Vino' ?" rugit violemment Gustavo dans la chambre d'hôtel.


"Oui, c'est bien de cette personne qu'il s'agit, M. Gustavo."


"Le célèbre assassin freelance, ce stupide américain ?"


"Apparemment il ne fait pas partie des Gandor."


"Ces foutus Gandor sont allés embaucher un type pareil !"


Gustavo avait l'air stupéfié par la nouvelle ; il tira fort sur sa cigarette avant de l'écraser dans le cendrier.


"On commence déjà à en parler dans la rue. Celui qui nous a rapporté l'info a dit, 'Vous êtes finis, les mecs. Ce monstre va arriver, et Gustavo sera mort d'ici trois jours, pour sûr'."


"Quelles conneries !"


Il gardait une façade assurée en criant fort et en prenant un air menaçant, mais cela faisait déjà un moment que son cœur battait la chamade.


'Vino. Cet assassin terrifiant ? Pourquoi est-ce qu'il travaille avec cette organisation ridicule ? Il me semble que c'était lui qui avait été engagé par Don Bartolo cette fois-là. En une nuit à peine, il a massacré tous les membres dirigeants de ces organisations concurrentes à New York. Il avait reçu une récompense exorbitante pour ses services ; la Famille Gandor a vraiment accès à des sommes pareilles ?'


"On est dans de sales draps, M. Gustavo. Certains des hommes commencent déjà à se dégonfler."


"Merde, merde, merde ! Il faut qu'on trouve des assassins aussi ! Pour les éliminer avant qu'ils puissent agir !"


"C'est trop tard, tous nos tueurs sont aux ordres de M. Bartolo en ce moment. S'il pouvait nous en prêter, il nous aurait filé des explosifs quand on en avait besoin."


"Alors trouvez d'autres freelance, ou des mercenaires ! Dénichez-moi ça, vite ! Des gens qui ne font pas dans leur froc quand on leur parle de Vino ! S'ils éliminent ce type ça leur fera une sacrée réputation, je suis sûr qu'il y a des tarés qui en meurent d'envie ! Trouvez-moi ce genre de malades ! Et puis augmentez la récompense sur la tête de ces trois putains de Gandor tant qu'on y est ! Allez ! Bougez vous, putain !"




"Un assassin célèbre ; 'tain, on se croirait dans un western. M. Gustavo a perdu la tête."


Tout en grommelant, le sous-fifre de Gustavo accepta l'ordre de son patron bien malgré lui. À cet instant, la 'légende' Vino devint une 'information' véritable. Silencieusement, sans faire de vagues ; elle commença à s'infiltrer dans les couches enfouies de la société.



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'Bon, j'ai réussi à quitter la villa sans me faire repérer, mais comment vais-je faire pour trouver la Famille Gandor ?'


Eve avait enfilé une tenue plus confortable pour se déplacer avant de partir, mais la qualité du tissu attirait beaucoup d'attention dans la rue. Le ciel commençait tout doucement à s'assombrir, mais la station de bus centrale était toujours aussi bondée que dans la journée, remplie de toutes sortes de bruits et d'odeurs.


'Sinon, je ferais peut-être mieux d'aller demander aux informateurs.'


"Euh, c'est bien toi, Miss Eve Genoard ?"


Une voix faible s'éleva derrière elle. Quand elle se retourna pour voir de qui il s'agissait, elle aperçut un inconnu à l'air misérable. Bien que sa tenue à lui ressorte également dans la foule, quand il se tenait à côté d'Eve on aurait presque cru à un duo de comiques tant ils étaient distinctement opposés.


Légèrement interloquée, Eve acquiesça très doucement de la tête.


"Ouais, je m'appelle Roy. Roy Maddock. Ah, je voulais te demander quelque chose, désolé de te déranger... Je peux ?"


"Me demander ? Quoi donc ?"


"Euh, c'est au sujet de ta famille."


Eve se mit immédiatement sur le qui-vive.




'Bon, tout va bien, elle réagit comme prévu. Je n'ai qu'à l'attraper, et la situation sera sous contrôle. Je m'en sers comme bouclier pour faire pression sur les Runorata, et comme ça Edith et moi sommes sains et saufs ! Et ensuite, je peux la relâcher !'


Après s'être avoir fait le point dans sa tête, Roy s'approcha d'Eve avec brusquerie. Il ne fallait pas lui laisser le temps de réfléchir, aussi fit-il de son mieux pour prendre une voix menaçante.


"En fait, je connais le secret de ta famille."


Avec ces paroles risibles, Roy déclencha sans s'y attendre une réaction inattendue chez Eve, et la situation prit un tour imprévu.


"...! Alors vous faites partie de la Famille Gandor ?"


"Hein ?"


"Je vous en supplie ! S'il vous plaît, laissez-moi rencontrer votre patron, je vous en prie !"


Décontenancé par sa supplique déterminée, Roy se mit à paniquer.


'Quoi ? Qu'est-ce que les Gandor viennent faire là-dedans ? Est-ce que, est-ce que je suis encore dans un trip hallucinogène ?'


Même s'il avait bien conscience de se trouver dans la réalité, Roy restait planté là, incapable de réagir.


'Oh non, Edith, Edith, dis-moi ce que je dois faire...?'



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"C'est impossible ! Comment, comment Père et Grand-père auraient-ils pu faire des choses pareilles ! C'est impossible...!"


"Du calme, du calme, s'il te plaît."


Voyant qu'Eve était complètement bouleversée, Roy essayait désespérément de la réconforter avec une expression affligée. Il l'avait emmenée dans un restaurant à côté pour s'expliquer. Apparemment la jeune fille ignorait tout des affaires de sa famille, alors il avait dû lui raconter toute la vérité pour pouvoir la manipuler.


En se retrouvant face à cette jeune fille tremblante et en pleurs, Roy réalisa finalement qu'il était vraiment un connard méprisable. Révéler la vérité qu'il aurait préféré lui cacher ; laisser cette fille qui, contrairement à lui, avait un avenir et des rêves, sombrer dans le désespoir. N'y avait-il vraiment aucun autre moyen ? Au final, n'y avait-il pas un moyen de tromper le destin pour que tout le monde puisse vivre en paix et finir heureux ?

S'il y en avait un, Roy était bien incapable de le trouver.


'La drogue. C'est la drogue, j'en ai pris beaucoup trop. Mon cerveau a dû fondre pour de bon à force de ressentir l'extase indescriptible que ça fait d'avoir la cervelle en fusion. Et puis, c'est vrai que j'avais senti un liquide étrange me couler par les oreilles ; c'était mon cerveau, j'en suis sûr. Merde, putain, merde, je suis, je suis vraiment le dernier des abrutis, est-ce que je pensais vraiment pouvoir m'échapper avec Edith ? Est-ce que je croyais pouvoir la rendre heureuse ? Merde, merde, merde, Edith aurait dû m'engueuler au moins un millier de fois pour ma stupidité. Après tout, je suis vraiment un crétin.'


Tout en cédant à l'apitoiement sur lui-même, il essayait de consoler Eve après lui avoir raconté la dure vérité. Mais il y avait une chose qu'il avait gardée pour lui : le fait que le père et le grand frère d'Eve avaient été tués par la Famille Runorata. Il avait commencé par exposer les liens qui existaient entre Genoard et Runorata, et avait prévu de garder pour la fin le secret sur l'accident afin de la pousser à haïr les Runorata et à collaborer avec lui ; mais en cet instant il se félicitait de ne pas avoir abordé le sujet.


'Ce serait vraiment trop cruel de faire ça. Je ne serais plus qu'un sale drogué égoïste si je lui en parlais. Tant que j'ai encore toute ma tête, je dois faire attention de ne rien lui dire. Si je le disais, je... je ne serais qu'un junkie de merde, un vrai monstre.'


Après plus d'une heure, Eve finit par se reprendre et retrouva sa tranquillité. Elle s'adressa à Roy d'une voix calme, mais contenant une pointe d'anxiété :


"Je m'excuse, je n'aurais pas dû paniquer ainsi."


"Heeh ? Ah, Aah. Désolé. Essaie d'oublier tout ce que je t'ai dit, s'il te plaît. Ah, mais non, c'est trop tard, ils vont me tuer de toute façon. Ah, qu'est-ce que je vais faire."


Roy était très nerveux et au bord de la crise de nerfs, il lui fallait lutter pour rester le plus calme possible.


"Je peux vous poser une question ?"


"Euh, oui, qu'est-ce qu'il y a ?"


"Il y a plusieurs mois, mon père et mon frère aîné sont décédés dans un accident de voiture. Mais, cet accident, est-ce que ce ne serait pas—"


"Non ! Non, je ne crois pas. Le type au journal m'a dit, que c'était 'juste un accident' !"


"Ah, bon..."


Une expression vaguement soulagée apparut sur le visage de la jeune fille, et Roy se sentit encore plus détestable qu'avant.


'Je ne peux pas, peux pas sacrifier le futur de cette enfant juste pour moi.'


À mieux y réfléchir, utiliser son nom pour menacer les Runorata revenait à la priver de son avenir. S'il ne se montrait pas prudent, cette fille se ferait tuer malgré tous ses efforts, pas vrai ? Et au final, la Famille Runorata s'en sortirait sans problème, mais lui, ses amis, et sa famille seraient—


'Hein ?'


Il comprit enfin que depuis le début, ce plan foireux était voué à l'échec.


'C'est ce salaud à la boutique qui...'


Une vague de colère l'envahit. À cet instant précis, Eve l'interpella.


"Je sais."


"Heeeh ?"


"J'ai besoin de votre aide."


Quand il entendit les détails de sa requête, Roy sentit ses yeux se voiler sous le choc. Mais il réalisait que, après ce qu'il avait fait, il n'avait aucun moyen de refuser.


"S'il vous plaît, emmenez-moi tout de suite voir la Famille Gandor."



<==>



"Voilà, les bureaux de la Famille Gandor."


Dans une allée à l'écart de Mulberry Street, Eve et Roy se tenaient devant une affiche indiquant Fermeture temporaire pour rénovations. Ils étaient devant le bar de musique jazz où Edith l'avait emmené à de nombreuses reprises. Les bureaux des Gandor étaient censés se trouver au sous-sol.


"Je ne peux pas me montrer là-bas ; tu vas devoir y entrer seule. Je t'attends ici."


"Je comprends, et, ah, merci beaucoup de m'avoir amenée ici !"


"Non, non, s'il te plaît, ne dis pas ça, ne me remercie surtout pas."


Roy secoua vivement la tête, avec un air affligé.


Soudain.

Ka-tchik


La porte où était accrochée l'affiche s'ouvrit devant eux, et le son du métal frottant l'interstice résonna dans l'allée. Roy était tellement choqué que son cœur faillit s'arrêter, et lentement, très lentement, il se tourna vers la porte.


"Oh, tiens. Est-ce que vous êtes venus voir quelqu'un ? Je suis vraiment navrée, toutes mes excuses, mais personne n'est là à part M. Tick."


Dans l'encadrement de la porte se tenait une belle jeune femme qui approchait la trentaine. Avec sa figure élancée, ses cheveux courts d'un blond doré et sa peau délicate, on aurait dit une poupée ; une poupée fragile qui risquait de se briser au moindre geste brusque.


"Ah, euh, nous, nous aimerions voir l'un des Gandor, ah..."


"Il y a trois frères Gandor ici. Avec ma sœur et moi-même, nous sommes cinq."


Surpris par cette réponse distinguée, Roy et Eve demandèrent sans se douter de quoi que ce soit,


"Ah, vous êtes...?"


La femme répondit tranquillement à la question.


"Je m'appelle Kate. L'aîné des trois frères... c'est à dire, Keith Gandor est mon mari."



<==>



Keith et les autres rentrèrent dans leurs bureaux, où il n'y avait plus que Tick, en train de jouer avec ses ciseaux.


"Ah~ Vous voilà ~ Mme Kate vient de passer, j'ai dit que vous étiez sorti alors elle est repartie."


À ces mots, Keith fronça légèrement les sourcils.


"Ah, moi aussi j'aimerais bien rentrer me reposer," dit Berga.


"L'année dernière, on a bien dû rester bosser toute la fin du mois, même jusqu'au nouvel an ; je n'avais pu rentrer non plus," reprit Luck.


"......"


Keith secoua la tête, enleva son manteau, son chapeau et les accrocha au mur. Quoi qu'il arrive, ce n'était pas ce soir qu'ils allaient rentrer se détendre.


"Peu importe, ce n'est pas le moment de penser à ça."


"Claire est toujours aussi obtus quand il le veut. Il n'a quand même pas emmené ce type pour une balade en train, non ?"


"Avec Claire c'est tout à fait possible."


"Raaah, il ne changera jamais avec ses lubies. Tiens, il me semble qu'il a dit 'J'ai quelque chose à demander à cet informateur', un truc comme ça."


"D'habitude il est un peu réservé, mais là il a ce grand sourire, comme s'il pensait à quelque chose qui le rendait heureux."


"Aah, je sais, c'est au sujet de la personne qu'il veut épouser, c'est ça ?"



<==>



"Encore une question, ou ça va aller ?"


Accroupi sur le toit du train qui roulait dans la nuit, Claire interrogeait Henry qui était allongé sur le dos. Le visage d'Henry était d'un blanc laiteux, ses yeux à demi-ouverts évoquaient ceux d'une carpe sur l'étal du poissonnier.


"Bon, si vous avez terminé, alors c'est mon tour. Vous avez fourni ces informations à cette femme du nom d'Edith, alors vous pouvez bien me rendre service aussi, ça serait la moindre des choses ?"


Henry, vidé de toutes ses forces, acquiesçait non-stop aux paroles de Claire.


"Mmm, vous n'avez pas encore perdu connaissance ; impressionnant. Vous êtes plutôt résistant, dis donc. Dans ce cas, passons aux choses sérieuses. D'abord, il me faut retrouver une femme. Ah, et puis aussi—"


Sur le toit du train express, il interrogea l'informateur tout son soûl, les yeux brillant d'excitation.



<==>



"Tu ne te fous pas de moi, là ?"


Tard cette nuit-là, dans sa chambre d'hôtel, Gustavo écoutait le rapport d'un sous-fifre.


"Il n'y a pas d'erreur possible. Ce type, Roy, il a contacté Eve Genoard, et il l'a emmenée au QG des Gandor. On allait les choper tous les deux, mais une femme est sortie du bureau des Gandor, et les a emmenés en voiture. On les a suivis, bien entendu ; mais ils se sont rendus à une maison en dehors du territoire Gandor."


"Bande de sales merdes ! Pourquoi vous n'avez pas tué immédiatement ce putain de voleur dès qu'il est rentré dans la zone ?"


"On est vraiment désolés, patron. On pensait qu'il valait mieux d'abord vérifier où il allait."


"Ha ! Et vous l'avez laissé s'échapper en voiture ?! Qu'est-ce que c'est que cette excuse débile, vous êtes bouchés ou quoi ? Pas de quartier !"


"E-, et puis, M. Begg nous a dit de le capturer vivant."


Lorsqu'il entendit le nom de Begg, Gustavo devint vert de rage.


"Je me fous complètement de ce que peut raconter l'autre crétin préservé au formol ! Hé ! C'est qui le chef ici ? Allez ! Dis-moi !"


"C'est M. Bartolo Runorata, bien sûr."


"Quoi ?!"


Gustavo ravala immédiatement l'insulte cinglante qu'il s'apprêtait à balancer à son subordonné. Il s'attendait à entendre son nom, pas celui de Bartolo, mais pouvait difficilement émettre une critique sans remettre en question sa loyauté. Et plusieurs mafieux appartenant à la Famille se trouvaient dans la pièce, faire passer son égo avant sa présence d'esprit aurait été une très mauvaise idée.


"...Tout juste. J'ai reçu la charge de ce territoire de M. Bartolo Runorata lui-même. Alors mes ordres sont absolus !"


'Pffiou, bonne reprise. Ça leur apprendra,' se dit Gustavo. Les autres ne partageaient pas son enthousiasme, et firent mine d'ignorer sa bourde.


"Tiens, vrai-, ment ?"


Begg, qui était arrivé entretemps sans que Gustavo ne s'en aperçoive, venait de marmonner avec dédain au cri de Gustavo.


"Toi..."


Begg, retenant un sourire, défia ouvertement Gustavo d'un regard acéré.


"M. Bar-, tolo m'a donné, toute respon-, sabilité concernant, la distribution et la pro-, duction, de drogue. Autrement, dit, mes ordres concernant, la, drogue ont pré-, cédence."


"Un jour je te montrerai qui donne les ordres ici."


Une haine féroce accompagnée d'une envie de meurtre brûlait dans les yeux de Gustavo.


"Oh mais, je ne tiens, pas, à remettre, ton autorité en, question. Je te, laisse, t'occuper, de la capture ; du, moment, qu'il est vivant."


Begg n'avait rien à rajouter, aussi fit-il demi-tour, quittant la pièce sur une dernière remarque.


"Ah ou-, ou- , oui, ça n'est, pas si, mal que ça le, formol. Au moins ça, empêche, le cerveau de, pourrir."



<==>



À l'intérieur d'une maison du côté ouest de Manhattan.



C'était là qu'habitait Keith, l'aîné des Gandor. Jusqu'à l'année dernière, les trois frères vivaient ensemble dans un appartement pas loin, mais le mariage de Berga avait mis fin à la cohabitation. Aujourd'hui seul Luck vivait encore dans l'appartement.


"Bon hé bien, ne perdons pas de temps et mettons-nous à table. J'aurais aimé dîner avec mon mari, mais c'est une personne très occupée."


"Ah, euh, je me sers alors."


Roy, qui n'avait rien mangé depuis quelques jours, se jeta avec voracité sur le festin de Nouvel An préparé par Kate. Du steak australien, du sashimi japonais, des spaghetti italiens, la liste était longue ; il y avait toutes sortes de mets venant du monde entier, et même Eve, qui tenait à se montrer polie, saisit couteau et fourchette avec appétit.


"...C'est délicieux."


Eve, restée silencieuse jusque là, ne put retenir un compliment. Ça semblait peut-être la moindre des politesses, mais pour elle c'était bien plus complexe que ça.

La femme du nom de Kate qui les avait invités ne ressemblait en rien à l'épouse d'un chef mafieux, mais Eve ne pouvait s'empêcher d'être mal à l'aise. Après tout, il était possible— non, il était certain que le mari de Kate était l'homme qui avait tué son grand frère, Dallas. Eve ne savait pas comment réagir, assise face à une telle personne.


"Merveilleux ! Je craignais que ce ne soit pas à votre goût !"


Le visage souriant de Kate dégageait une sensation de gentillesse, mais il paraissait très fragile, presque comme si elle était faite de brume.


"Alors, pour reprendre là où nous en étions—"


Afin d'apaiser ses sentiments qui la tourmentaient, Eve prit l'initiative et alla droit au but. Elle devait voir les frères Gandor. Apparemment, Keith avait prévu de rentrer chez lui célébrer le Nouvel An avec sa femme, mais un incident urgent l'avait empêché de venir.


"Ah, savez-vous quand je pourrais le rencontrer ?"


"Hmmm, c'est que— il a souvent à régler des événements imprévus, presque tous les jours... Je pense qu'il sera de retour dès qu'il aura résolu cette dispute."


"Une dispute ?"


"Moi-même, je ne connais pas vraiment les détails. Il ne parle jamais travail à la maison... Mais je ne pense pas qu'il rentrera tôt ce soir."


Kate parlait de son mari absent avec une espèce de bonheur mélancolique.


"Um... Il fait partie de la Mafia, n'est-ce pas ?"


Prfffft ! En entendant Eve, Roy recracha une gorgée de thé rouge.


"E-Eve. C'est un peu trop direct."


"Ah, mais..."


Kate observa ses deux invités et se contenta de sourire légèrement.


"C'est exact, mais officiellement c'est le patron de ce bar."


Devinant leurs interrogations, Kate se mit à parler un peu du travail de son mari.


"À l'origine, cette organisation a été créée par leur père. Il appartenait à une autre organisation mafieuse, et un jour le chef a décidé d'attribuer une partie de son territoire à un de ses bras droits. Même si ça paraissait louche, leur père a accepté avec plaisir. En réalité, le chef était en conflit avec les organisations voisines, qui menaçaient son territoire et s'en emparaient peu à peu. Pour couvrir sa fuite, il a confié ce qui restait à leur père, puis s'est enfui avec la caisse, laissant leur père cerné de toutes parts. Voilà comment est née la Famille Gandor."


Une fois que Roy et Eve eurent terminés de manger, Kate commença à débarrasser la table tout en poursuivant son récit, comme si elle pensait à voix haute.


"Enfin, il ne restait pas beaucoup de territoire pour l'organisation. La surface restante se trouvait à la frontière de plusieurs Familles importantes, créant une espèce de zone neutre. Le père de Keith était quelqu'un de têtu, un homme de la vieille époque, et il disait toujours 'cette organisation que le patron m'a laissée ne doit pas disparaître' ; au final, il a travaillé tellement dur pour la protéger qu'il est mort très jeune, tué à la tâche. Keith et ses frères ont poursuivi l'œuvre de leur père et fait des efforts pour s'agrandir. Résultat, des conflits éclatent presque tous les jours, et même moi j'ai failli y passer deux fois."


"Mais pourquoi, pourquoi est-ce que vous continuez à vivre avec une personne aussi dangereuse ?"


Eve savait très bien que sa question était impolie, mais il fallait qu'elle demande. Et puis, après tout ce qu'elle leur avait raconté, il se pouvait que Kate accepte de répondre.


Après avoir fini la vaisselle, Kate s'installa devant l'orgue au fond de la pièce. Les deux invités tournèrent leur regard vers elle, et ses doigts fins commencèrent à danser sur le clavier.




La musique sortant de l'orgue semblait refléter les sentiments qu'Eve et Roy éprouvaient en l'écoutant.


Le premier passage de la mélodie était rempli de doute et de suspicion, puis au fil de l'écoute, elle s'accorda progressivement à leurs émotions, et l'air commença à changer. La performance ne dura que cinq minutes, et pourtant elle suffit à effacer les peurs et les angoisses des invités ; la mélodie emporta leurs esprits, les remplissant d'une merveilleuse sensation d'harmonie. Quand la dernière note retentit, Eve et Roy éclatèrent en applaudissements, célébrant la musique.


"Génial, non, c'est vraiment fabuleux !"


"Vous n'avez même pas regardé la partition... C'était un impromptu ?"


Kate acquiesça de la tête en réponse à la question d'Eve, et plongea dans le passé.




C'était en 1927, quand les films muets étaient les seuls à être diffusés dans le monde.


Les salles de cinéma engageaient des organistes pour jouer l'accompagnement musical lors de la projection de tragédies et de comédies muettes. Ils étaient chargés de jouer des mélodies impromptues, collant parfois à l'ambiance d'une scène, ou au film en général. C'était la grande mode de l'époque. Kate travaillait dans le plus grand cinéma de ce temps-là comme organiste, et jouait toutes sortes d'airs improvisés. Inspirés par le nombre de spectateurs, ou par le temps qu'il faisait ; mais toujours parfaitement adaptés à l'occasion.


Hélas, l'ère des films muets prit fin en seulement un an.


Les cinémas les plus riches et connus produisirent ce qu'on appela des vitaphones ;

en d'autres termes, des haut-parleurs. Avec l'invention des haut-parleurs, lancés en public avec la projection de Don Juan un an plus tôt, les films devinrent de plus en plus modernes et la révolution hollywoodienne débuta.

Cette année là, le premier long-métrage à avoir du son, Le Chanteur de jazz, était le sujet qui courait sur toutes les lèvres, et il fut décidé qu'on le projèterait dans le cinéma où travaillait Kate. En quelques heures, une longue file d'attente de spectateurs impatients se forma devant l'entrée plusieurs jours avant la première projection.


Parmi la foule fascinée se trouvait Kate.


Elle n'était pas intéressée par l'arrivée du son, ni par l'acteur principal Al Jolson ; sa curiosité était professionnelle, car si ces films parlants devenaient populaires, elle perdrait son emploi. Kate était sûre que de la musique enregistrée ne valait rien face à une vraie performance. Des musiciens comme elle ne pouvaient pas perdre face à un enregistrement... Pour apaiser ses angoisses, elle pénétra dans la salle avec un sourire sardonique. Elle s'assit sur un siège, attendant calmement le début du film.


L'orgue d'habitude utilisé pour la projection était recouvert d'un tissu noir. Quel genre de chanson allaient-ils jouer ? Quel genre de musique ? Elle n'allait certainement pas perdre contre ça. Certainement pas. Aussi spectaculaire que puisse être la bande sonore de ce film, elle ne vaudrait jamais de la vraie musique.


Puis, le film commença. Les premières images s'affichèrent à l'écran, sans une seule note de musique. Une erreur de fonctionnement, ou un retard ? Alors que Kate se préparait à écouter avec hostilité, le premier son retentit dans la salle.




Le son provenait de la foule de spectateurs— le bruit retentissant, assourdissant des applaudissements. Le temps de réaliser ce qui se passait, elle s'aperçut qu'elle était déjà en larmes.


'J'ai perdu.'


C'était un son dont elle n'aurait jamais pu rêver. Peut-être était-ce une exagération ; mais Kate le savait parfaitement. Qu'elle était absolument incapable d'obtenir ce son. Elle sentait que elle, qui croyait pouvoir triompher avec la chanson et la musique, qui avait prévu de rire avec mépris, était désormais réduite à une existence insignifiante. Elle pouvait sentir que sa pensée démodée était une insulte colossale envers les autres musiciens.


Ignorant les larmes qui coulaient de ses yeux, la première ligne de dialogue retentit dans la salle.


"Attendez une minute… Ouvrez grand vos oreilles... "


Ces mots, qui allaient devenir une des répliques les plus célèbres au monde, la frappèrent droit au cœur.


"Vous n'avez encore rien entendu !"


Elle ne se rappelait pas exactement ce qui s'était passé après ça. Beaucoup de dialogue, et la fin fut aussi présentée avec des sous-titres à l'écran, mais tout ce qui importait à Kate, c'était les spectateurs : les yeux scotchés à l'écran, ils écoutaient les chansons de Jolson avec émotion.




Très vite, tous les cinémas du pays se mirent à employer des haut-parleurs, les films muets tombèrent en désuétude, laissant la scène au films parlants. Elle aussi, parmi de nombreux autres, se retrouva au chômage et dut multiplier les boulots précaires. Puis, un jour, un homme étrange se présenta devant elle. C'était un home avare de mots, un homme qui, d'une façon ou d'une autre, ne semblait pas exercer une profession honnête. Kate n'avait aucune idée de ce qu'il lui voulait, mais il finit par ouvrir la bouche et lui parler doucement.


"Dans quel cinéma puis-je écouter votre accompagnement ? On ne voit plus les visages des musiciens dans les salles de nos jours, alors je n'arrive même pas à savoir qui est qui."


Elle pensait qu'il plaisantait, mais apparemment cet homme étrange venait vraiment au cinéma pour écouter ses mélodies.


Après cette phrase, l'homme n'avait plus rien à rajouter, aussi referma-t-il la bouche pour se renfermer dans le silence. Au final, elle apprit qu'il était le chef de la Famille Gandor, et s'intéressa peu à peu à sa vie. Kate commença progressivement à comprendre cet homme du nom de Keith, et à vouloir jouer pour lui.


Parce qu'il était juste comme un film muet.




Quand Kate parlait de son mari, sa voix était bien plus détendue. En comparaison, on aurait presque dit qu'elle ne voulait pas parler d'elle même. Aussi répondit-elle avec plaisir à la question d'Eve, heureuse de pouvoir satisfaire la curiosité de ses deux invités.


Une jeune dame qui disait 'Je souhaite rencontrer le chef de la Famille Gandor', un jeune homme qui disait 'Je ne veux pas, je ne peux pas le rencontrer'. Du point de vue de Kate, ces deux personnes se trouvaient dans des circonstances exceptionnelles. Eve était préparée à faire face à une chose qui l'inquiétait. Quand à Roy, il paraissait effrayé mais en même temps, on aurait dit qu'il avait besoin d'accomplir un exploit ; ce genre d'émotions complexes à expliquer.


Mais elle était sûr que ces deux-là n'étaient pas des gens mauvais. Pour elle, ça lui suffisait.


"Vous deux, vous voulez vraiment rentrer chez vous ce soir ?"


En entendant la question, les deux échangèrent un regard. Roy, qui ne se doutait pas qu'Edith était à sa recherche en ce moment même, ne voyait aucun endroit où il aurait pu rentrer. Eve savait que si elle rentrait aujourd'hui elle ne pourrait pas ressortir aussi facilement demain. En voyant leurs expressions, Kate sourit discrètement.


"Alors vous pouvez rester ici. On passera au bureau voir s'ils sont là demain après-midi."



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Les bureaux du Daily Days, tard cette nuit-là.



Assis dans le siège de l'éditeur en chef, Nicholas grillait cigarette sur cigarette en fixant le ciel étoilé.


'J'ai perdu le compte des années ; combien de temps que je fais ce boulot ?'


Nicholas, qui avait commencé dans le renseignement militaire, était venu ici après avoir posé sa démission. Il avait employé toutes ses forces pour en arriver là où il en était aujourd'hui. Dans cette agence, il apprenait aux employés asiatiques à se servir d'une arme, et permettait à cette boutique d'informations de contrôler un pouvoir suffisant pour tenir tête aux organisations menaçantes.


'Ça ne suffit pas. Oh non, ça ne suffit pas du tout.'


Étant donné qu'il travaillait au journal, il n'arrivait pas à effacer ses craintes d'une attaque soudaine, malgré tout l'équipement qu'ils avaient. Ça faisait partie du métier. Manipuler l'information tout en étant contrôlé en retour. L'expérience qu'il avait acquise dans le renseignement militaire lui disait que c'était un des malheurs de la vie.


'L'information, c'est le pouvoir. Mais ce n'est pas un pouvoir qu'on peut monopoliser. C'est comme la météo : on peut la prédire et s'y adapter, mais pas la contrôler. J'aimerais qu'Henry réalise ça un jour...'


Juste comme il pensait ça, la porte du département éditorial s'ouvrit doucement.


"Henry !"


Dans l'encadrement apparut le jeune journaliste, blanc comme un linge de la tête aux pieds.


"Hé, ressaisis-toi, mon vieux. Toujours vivant ?"


Nicholas saisit rapidement Henry, qui allait s'effondrer par terre. Il avait les yeux écarquillés et tremblait comme une feuille, comme si quelque chose allait exploser dans ses entrailles. Son regard était hagard, mais sa respiration sifflante retentit dans l'oreille de Nicholas.


"Fils de pute... Vino, sale connard, tu es allé trop loin."


Tout en maudissant l'assassin absent, il s'assura que la vie d'Henry n'était pas en danger.


"Alors tu as finalement appris ce qu'était la peur... Une petite punition pour ton imprudence."


Avait-il seulement entendu la voix de Nicholas ? Henry s'évanouit presque aussitôt, mais ses lèvres s'entrouvrirent et il parvint à prononcer quelques mots indistincts avant de sombrer totalement.


"Déjà obtenu... cette information... ce pouvoir... tout à moi..."


Nicholas observa calmement Henry perdre connaissance, tout en commentant,


"Bon sang, voilà pourquoi on ne joue pas à des choses pareilles dans une agence de renseignements !"





--> Chapitre 3

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