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1932 - Drug & the Dominos


Épilogue




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La Famille Runorata



New Jersey - dans les faubourgs de New York.



"Et ?"


Un bleu clair, presque transparent. Sous le ciel glacial à la teinte bleu pâle, un homme âgé se tenait sur la pelouse. Derrière lui se trouvait un homme plus jeune : l'acolyte de Gustavo, celui qui se chargeait normalement de faire des rapports sur la situation.


"Oui, monsieur. Gustavo a survécu par miracle. Nous ne savons pas quelle arme a été employée, mais sa carotide a été tranchée net. Les balles dans son corps viennent des employés qui se sont défendus. Concernant sa blessure à la gorge, on dit qu'il se la serait infligée lui-même dans une crise de délire."


Le sous-fifre faisait son rapport, sans une trace de sa nervosité coutumière, à celui qui était son seul vrai patron : Bartolo. On aurait dit quelqu'un d'autre, qui n'avait rien à voir avec l'homme qui gémissait de terreur devant Gustavo.


"Par ailleurs, la police l'accuse aussi en tant que suspect principal pour les meurtres des Genoard, et ce n'est qu'une question de temps avant qu'il soit incarcéré. Nous avons déjà procédé aux arrangements nécessaires. Le gouvernement a précisé qu'il serait dans notre intérêt de ne pas interférer au-delà en ce qui concerne Gustavo."


"Tiens donc."


Bartolo acquiesça brièvement, et murmura en fixant le ciel,


"Hé bien, on dirait qu'il y en a qui ont de la chance."


"Je vous demande pardon ?"


"Au conseil avec les autres organisations, ils ont exigé que je leur remette le responsable. Il s'est tiré de quelques... exploits par le passé, alors ils tiennent à ce qu'il endosse la responsabilité de ses actions cette fois."


Comme s'il discutait d'affaires parfaitement ordinaires, il exposait ses conclusions d'une voix neutre.


"L'idéal aurait été qu'il parvienne à mettre la main sur le territoire de la Famille Gandor, car nous avions conclu avec les Cinq Familles qu'une fois en ma possession je le leur transférerai. Et, si jamais il échouait, c'était lui que je devais leur remettre.

Bien qu'il ait finalement échoué, ils ne peuvent pas agir puisqu'il se trouve dans ce territoire. Pour Gustavo, c'est vraiment une bonne nouvelle. Mais, de mon côté, je dois renoncer à une partie de mes profits."


Bartolo fit une pause à cet endroit, avant de poursuivre tout en offrant un sourire dépourvu de joie à son subordonné.


"Les temps ont changé, drastiquement. Maintenant, que ce soit pour éliminer un homme qui vous a trahi ou pour venger vos frères, il vous faut l'approbation du Conseil ou de la Commission."


Suite à la révolution sanglante de Luciano, le monde de la Mafia progressait vers une modernisation rapide de ses organisations. Les liens avec les politiciens se renforçaient graduellement, et même les hostilités envers les Familles juives ou irlandaises se faisaient moins prononcées.


La Famille Runorata, continuant ses petites affaires, avait été relativement peu affectée par cette vague de modernisation. Ce qui ne voulait pas dire qu'ils souhaitaient s'opposer aux autres ; ils avaient choisi le chemin de la coexistence, comme la majorité des autres Familles. Il n'y avait plus que Bartolo qui persistait à faire à sa façon chez les Runorata.


"Lucky Luciano était un homme puissant. Il ne présidait pas sa propre organisation, mais l'a modifié pour adopter un modèle parlementaire, pareil à celui du gouvernement. Il avait compris que, s'il se plaçait en figure de tête de l'organisation, il était tout désigné pour se faire attaquer, et le premier venu aurait pris sa place. Aah, ce type dirigeait le monde, pendant un moment en tout cas."


Jetant un coup d'œil instinctif à son subordonné, Bartolo laissa transparaître l'ombre d'une émotion sur son visage.


"Peut-être bien que les temps n'ont jamais été aussi durs qu'aujourd'hui, pour nous comme pour les Gandor. Qui parviendra à l'emporter sur l'autre ? J'ai hâte de voir ça."


Le sous-fifre parut surpris par ces paroles.


"Alors, avec la Famille Gandor...?"


"Nous avons déjà signé la fin des hostilités. À partir d'aujourd'hui nous sommes des égaux. Pas en tant qu'adversaires, simplement en coexistant."


"On va vraiment laisser couler ? Une si petite organisation en contact avec cet assassin appelé Vino—"


"Tu ne comprends rien !"


En une seconde Bartolo retrouva son expression glaciale, et dévisagea silencieusement l'homme de main à travers ses lunettes.


"Notre monde est binaire, c'est 0 ou 1. Leur existence s'oppose-t-elle à la nôtre ? Sommes-nous contraints d'y mettre fin ? C'est oui ou non, il n'y a pas de demi-mesure. La faiblesse n'a rien à voir avec notre monde, nous ne pouvons absolument pas nous permettre de considérer nos opposants comme plus faibles que nous. Tout ce qui importe c'est... où on se situe. Gustavo partageait mon avis sur ce point. Seulement, je les vois comme un 1, et lui les voyait comme un 0. C'est la seule différence."


À cet instant, Bartolo agita la main vers sa villa ; son tout jeune petit-fils était en train d'arriver en courant dans leur direction.


"Quand mon petit-fils sera grand, les Gandor seront-ils nos voisins ou nos ennemis ? J'attends ce jour avec impatience."


Bartolo s'avança et, finalement, révéla les émotions compliquées qu'ils ressentaient envers l'homme avec qui il négociait plus tôt.


"Keith Gandor, hein ? Quel homme impressionnant."




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La Famille Gandor



5 janvier 1932.



Keith raccrocha sans un mot le combiné et enfila son manteau, se préparant à repartir chez lui. Ça faisait déjà une semaine qu'il n'était pas rentré, et il ressentait une pointe d'excitation dans son cœur à l'idée de revenir.


"Mme Kate se porte toujours bien ?"


Une ombre de sourire mêlée à son expression sévère, Keith acquiesça brièvement de la tête et quitta la pièce.


'Quand même, le frangin, il est sacrément bavard au téléphone.'


Berga se demandait si Keith se doutait de sa surprise, mais celui-ci était resté aussi silencieux que d'habitude. Ou plutôt, aussi avare de mots que d'habitude.




Dans le QG de la Famille Gandor, on avait déjà retrouvé la routine tranquille des bons vieux jours ; Luck, allongé sur le sofa, était le seul à avoir encore l'esprit accaparé par de nombreux tracas.


"Quel ennui..."


En effet, lorsqu'il avait fait en sorte d'isoler Gustavo, il avait dit 'nous ne refusons personne'. Il commençait à regretter ses paroles.


"Tu ne peux pas, amigo ! Tu ne peux pas couper les légumes avec tes ciseaux !"


"Hein~ Mais ça ne change rien au goût. Tiens, c'est vrai, qu'est-ce que ça veut dire, 'amigo' ?"


"Ça veut dire ami !"


"Wouah, c'est la première fois qu'une fille m'accepte comme ami."


Dans la cuisine du QG, Tick et la jeune mexicaine discutaient et plaisantaient sur un ton léger.




Le jour où la mexicaine était arrivée au QG, leurs hommes avaient tous affichés la même expression incrédule.


"Euh, M. Luck, cette fille..."


"Ne faites pas attention à elle."


"Mais..."


"Même si ça vous embête, faites comme si de rien n'était, s'il vous plaît."


"Hein ?"




Guettant ses hommes du coin de l'œil, qui semblaient réticents à accueillir la nouvelle arrivante, Luck soupira de nouveau.


'Keith, tu sais... Tick devrait suffire à lui seul pour remplir notre quota de cinglés. Quand même, elle m'avait tranché la main. ...Bah, je survivrai. Disons que ça enrichit la gamme de compétences de notre Famille.'


Claire, qui marmonnait sans cesse qu'il s'était 'un peu trop dépensé sur ce train...', était parti sans prévenir. Probablement à la recherche de la personne qu'il était censé épouser. Il avait toujours eu tendance à n'en faire qu'à sa tête.


Mais la personne qui s'était montrée plus impulsive, plus irréfléchie que n'importe qui... C'était, sans aucun doute, lui-même.


Luck fixait le ciel en soupirant, repensant aux événements qui avaient suivi l'incident.



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"Miss ! M-M-Miss ! Mes excuses les plus sincères ! C'est entièrement de la faute de votre vieux serviteur si vous vous êtes retrouvée mêlée à un incident aussi terrifiant."


Eve l'interrompit sans lui laisser une chance de continuer à s'excuser.


"M. Benjamin, Samasa, j'ai, j'ai—"


Sentant deux tapes énergiques sur sa tête, Eve leva les yeux et vit que Samasa lui souriait.


"Y'a pas à t'en fare, tot ast raglé !"


Alors qu'elle s'apprêtait à partir, Eve vit Luck s'avancer lentement vers elle.


"Ah..."


Elle n'arrivait pas à trouver les mots. L'ennemi de son frère, qui, malgré toutes ces paroles têtues qu'elle avait proférées, malgré ses exigences insensées, malgré tout ça, l'avait sauvée. Si elle avait tiré avec l'arme comme elle en avait eu l'intention, elle n'aurait probablement jamais pu retrouver Benjamin et Samasa.

Alors même que cette personne lui avait sauvée la vie à plusieurs reprises dans cette pièce, au final elle ne lui avait pas offert un mot de remerciements. Malgré toute sa gratitude, elle souhaitait toujours secourir Dallas du plus profond de son cœur.

Quelle conduite adopter face à cet homme, son ennemi et son bienfaiteur ?


Une fois face à elle, il lui tendit un bout de papier et lui dit :


"Quand ma peine aura disparue pour de bon, tu pourras faire comme tu le souhaites. Je te laisse libre de juger quand ce temps sera venu."


Sur ce, l'homme au regard acéré se détourna. Sur le papier était tracée une carte détaillée, avec une marque au milieu de la rivière.


"Ah ! M. Luck !"


Sa main surgit brusquement devant le visage d'Eve, effaçant les mots qu'elle allait prononcer.


"Ne dis rien. Que ce soit pour me maudire ou pour me remercier, ça ne ferait que me mettre en colère."


Eve resta silencieuse, la carte serrée contre sa poitrine, et se contenta d'observer Luck s'éloigner en lui tournant le dos.



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Si ça se savait, le prochain que ses frères feraient couler au fond de la rivière serait lui. Et puis même, comment pouvait-il justifier ses actes devant ses compagnons décédés ! Firo aurait dit, l'air de rien, 'Ils sont morts, alors ils se moquent bien de nos explications, au final'. Sur ce point, Firo était plus cruel que lui.


Mais il ne pouvait pas faire ça. Même si les gens du métier savaient qu'ils pouvaient y passer n'importe quand, la réalité restait largement plus dure que les romans ou les films. Personne ne souhaite mourir. Les criminels comme les citoyens ordinaires se rejoignaient sur ce point. S'il avait dû désigner la différence entre eux, il n'aurait pu noter qu'une seule chose. C'étaient eux les méchants. Voilà tout.


'Oui, les méchants.'


Ce qui expliquait pourquoi il ne pardonnait pas à Dallas et ses acolytes, et pourquoi il n'avait montré aucune sympathie à Eve. Son attitude n'était rien de plus qu'un des 'artifices' dont il avait l'habitude.


'Après tout, ça ne change rien. Elle connaît peut-être leur emplacement, mais impossible pour elle d'aller les repêcher.'


Dallas et les autres avaient été jetés dans la partie la plus profonde de la rivière. Avec les engins adaptés il était possible de draguer les fonds, mais Eve ne possédait pas ce genre d'influence.


Il souhait juste que cette fille puisse retrouver un peu de tranquillité d'esprit, voilà tout. Il lui donnait l'emplacement, et elle n'essaierait plus de venir le contacter, lui et sa Famille. Elle n'aurait plus de raison de lui vouer une colère aussi vaine. Et pendant ce temps, Dallas et ses comparses continueraient à purger leur peine aux fond des eaux.


Tout s'était passé comme prévu. Il n'y avait aucune raison de s'inquiéter.

Luck essayait de s'en convaincre, mais ne pouvait s'empêcher de penser qu'il avait obéi à un caprice.


S'il avait vraiment refusé toute chance de pardon à Dallas et aux autres, il aurait simplement pu lui donner le mauvais emplacement. Pourquoi avait-il offert à Eve une chance de sauver Dallas ? Pourquoi ne lui avait-il pas menti ? Voilà les questions qui le taraudaient.


Claire avait raison : peut-être qu'il n'était vraiment pas fait pour la Mafia. Mais ses mains étaient déjà trop sales pour reculer. Et puis, c'était sa mission et son devoir de protéger ce territoire. Leur quartier était le symbole de leur honneur en tant que Famille. En d'autres termes, il n'avait que ça, rien d'autre. C'était désormais tout ce qui constituait son univers.


'Est-ce que...'


Luck repensa à ce moment où il faisait face à Gustavo, à l'expression d'Eve. Le regard dans ses yeux à cet instant était de ceux qu'il n'aurait jamais su reproduire : le regard de quelqu'un qui se jetait à corps perdu dans un monde auquel il croyait de toute son âme, de quelqu'un rempli d'une volonté inébranlable.


'Est-ce que ce serait ça que je lui envie ? Le cœur de cette enfant débordant d'une passion brûlante ; voilà quelque chose qui restera à jamais hors de ma portée.'


Parce qu'il avait perdu la capacité d'envisager et de se préparer à sa propre mort ; perdu à tout jamais, pour l'éternité.


Tout en ressassant ces pensées dans sa tête, Luck replongea calmement dans son livre.




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Les Nantis



"Hé, si on le refaisait demain ?"


"Joue avec nous la prochaine fois, Firo !"


L'Alveare possédait plusieurs gros barils servant au stockage du vin, mais en lieu et place de boisson, ils étaient maintenant remplis à ras bord de dominos. Assis sur les tonneaux, Isaac et Miria tapaient des pieds en rythme contre le bois.


"Pas question," répondit sèchement Firo. Il soupira avant de reprendre,


"Hé, je sais que je me répète, mais... Qu'est-ce que ça a de si amusant ? Vous faites tomber en quelques minutes des dominos que vous avez passé des heures à mettre en place."


Isaac et Miria partagèrent le même sourire de gamins réjouis en lui disant,


"Mais c'est super marrant de les voir tomber, pas vrai ?"


"C'est marrant, pas vrai ?"


"...Ouais."


Firo était d'accord avec eux sur ce point. Même s'il trouvait ça affreusement stupide, lui aussi avait été tellement concentré sur la chute des dominos ce midi qu'il en avait oublié son repas.


"C'est tellement chouette ! Nous on s'amuse en les faisant tomber..."


"Et les gens qui regardent s'amusent aussi ; on fait d'une pierre deux coups !"


"Autrement dit, ça peut rapporter un max !"


"Si nous sommes heureux, et que les gens qui regardent sont heureux, alors toute la ville est heureuse !"


Submergé par la joie sincère des deux excentriques, Firo avoua sa défaite en souriant.


"En effet... C'est typiquement le genre de jeu que vous deux avez l'habitude de monter avec un raisonnement pareil."


'Vous vivez de la même façon, d'ailleurs,' pensa Firo, gardant sa remarque pour lui.


'Ces deux-là vivent avec la même mécanique que des dominos : ils avancent indépendamment, déclenchent divers mécanismes, poussent les autres dominos qu'ils croisent sur leur chemin. Moi et Ennis, on vit notre propre vie ; eux agissent à leur guise et ont un impact sur la vie des autres. Pas par vocation, juste en faisant ce qui leur passe par la tête.'


"Bon, j'ai compris. Promis, la prochaine fois je participerai. Si j'ai le temps."


"Génial ! Maintenant Firo fait partie des amateurs de dominos !"


"C'est un doministe ! C'est quoi le meilleur, en fait ?"


"...Il y a vraiment une différence ? J'aimerais bien savoir laquelle," demanda Firo. Il pencha la tête et se dit,


'S'il y avait plus de gens comme eux dans ce monde, on pourrait vraiment parler de paix et d'harmonie. Mais même si tout le monde appréciait l'influence positive qu'ils dégagent, personne ne souhaiterait vraiment devenir "ces deux-là".

...Bah, je réfléchis trop.'


Tout en souriant amèrement à ses réflexions cyniques, il prit quelques dominos dans un baril et les étala sur sa paume.



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Dans la villa de la famille Genoard, Eve était affalée sur la table de la salle à manger. Le morceau de papier toujours dans sa main, elle pensait à son frère, à Luck, à sa décision.


'Je vais sauver Dallas, comme ça ? Est-ce que c'est vraiment juste ?'


C'était ce qu'elle était venue accomplir, alors pourquoi hésitait-elle aujourd'hui ? Est-ce que cette personne l'avait vraiment secouée au point de lui faire renoncer à son vœu égoïste ? Mais elle était toujours aussi déterminée à sauver son frère.


'Qu'est-ce que je vais faire, qu'est-ce que je dois faire ? Je, si je—'


"Pourquoi ce manque d'énergie ? Vite, je vais servir à manger, et tu reprends de l'énergie !"


Eve se tourna vers l'endroit d'où provenait la voix enjouée, et vit le cuisinier asiatique qui s'approchait avec plusieurs plats.


"Je ne connais pas ce qui t'inquiète, mais autant manger avant de se soucier. Les gens, sont plus contents en mangeant."


"Ne commence pas avec tes niaiseries, montre-toi un peu responsable," intervint soudain Jon, qui se tenait à côté de lui.


Eve, qui n'avait pourtant pas particulièrement d'appétit, saisit instinctivement son couteau et sa fourchette en sentant l'odeur qui se dégageait de la nourriture, et prit une bouchée.


"Hmm... Délicieux. C'est aussi bon que ce qu'avait préparé Mme Kate."


"Kate ? Qui est Kate ?"


Fang semblait surpris ; Benjamin et Samasa semblaient, eux, tout à fait ravis. Eve, qui était morose depuis des jours, venait enfin de retrouver un sourire, et les deux domestiques partageaient un instant de félicité à voir son moral remonter.


Observant les gens qui l'entouraient, Eve réalisa une fois de plus la chance dont elle bénéficiait. Son père et son frère aîné n'étaient plus ; c'était un fait. On pouvait pleurer ses disparus, mais il n'y avait rien à y faire. Cependant, Dallas était lui toujours vivant.


'Que dois-je faire ?' pensait-t-elle tout en savourant son repas. 'Que dois-je faire ? Comment pourrais-je faire en sorte que Dallas, et M. Luck, et tous les Gandor puissent être heureux ? Ah, dire que je ne pensais qu'à mon bonheur à moi.'


Le seul objectif qu'elle s'était fixée à l'origine avait été de secourir immédiatement Dallas.

Mais si elle y réfléchissait attentivement, elle pouvait trouver la voie à suivre.


'C'est ça, il faut... il faut que je devienne comme ces deux-là.

Je veux être comme ces deux voleurs qui m'avaient ramené mon bonheur pour un temps ; je veux trouver ce que je pourrais faire pour d'autres personnes. Et ensuite, je dois agir sans perdre de vue mes objectifs : aider les autres avant moi-même, et ne plus jamais laisser mon bonheur s'échapper.'


Eve continua à repenser au couple de voleurs, et ses inquiétudes se dissipèrent lentement. Comme pour affirmer sa résolution, elle serrait étroitement, fermement le morceau de papier dans sa main.




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Begg



Août 2002.

Quelque part dans le New Jersey.



"Begg."


Maiza interpelait cette personne dont il n'avait plus prononcé le nom depuis des dizaines d'années, mais elle ne faisait pas signe de lui répondre.


Maiza se tenait à l'entrée de la chambre, dans un certain hôpital, accompagné par une infirmière. Begg était replié sur lui-même dans un coin de la pièce. Il semblait marmonner quelque chose dans sa barbe, complètement indifférent à ce qui l'entourait.


"Ça fait plusieurs dizaines d'années qu'il est comme ça... Il est tombé dans cet état depuis que M. Bartolo nous a quitté, il y a une trentaine d'années. Décédé de son grand âge, vous le saviez ? C'était un mafieux célèbre dans les environs."


"Je ne le connaissais que de nom."


Bartolo Runorata. Bien que Maiza ne l'ait jamais rencontré en personne, il savait qu'il était très connu dans leur branche. Le patron de Begg, et la seule personne à laquelle il ait jamais fait confiance en dehors de ses 'vieux amis'. La dernière fois que Maiza avait vu Begg, Bartolo dirigeait encore l'organisation. Certains événements dont il ignorait les détails s'étaient produits et Begg avait soudainement perdu toute énergie, ne produisant de nouvelles drogues qu'à l'ordre de Bartolo et avec une expression de désespoir absolu.

Constatant la dévotion absolue de Begg envers son chef, il s'était fait beaucoup de souci sur ce qui se passerait le jour où Bartolo décéderait—


"Tu me reconnais, Begg ?"


Maiza interrogea encore une fois son ami, mais Begg ne détourna même pas le regard. Voyant que l'infirmière l'observait avec attention, Maiza la questionna sans se formaliser de sa curiosité.


"Qui paie pour les frais médicaux ?"


"Des associations caritatives. Ah, quand M. Genoard était encore de ce monde, il donnait fréquemment à l'hôpital. Mais la pharmacothérapie a ses limites, et elle ne semble pas avoir d'effet sur le patient."


"Je vois..."


Maiza ne posa pas d'autres questions et resta silencieux, ses yeux fixant de nouveau l'homme au fond de la pièce.


"Il est toujours comme ça. Quoi qu'on fasse, il ne répond pas... Si ce n'est pas trop demander, pourrais-je savoir savoir quel est votre lien avec le patient ?"


"C'est un vieil ami."


"..."


L'infirmière n'insista pas. Ce patient avait vécu ici, sans manger ni boire, pendant des années ; et ce visiteur qui disait être un vieil ami ne pouvait pas avoir beaucoup plus de trente ans. Et bien sûr, il y avait les consignes du FBI qui précisaient de 'ne pas se préoccuper de l'identité du patient'. Qui était vraiment cet homme ?

L'infirmière se demandait quelle histoire se cachait derrière tout ça, mais resta silencieuse.


Maiza s'approcha de Begg, qui ne répondait toujours pas.


"Tu sais, ils ont inventé des drogues plus puissantes que les tiennes. Des produits qui rendent les gens heureux, et des produits qui les rendent malheureux."


Maiza s'assit à côté de Begg et se mit à revenir sur le passé.


"De nos jours, dans les rues, ils s'échangent des drogues aux effets secondaires dix fois plus redoutables que celles que tu préparais. Ils savent qu'ils ont 8 chances sur 10 d'y laisser leur peau, et pourtant ils sont nombreux à se jeter dessus. ...Les hommes sont vraiment des créatures incroyables."


Maiza continua à s'adresser à Begg, et à lui raconter toutes sortes d'événements passés, mais sans effet ; aucune lumière ne s'allumait dans ces yeux égards.


"Begg..."


Maiza leva lentement sa main droite et l'avança doucement vers le front de son ami.


'Si tu devais rester perdu dans l'obscurité pour toujours, peut-être que je—'


À l'instant où sa paume allait se poser sur le front de Begg, il reconnut quelques mots familiers dans les murmures de son ami.


"...Czes, regarde... de ton côté... la coque... vite, regarde... le bateau... part pour l'Amérique..."


Après avoir entendu ces paroles fragmentées, Maiza retira lentement sa main. Begg était revenu à des temps plus heureux. Ces jours où lui et son jeune protégé exploraient ensemble le navire qui les emmenait vers une nouvelle contrée.


"Je repasserai une autre fois."


Maiza se levait pour partir, quand Begg se mit à prononcer des syllabes hachées à voix haute.


"Merci, Maiza. Merci, de, ne, pas, m'a-, voir, dé-, voré."


L'infirmière se tourna vers lui d'un air paniqué, mais Begg était déjà revenu à son état catatonique.


'On dirait qu'il ne m'en veut pas.'


Maiza remit son chapeau, salua d'un geste de la tête, puis sortit de l'hôpital.


"Comment ça s'est passé?"


Un enfant d'une dizaine d'années l'attendait dans la voiture.


"Ah, rien de particulier. Il avait l'air un peu fatigué ; mais il finira bien par se remettre un jour."


Tout en parlant, Maiza s'installa derrière le volant.


"Un jour, c'est sûr—"


Maiza laissa sa phrase en suspens et démarra le moteur. Lui et son jeune passager reprirent la route en direction de la ville qu'ils avaient quittée il y a des années, New York.




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Le Junkie



Un jour de Janvier 1932.



Ahh, je me sens bien, super bien, j'ai une pêche d'enfer !

Mais quand même, il y a quelque chose.

Quelque chose qui manque. C'était quoi. Il faut que je m'en rappelle.

Je ne vois pas ; tout ce qu'il me faut est là. Tous mes désirs, enfouis profondément sous mon crâne.


Sous mes yeux, tout est en train de fusionner. Aah, le ciel et la terre, les passants et les rues, le jour et la nuit : tout ne fait plus qu'un. Voilà la réalité. Mes doigts, mes poignets, mes pieds, mes hanches, ma tête, mon torse, mes os, mon cœur, tout ce qui m'entoure converge en ce point, tout ce que je vois se rapproche de moi. En ce moment, il n'y a plus que moi, au centre du monde.


Et puis, même mes yeux se sont mis à fusionner. Aah, je peux voir le monde entier dans ses moindres recoins. Mais, cette fois, quel monde exactement suis-je en train d'observer ? Je veux voir le monde extérieur ; mais c'est le monde intérieur avec lequel j'ai fusionné. C'est ce monde que je peux sentir se confondre avec ma propre existence. Je ne m'en étais pas rendu compte, mais je ne fais déjà plus qu'un avec le monde.



"......R-Roy......"



Qui m'appelle ?

Qui. Peu importe qui. Je ne veux pas les voir. Je suis là, là et pas ailleurs. Ah, mon monde commence à s'effondrer. Comme si on tirait mes yeux hors de leurs orbites, comme si des mains empressées me mettaient en pièces. Arrêtez, laissez-moi. Ah, ma voix aussi qui s'efface. Stop stop stop stop stop stop stopstopstopstopstop— stop, lâchez-moi !



"Roy......Roy..."



Mon corps est plongé dans l'océan profond, profond. Un monde sans chaos, sans trouble, complètement noir. Si je ne remonte pas, je suis foutu. Je vais me noyer. Je me rapproche de plus en plus près de la surface, la surface éclatante, le monde entier qui brille d'une lumière étincelante. Le ciel la terre les rues la nuit, le jour, ils apparaissent tous devant moi, je les reconnais. Mes souvenirs se ravivent sous les rayons de lumière, ma conscience se débat pour se propulser dans l'eau, se propulser vers la voix qui m'attend.



"Roy !"



Puis finalement, mon corps crève la surface.



<==>



Quand il se réveilla, Roy s'aperçut qu'il était dans un lit d'hôpital.


"C'est fantastique ! Tu es enfin réveillé !"


"Edith."


Observant ses alentours, il reconnut des locaux familiers : c'était l'hôpital de Fred, dans West Village. C'est là qu'on l'avait emmené, la fois où il s'était sérieusement blessé à la tête. Il avait entendu dire que l'hôpital avait fermé suite au départ du docteur ; il avait dû revenir entretemps. Allongés sur les lits voisins du sien se trouvaient un vieil homme qui puait l'alcool, et un autre dont les pieds et la tête étaient couverts de bandages.


"Tiens, une vieille connaissance," lui dit le docteur couvert des pieds à la tête par ses vêtements gris. C'est ça, c'était Fred. À ses côtés se tenait un assistant ; quand était-il arrivé ici ?


"Tu venais nous rendre visite à chaque fois que t'avais pris une dose. Pourtant la clinique n'est pas spécialisée dans les overdoses ; non, à chaque fois, tu te débrouillais je ne sais comment pour t'infliger une blessure grave et paf ! De retour parmi nous."


L'assistant se mit à inspecter la main droite de Roy, entourée de bandages, avec ses outils médicaux. Le docteur n'insista pas plus avant sur le sermon, et une fois le traitement appliqué, quitta la pièce immédiatement. Il était toujours comme ça.


Tournant la tête, Roy vit Edith à ses côtés, le fixant comme si elle voulait dire quelque chose.


"Merci, Edith. J'avais tort, c'est toi qui avait raison."


Mieux valait s'excuser tout de suite, tant qu'elle n'avait pas encore commencé à l'engueuler.


"C'est merveilleux... J'avais peur que tu ne te réveilles pas ! Je suis tellement heureuse !"


Elle ne l'avait pas traité d'idiot. Voilà qui était étrange.


Puis, les deux se trouvèrent à court de mots. Ils restèrent l'un à côté de l'autre pendant le reste de la journée, partageant un silence bienheureux. Enfin, Edith sembla se rappeler quelque chose et reprit la parole.


"Ah... oui, oui, le camion."


'Le camion...? ...Ah oui, je me souviens. Le camion que j'ai piqué lorsque j'ai volé la mallette aux Runorata. Ouais, de toute façon, j'allais finir par me faire choper par la police.'


Une vague d'impuissance l'envahit, remontant depuis son abdomen. Mais il avait commis ce vol, il n'y avait rien à y faire. Edith ricana légèrement.


"Détends-toi. J'ai déjà réglé le problème."


"Hein ?"


"M. Gandor a offert une compensation au propriétaire. L'affaire a été résolue sans passer par la police."


"Résolu... Payé la compensation pour moi...?"


Mais Edith lui répondit quelque chose qui le prit totalement au dépourvu.


"Enfin, prêté ! M. Gandor— t'a prêté cet argent !"


"Hein ? Hé ? Hé ? Hé ?"


"Les intérêts sont assez élevés, alors tu vas devoir travailler dur pour le repayer ! Les taux de M. Gandor sont célèbres dans le territoire !"


Edith sourit doucement et toucha le visage de Roy avec sa main.


"Tu dois te repentir de tes pêchés. Je te sers de garant, alors je vais t'aider un peu. Dès que M. Gandor t'aura arrangé quelque chose, tu devras te mettre au boulot avec un peu d'enthousiasme, d'accord ? Et puis, n'oublie pas d'aller présenter tes excuses au propriétaire du camion."


'Oh non !'


Il pensait qu'il était parvenu à échapper à la Faucheuse de la Famille Runorata, mais c'était seulement pour mieux tomber dans les mâchoires de la hyène des Gandor. Il ne pouvait plus s'enfuir, et si jamais il reprenait de la drogue il serait éliminé pour de bon par la Famille Gandor. Il n'avait pas d'autre choix que de travailler sérieusement ; plus d'échappatoire possible.


En étudiant l'expression d'Edith, il avait l'impression qu'elle avait déjà tout prévu. C'est comme s'il était prisonnier au creux de sa main. Après ça, il ne pourrait probablement plus jamais s'opposer aux demandes d'Edith. Une sensation étrange. Mais aujourd'hui, ça ne le dérangeait pas plus que ça. Autrefois, il n'aurait jamais pu accepter ; aujourd'hui...


...Mais il y avait quand même quelque chose d'étrange. Comme si quelque chose manquait.


'Est-ce possible, est-ce possible que je sois encore dans un rêve ?'


Il regarda Edith, qui semblait hésiter à lui dire encore quelque chose, puis réalisa qu'elle n'était plus tout à fait la même.


"Tiens, tu as coupé tes cheveux ?"


"Tu le remarques seulement maintenant ? Pauvre idiot."


C'est seulement après avoir entendu ça qu'il eut la conviction d'être vraiment de retour dans le monde réel.


"Ça te va bien. Tu es très belle."


Il se sentait réellement heureux.





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