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1933 - The Slash - Cloudy to Rainy


Prologue 1


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Prologue – 8 ans plus tôt


Le grand frère




——



tchic tchac

tchic tchac


Les ciseaux dansaient dans les mains du garçon.

Follement, ils dansaient.

Les ciseaux s'agitaient, pris dans une danse insensée.


——



Quelque part à New York

Septembre 1925



"Je suis peut-être encore jeune... Mais croyez-moi, l'affaire qui m'amène ici est loin d'être enfantine."


"Ah, bien sûr, monsieur ! Loin de moi l'idée d'insinuer le contraire ! Je vous assure, monsieur !"



Le soir tombait déjà, mais la chaleur de l'après-midi s'attardait encore dans l'air.

Les deux voix au contraste saisissant semblaient remplir tout l'espace de la petite boutique.


Une large caisse enregistreuse était posée sur le comptoir tâché à l'entrée. Le comptoir était en bois massif, et aurait dégagé une certaine sensation de solennité, s'il n'avait pas été salement endommagé au point d'avoir l'effet inverse. De part et d'autre du comptoir, les deux individus présents se regardaient fixement.


"Bien, je vais aller droit au fait. Vous devez nous rembourser," dit le garçon avec un regard perçant et un ton étonnamment mature qui juraient avec son apparence.


"Ah, hé bien... c'est que– Ma-ma-mais je vous en prie, Votre Excellence ! Dieu me pardonne, mais vous avez l'air si menaçant ! J'en perds le fil de mes pensées !"


L'homme semblait être au moins trois fois plus âgé que le jeune garçon, mais c'était tout juste s'il ne se prosternait pas devant lui. La veste épaisse qu'il portait avait l'air complètement hors de saison, et de lourdes gouttes de sueur coulaient sur son visage prostré vers le sol.


Le garçon, pour sa part, était lui aussi vêtu d'une tenue qui semblait légèrement en décalage avec la température actuelle. On était encore au début de l'automne, mais il portait un robuste imperméable aux longs bords et dissimulait ses yeux sous un Fedora gris. Ignorant délibérément le sourire obséquieux de l'homme, il poursuivit la conversation d'une voix toujours aussi calme.


"Je suis stupéfait de voir que vous vous trouvez dans l'incapacité de nous rembourser la maigre somme de deux mille vingt-cinq dollars et vingt cents. Maintenant que j'y pense, ça doit faire vingt-trois jours, quatorze heures, trente-deux minutes et dix-neuf secondes depuis que vous nous aviez affirmé que vous paieriez sans faute. En supposant, bien entendu, que les horloges de ce magasin soient à l'heure."


Le garçon se tut, dévisageant l'homme de son regard acéré. L'homme baissa la tête, rouge de honte ; seul le son des horloges empêchait la pièce de tomber dans un silence insoutenable.


Tic, tac.


Tic, tac, tic, tac, tic tac tic tac tictactictac.


Toutes les pendules résonnaient à l'unisson dans une espèce de cacophonie. Les nombreuses horloges disposées dans la pièce mal éclairée laissaient deviner sans difficulté l'activité du propriétaire des lieux. Elles étaient réparties ici et là, au hasard, et on aurait eu du mal à dire si elles étaient différentes ou non. Un œil non initié n'aurait vu là que des horloges de grand-père de couleur brune, de celles qu'on peut trouver dans le salon de n'importe quelle famille. Aucune d'entre elles n'affichait de particularités qui l'aurait distinguée des autres ; la seule différence visible était leur taille.


Le jeune garçon, Luck Gandor, reprit la parole au milieu de ce fatras d'horloges.


"...À en juger par vos paroles, il me semble évident que vous ne disposez pas de l'argent pour nous rembourser. Que comptez-vous faire à présent ?"


Il pouvait comprendre la situation de l'homme, mais pas avoir pitié. L'horloger, rivé sur place par les yeux froids du garçon, se mit à trembler. Il hasarda un faible sourire, suant toujours abondamment.


"Ha... Ha ha... Hé bien, euh..."


"Premièrement," reprit Luck, coupant court aux excuses de l'homme sans lui laisser la chance de les commencer, "deux mille dollars représentent à peine deux mois de salaire pour un banquier ordinaire. J'estime que la vente de ce magasin devrait largement couvrir cette somme. Les horloges pourraient représenter un bon complément, mais je suppose que vous vous trouvez dans cette situation précisément parce qu'elles ne se vendent pas. Bon, supposons les horloges sans valeur, rien que le terrain devrait représenter..."


"Ju-ju-juste une seconde, Votre Excellence ! S'il vous plaît !"


"Je préférerais que vous ne m'appeliez pas ainsi," dit Luck en plissant les yeux. L'horloger se mit à secouer la tête de gauche à droite, balbutiant sous l'effet de la panique.


"Je... Je suis vraiment navré, Votre– Ah ! Monsieur Gandor ! Je n'le ferai plus ! Mais, mais laissez-moi juste une chance ! C'est ici que j'habite, alors si je vends cet endroit je n'aurai même plus de toit où dormir ! Ayez pitié, monsieur !"


"Honnêtement, je suis curieux. Pensez-vous sincèrement que de telles excuses vont marcher sur des gens comme nous, surtout après nous avoir emprunté de l'argent ? Nous, ceux que les citoyens ordinaires comme vous nomment la mafia ? Vous attendez-vous vraiment à ce que nous ressentions de la pitié à l'égard de ces endettés que nous jetons à la rue ?"


Luck, le plus jeune officier de la Famille Gandor, se rapprocha tout près de l'horloger, l'incrédulité apparente dans ses yeux. Son regard ne contenait aucune trace d'enthousiasme juvénile ; seulement une volonté implacable à vous glacer les os.



La Famille Gandor.

Ils formaient une petite organisation qui contrôlait une portion toute aussi petite de l'île de Manhattan. Même si leur nombre et leur territoire pouvaient prêter à rire, par d'autres aspects leur Famille méritait tout à fait sa place dans la mafia, au point qu'ils étaient reconnus par les autres organisations locales.


Ses deux frères plus âgés, Keith et Berga, dirigeaient la Famille. Luck, encore jeune, était actuellement l'officier de plus bas rang de toute l'organisation. Sa jeunesse ne signifiait par pour autant un manque d'expérience, et il remplissait ses tâches sans une trace d'hésitation ; il avait déjà participé à toutes sortes d'affaires remuantes, et n'en était revenu que plus résistant. Si l'horloger osait dire quoi que ce soit qui tourne en dérision sa Famille, il était plus que préparé à le lui faire chèrement payer.


L'horloger se rapetissa inconsciemment devant le garçon, sentant qu'il faisait face à quelqu'un qui revendiquait sans honte son appartenance à la pègre, mais sa bouche continua à protester malgré sa peur.


"Non non non, bien sûr que non ! Ahh ! Mais je ne sous-entends pas non plus que vous soyez du genre impitoyable, hein ! Je, euh, je voulais dire, que je n'oserais jamais imaginer pouvoir m'en sortir sans payer !"


Et soudain l'homme fit une offre que Luck n'avait pas vu venir.


"Je-je peux rembourser ma dette en usant de ma personne !"


"...Quoi ?"


Luck cligna lentement des yeux, incapable l'espace d'un instant de saisir ce que l'homme venait de lui dire. Ressentant peut-être l'hésitation du garçon, l'horloger leva très vite les mains en signe de dénégation.


"Ah ! Ne vous méprenez pas, je vous en prie ! Je ne suis pas en train de vous suggérer que j'essaierai de devenir gigolo à mon âge. Vous voyez, je viens juste de me rappeler avoir entendu dire que la Famille Gandor cherchait du monde !"


"...C'est peut-être la vérité, mais nous ne sommes pas tombés si bas que nous envisagerions de vous faire rejoindre nos rangs."


Luck annonça son refus sans prendre de gants, mais l'horloger ne fit pas signe d'avoir remarqué l'affront.


"Bien sûr, monsieur ! Voyons, en quoi un vieil homme comme moi pourrait-il vous être utile ? Quand je parlais de ma personne, ce n'était qu'une image. Je comptais plutôt vous vendre mon fils !"


"Quoi ?"


Les lèvres de Luck s'entrouvrirent légèrement, son visage affichant ouvertement sa surprise pour la première fois de l'entrevue. Il semblait complètement déconcerté, comme si les mots qu'avait prononcé cet homme lui étaient étrangers. Il réalisa très vite l'expression qu'il devait afficher et referma la bouche d'un air sévère. L'horloger, cependant, n'avait même pas remarqué son bref changement d'expression et s'était précipité dans un coin de la pièce, élevant la voix pour interpeller quelqu'un.


"Tick ! Tiiick !"


Le nom ressemblait vaguement au sien ; Luck détourna son regard vers les profondeurs poussiéreuses de la boutique. C'est seulement à ce moment qu'il réalisa que là, dans le hall décoré uniquement par les longues rangées d'horloges, on pouvait entendre un son étranger à travers le vacarme des pendules.


tchic...

tchac...


Le son du métal frottant doucement contre le métal, un son qui possédait même un certain 'craquant'. Luck réalisa très vite de quoi il s'agissait ; et logiquement, il s'interrogea sur la raison de la présence d'un tel son dans une boutique d'horloger. Le chant rythmique des lames bien aiguisées s'approcha... Et là, dans le coin le plus profond du hall, apparut un petit éclat argenté.



"Qu'est-ce qu'il y a, Père ?"



Le garçon qui émergea du fond de la boutique était comme une paire de ciseaux vivante. Il n'avait rien de particulier, pourtant ; il se contentait d'ouvrir et de fermer les longs ciseaux de tailleur argentés qu'il tenait dans chaque main, comme s'il suivait le rythme d'un battement inconnu. Rien de plus.


Mais qu'elle qu'en soit la raison, il dégageait indubitablement cette impression. Seuls les ciseaux du garçon brillaient dans la pénombre du fond de la boutique, donnant l'illusion que c'était eux qui contrôlaient les mains et le corps du garçon, et non l'inverse. Luck sentit son regard se fixer automatiquement sur les lames argentées plutôt que sur le garçon qui les tenait, et qui devait avoir juste deux ou trois ans de moins que lui.


"Tiens ? On a un client~ ?"


La voix du garçon était si détendue qu'elle semblait presque se fondre dans l'air, formant un contraste marqué avec le son métallique de ses deux instruments. Luck, arraché de sa rêverie par la voix inattendue, concentra son regard sur le visage du garçon.

Son corps malingre rendait sa force impossible à estimer à vue d'œil. Il semblait plutôt amical, avec des yeux arrondis vers le haut, comme deux demi-lunes souriantes. Le garçon n'avait rien d'autre de remarquable dans son apparence, et naturellement Luck sentit son regard attiré à nouveau vers les ciseaux dans ses mains. S'il avait dû expliquer ce qu'il ressentait en le voyant, Luck aurait dit que c'était comme si les ciseaux étaient la véritable forme de ce garçon, et son corps un simple accessoire.


"Oh, bonjour~" dit le garçon, d'un ton légèrement allongé qui le faisait paraître encore plus jeune qu'il n'en avait l'air. Mais loin de lui donner un air d'innocence, le contraste entre sa voix et les paires de ciseaux dans ses mains le rendait encore plus inquiétant.


"...Et à qui ai-je l'honneur ?"


"Ah, Monsieur Gandor ! Lui c'est mon fils Tick ! Il est terriblement doué de ses mains ! Je suis sûr qu'il peut vous être d'un grand service, oh oui monsieur ! Alors, euh, si j'ose dire, peut-être que vous pourriez l'emmener et on dirait que la dette est réglée ?"


"Vous plaisantez, j'espère..."


Normalement Luck aurait dû laisser éclater sa rage sur cet homme qui se moquait de lui, mais cette fois il ne pouvait pas. C'est vrai qu'il avait été pris par surprise par l'offre étrange de l'horloger, mais même au-delà de ça, il ne pouvait nier qu'il était intrigué par Tick.


Tout particulièrement par les ciseaux qu'il tenait dans ses mains.


Prenant le silence de Luck pour un signe d'approbation, l'horloger se lança dans un torrent de mots pour entériner l'affaire, sans même essayer de dissimuler le soulagement qui transparaissait sur son visage.


"Vous voyez, Monsieur Gandor, je me souviens bien de ce que vous m'aviez dit quand j'avais emprunté l'argent ! Vous disiez que si je ne pouvais pas vous rembourser, je devrais être prêt à vendre ma propre famille pour compenser !"


"Ce n'était qu'une—"


"Alors voilà ! Juste une journée ! Prenez-le à l'essai ! S'il ne vous convient pas, alors très bien, je n'ai qu'une parole ! Je vendrai ma boutique et le terrain, sans faute, monsieur !"




"...Je suis trop gentil..." se murmura Luck, sortant du magasin en soupirant. Il avait abandonné son ton impitoyable d'un peu plus tôt, et s'exprimait maintenant avec une voix qui correspondait nettement plus à son apparence.


Le ciel s'était couvert de nuages, et la pluie menaçait d'éclater à tout instant. Il pouvait voir au bout de la rue, s'élevant fièrement dans l'air, la tour supportant le Pont de Manhattan. Construit en 1905, le pont était encore relativement moderne, mais les décorations recherchées qui l'ornaient lui conféraient une certaine stature historique.


Étant donné la proximité entre la boutique de leur débiteur et l'attraction touristique que représentait le pont, il n'aurait dû y avoir aucun problème à attirer des clients. À tout prendre, on aurait difficilement pu imaginer un meilleur emplacement. Luck se dit que l'horloger devait être extrêmement mauvais en affaires ou terriblement malchanceux, pour se retrouver contraint d'emprunter auprès de la mafia malgré des conditions aussi avantageuses. Il connaissait la valeur que représentait ce terrain, et il était venu avec la ferme intention de forcer l'horloger à le revendre, mais...


"...Dis, pourquoi tu transportes ces ciseaux sur toi ?"


"C'est mon passe-temps."


"Je... je vois."


Comment avait-il fait pour se retrouver dans cette situation ? Luck jeta un rapide coup d'œil au garçon qui marchait à côté de lui et laissa échapper un nouveau soupir.


"Que se passe-t-il, Monsieur Luck ? Un problème~ ?" demanda Tick avec un sourire innocent. Interrogé par ces yeux étrangement aimables, Luck soupira avec désespoir une fois de plus.


'...Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de lui ?'


Les ciseaux dans ses mains étaient toujours aussi déstabilisants, certes, mais en dehors de ça il n'avait vraiment rien de remarquable. Il semblait assez sympathique, mais pas particulièrement malin, et Luck était prêt à parier qu'il n'était guère costaud non plus. À peu près aussi fort que lui, dans le meilleur des cas. Luck ne voyait pas quoi faire de ça.


"Tu t'appelles... Tick, je me trompe ?"


"Ouaip."


"Est-ce que tu comprends bien dans quel genre de situation tu te trouves en ce moment ?" demanda Luck au garçon souriant, histoire d'être sûr.


"Mmm, je dirais que Père a emprunté de l'argent sans pouvoir le rembourser... Alors il m'a vendu à vous en guise de compensation, Monsieur Luck~"


"...Ça ira, merci."


Luck aurait pu parier que Tick s'exprimait sans vraiment avoir conscience de ce que signifiaient ces mots pour lui. Réfrénant le doute qui l'envahissait, il détourna le regard et poursuivit son chemin vers le quartier général de la Famille.


...De toute façon, si le garçon s'avérait inutile, il serait toujours temps de retourner voir l'horloger. La boutique serait vendue, et la Famille récupérerait son argent. Luck aurait effectivement pu rejeter Tick sur le champ et exiger que l'homme vende sa boutique sans délai, mais quelque chose chez Tick l'intriguait. Il y avait les ciseaux, bien sûr, mais les promesses exagérées de l'horloger avaient également piqué son attention. 'Terriblement doué de ses mains', avait-il dit ? Il lui semblait aussi avoir entendu 'il peut vous être d'un grand service'.


"Écoute-moi, Tick. Si je décide que tu ne nous es d'aucune utilité, je vais devoir attacher une créance de dette sur tes vêtements et revenir te déposer devant la boutique de ton père."



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"D'accord. Je ferai de mon mieux," répondit Tick, d'une voix aussi tranquille qu'auparavant, et Luck éleva la voix en réponse, adoptant un ton cassant.


"Est-ce que tu réalises vraiment ce que ça signifie d'aider des gens comme nous ? Peu nous importe à quel point tu es 'doué' de tes mains. Ce qui compte, c'est que tu sois prêt à les salir pour nous. Tu comprends ce que ça implique ? Tu es certain d'être à la hauteur ?"


Emporté par l'agacement, Luck continua avec une question un peu exagérée.


"Disons, par exemple, que je t'ordonne de tuer quelqu'un. Serais-tu capable de le faire ?" l'interrogea-t-il d'un ton glacial. Cette fois Tick serait forcé d'admettre—


"Si vous me le demandez, Monsieur Luck," répondit Tick sans aucune hésitation, "pas de problème," et il referma les ciseaux dans sa main d'un coup sec. Luck ne voyait rien à répondre à ça.


'...Bon Dieu. Il doit manquer quelques cases à ce gamin.'


Luck réfléchissait intensément à une objection valable, la bouche entrouverte, mais finit par abandonner après quelques secondes et se retourna pour examiner les passants qui circulaient. Peut-être était-ce la pluie qui avait fait fuir les piétons ; en tout cas il n'y avait pas foule sur les trottoirs, et seules les charrettes à cheval dévalaient bruyamment les rues. L'un de ces véhicules passa juste devant lui, et après qu'il eut disparu Luck remarqua deux personnes qui se tenaient de l'autre côté de la route.


La paire était composée d'un homme aussi maigre qu'un squelette et d'un autre presque obèse. Luck connaissait leurs visages ; ils appartenaient à la Famille Martillo, une petite organisation qui opérait à peu près dans la même zone que les Gandor.


"Hé, dis donc ? On dirait le gamin des Gandor," dit l'homme maigre – Randy – en interpellant son collègue.


"Sorti encaisser des dettes pour tes frangins, hein ?" ajouta l'homme enrobé – Pecho.


"Oui, en effet. Passez une bonne journée, messieurs."


Il était évident qu'ils ne le prenaient pas au sérieux à cause de son âge, mais ça ne l'embêtait pas. Luck était le premier conscient de l'étrangeté de sa position, si jeune et déjà un cadre de la mafia ; et puis il voyait bien qu'ils ne s'étaient pas vraiment moqués de lui. Les deux hommes reprirent leur chemin, et Luck allait se détourner pour continuer...


"Ah, on dirait que ces gens ont eux aussi des affaires à régler avec Père."


Tick les avait suivis du regard, et Luck se retourna suite à sa remarque, juste à temps pour voir les deux hommes des Martillo enfoncer la porte de l'horloger d'un coup de pied. Le vacarme de la porte claquant au sol était à peine dissipé que Randy et Pecho élevaient déjà la voix dans un rugissement furieux.


"Viens voir par là, espèce d'enfoiré ! J'espère que t'as les sous que tu nous dois, pasque sinon...!"


"T'as intérêt à vendre la boutique, et à en tirer un bon prix pour nous repayer tes dettes de casino ! Douze mille au moins, tu m'entends ?!"


Leurs exclamations étaient délibérément violentes pour que toute la rue les entende, et de tous les passants, personne n'était plus choqué que Luck.


"Quoi—"


Il plaça une main devant sa bouche pour retenir le cri qui menaçait de s'échapper.


'Douze mille dollars ?! C'est six fois plus que ce qu'il nous a empruntés !'


Alors comme ça l'horloger lui avait refilé le garçon aux ciseaux et était allé s'endetter encore plus auprès d'une deuxième organisation ? Peut-être qu'il avait réussi à rassembler tout juste de quoi payer les Martillo ; et ensuite il lui avait filé le garçon parce qu'il ne restait plus rien pour les Gandor... Luck pouvait voir la combine se former dans sa tête. Il se retourna, prêt à démontrer personnellement à l'horloger la menace terrifiante que pouvait représenter la Famille Gandor...


"Ne faites pas ça, s'il vous plaît."


La voix étirée le stoppa net, s'adressant à lui comme si elle lisait dans ses pensées.


"Père est déjà fichu."


"...Comment ça ?"


"Il n'a jamais eu l'argent nécessaire pour vous rembourser. Ni vous, ni eux. Il a emprunté des tas et des tas d'argent, chez huit autres personnes au moins. Il ne pourrait pas rembourser même s'il vendait le magasin," expliqua calmement Tick, son sourire ne quittant pas son visage alors même qu'il exposait la situation critique dans laquelle se trouvait sa famille.


Luck ralentit, puis s'arrêta et se retourna vers lui tout en l'écoutant, se retrouvant face à face avec le garçon ; les deux jeunes garçons, immobiles, au bout du trottoir.


"C'est pour ça que tout est fichu pour Père. Les gens qui vont venir vont tous le menacer et peut-être même le tuer. C'est pour ça..."


Les ciseaux claquèrent dans le vide une nouvelle fois, tandis que Tick conservait toujours le même visage.


"...Que je pense que Père va s'enfuir ce soir."


Luck avait écouté silencieusement jusque là, mais à ces mots il prit une inspiration soudaine, dévisageant Tick comme s'il se trouvait devant un animal étrange.


"...S'enfuir ? En abandonnant sa famille ?"


"J'ai un petit frère," reprit Tick, apparemment sans répondre à la question. Luck se demandait où il voulait en venir, mais Tick poursuivit avant qu'il puisse l'interrompre.


"Il s'appelle Tack, et il est vraiment super intelligent. Pas comme moi. Les gens disent que c'est un génie, et il est bon dans tout ce qu'il fait. Il est plus doué que la plupart des adultes. Alors Père pense probablement qu'il s'en sortira tant que Tack est avec lui."


Luck ne voyait vraiment pas quoi lui répondre.


"Je ne fais que le gêner, Père comptait m'abandonner de toute façon. Il n'a pas assez d'argent pour me payer à manger. C'est pour ça qu'il m'a dit d'aller avec vous, Monsieur Luck, pour se débarrasser de vous."


Luck commençait à réaliser que le garçon devant lui comprenait sa situation bien mieux qu'il ne l'avait cru au départ.


"...Comment peux-tu rester aussi souriant malgré tout ça ? Oublions ton père pour le moment. Est-ce que tu détestes aussi ton frère ?"


"Hmm ? Je les adore tous les deux, en fait. Pourquoi les détesterais-je ?"


"Pourquoi...? Non, ça n'a pas d'importance. Maintenant que je sais ce que ton père compte faire, je ne peux pas le laisser s'en tirer," dit rapidement Luck, en repartant vers la boutique de l'horloger. Mais...


...La main osseuse de Tick agrippa son bras. Les ciseaux laissèrent échapper un claquement sec en heurtant le bitume.


"...Qu'y a-t-il."


"Vous ne le savez pas encore, non ?"


"Savoir quoi ?"


"Vous ne savez pas encore ce que je pourrais valoir, Monsieur Luck. Pour tout ce que vous en savez, je vaux peut-être plus que la dette de Père, hein ? Vous l'avez dit vous-même. Vous avez promis à Père que vous me prendriez en charge pendant une journée. Vous avez dit que vous verriez si je pouvais travailler suffisamment pour rembourser la dette de Père envers votre Famille."


La voix de Tick semblait juste un tantinet moins guillerette, laissant deviner un semblant de nervosité ; mais même ainsi, ses yeux n'avaient rien perdu de leur éclat.


'...D'accord, donc il n'est pas complètement idiot.'


Luck réalisa avec un certain soulagement que le garçon n'était pas complètement détaché de ce qui se passait.


'...Il comprend parfaitement la situation dans laquelle il se trouve, et ça fait longtemps qu'il s'y est préparé.'


"Si tu t'avères inutile et que ton père s'enfuit effectivement... Tu seras responsable de sa dette," lui dit Luck, accédant à contre-cœur à la demande de Tick, impressionné par la détermination du garçon. Plus curieux que jamais, le jeune cadre de la Famille Gandor fit demi-tour.


"...Je suis vraiment trop gentil..."


Luck se permit un petit sourire désabusé, tout en se dirigeant vers le quartier général de la Famille. Il se rendait droit vers sa destination, sans jeter un seul coup d'œil supplémentaire à la boutique de l'horloger. Quand au garçon qui le suivait, qui venait d'être vendu pour un misérable mois de salaire...


Ses doigts dansaient, enfoncés dans les poignées des ciseaux. Les lames métalliques suivaient le mouvement, s'ouvrant et se fermant au rythme de ces longs doigts blancs. Il rapprochait et séparait les lames avec joie, le son du métal frottant contre le métal s'élevant progressivement, tel une mélodie tirée d'un instrument.


Luck jeta un regard rapide à Tick et ne put s'empêcher de ressentir une pointe de pitié, songeant à son avenir. Le garçon ne ferait jamais partie de la Famille ; il avait l'air bien trop tendre pour rejoindre une organisation criminelle. Préoccupé par le futur du garçon, Luck lui posa une dernière question, décidé à s'assurer de quelque chose.


"Dis... Tu es vraiment d'accord avec tout ça ? Tu n'as même pas pu faire tes adieux à la famille que tu essaies de protéger."


"Oh, ce n'est vraiment rien de grave, Monsieur Luck. Je pense que je n'aurai aucune raison de le regretter. Et puis les liens qui relient les gens ne se coupent pas aussi facilement~ Ils sont intangibles, comme de l'air, alors vous ne pourriez pas les couper comme ça..."


Luck se mit instinctivement à sourire de concert, la grimace réjouie du garçon s'avérant finalement contagieuse. Mais...


"Contrairement aux gens, qui sont faciles à couper. On peut les toucher, vous voyez. Mes ciseaux peuvent les découper sans problème. Ça me rend triste, et joyeux en même temps."


Le sourire de Tick s'élargit, et Luck sentit un frisson soudain lui parcourir la colonne vertébrale. Il allait bientôt avoir l'occasion de découvrir le sens exact que renfermait ces mots.


Les ciseaux chantaient dans la main du garçon, le crissement du métal résonnant dans l'air. Le son se distinguait clairement du bruit environnant et s'entendait jusqu'au bout de la rue, dans la pénombre de la soirée ; comme s'il cherchait à annoncer le chemin que le garçon allait emprunter dans le futur.


——



Huit ans plus tard

Dans les bureaux de la Famille Gandor



"C'est pour ça que je dois m'en assurer~", murmura Tick avec un sourire éclatant à l'homme devant lui.


L'homme répondit...


"Aaaaaaaaaaaaaaahh !"



Le cri de souffrance, évoquant le son d'un tissu de soie qu'on déchirerait en deux, rebondit contre les murs gris de la petite pièce.


Tick venait juste de raconter son passé à cet homme qui se débattait en vain tel un poisson hors de l'eau, sans particulièrement s'offusquer que la majeure partie de son récit ait été étouffée par les cris d'agonie. Il ne connaissait même pas le nom de sa victime ; il se contentait de faire son travail et de lui découper la chair, seul avec lui dans ce sous-sol isolé. La chair rose pêche se fendait sous ses doigts, une couleur écarlate suintant des entailles.


"Je voulais juste tester l'endurance de l'esprit humain. Jusqu'où les liens d'une personne peuvent tenir. Ces liens invisibles. Je voulais vraiment savoir, et c'est pour ça que j'ai dû essayer, avec tant et tant et tant de gens différents..."


Tick sourit tristement, refermant ses ciseaux d'un geste.


"Les humains sont vraiment étranges. Certaines personnes refusent jusqu'au bout de trahir leurs amis, même sous la torture, et d'autres se mettent à parler avant même que je les ai coupés. Je pense que vous êtes de ceux qui ne parlent pas. C'est admirable ; je respecte vraiment ça."


L'instant suivant, les lames brillèrent à nouveau, tranchant la peau de l'homme. Il venait de couper parallèlement à l'incision précédente, les deux entailles séparées d'à peine une fraction de centimètre, rendant la blessure encore plus atrocement cruelle que la seconde d'avant.


"Gyaaaaaaaaaaaaaaaahh !"


La porte unique de la pièce s'ouvrit alors que les cris de l'homme s'élevaient d'un octave, et dans l'encadrement apparut un homme jeune au regard aussi acéré et pointu qu'une lame de couteau : Luck Gandor.


"Monsieur Tick... Pourquoi ne feriez vous pas une petite pause avant de continuer."


"Pas de problèmes, Monsieur Luck," répondit docilement Tick.


Les ciseaux se refermèrent dans un claquement, et il quitta la pièce. Luck le regarda sortir, puis s'avança jusqu'à l'homme haletant et prostré.


"...Enfin, petite... Tout va dépendre de ce que vous avez à me raconter," commenta Luck sur le ton de la conversation. L'homme inspirait violemment d'une respiration sifflante, dépourvu même de la force de crier, mais en entendant Luck il leva les yeux et se força à parler, ses dents tremblant de façon incontrôlable.


"Pi-pi-pitié, a-arrêtez ça. Je vais, je vais parler ! Je vous d-dirai t-tout ! Mais ne laissez plus ce taré s'approchaaaaaaaaaaaaaahh !"


La douleur transforma ses mots en hurlement, mais Luck n'avait pas besoin de l'entendre pour deviner sa réponse. Il soupira et étira son cou un moment, attendant que l'homme retrouve son calme... Mais celui-ci émit un nouveau cri terrifié.


"Oh mon Dieu nooooooooon !"


"...?"


Suivant le regard de l'homme, Luck vit que Tick était revenu, passant la tête par la porte entrouverte.


"Oh ? Y a-t-il un souci, Monsieur Tick ?"


"Umm... Si vous ne l'amenez pas très vite à un médecin, je pense qu'il va mourir."


Le sourire du jeune homme s'effaça juste une seconde, son regard inquiet dirigé vers le captif en piteux état.


"Oui, oui. Je m'en occupe. Vous pouvez monter manger quelques biscuits."


"Super ! Merci, Monsieur Luck," répondit Tick, son sourire revenu alors qu'il se retournait et remontait l'escalier derrière lui tout en fredonnant, tenant toujours les ciseaux distraitement dans sa main. Luck attendit pour être sûr que Tick soit parti, puis se tourna avec un sourire vers l'homme couvert de sang.


"Monsieur Tick est quelqu'un de gentil, n'est-ce pas," dit Luck, avant d'envoyer un coup de pied brutal dans les côtes du type par terre. L'homme convulsa pathétiquement sans émettre un son, l'air dont il aurait eu besoin pour crier soudainement expulsé de ses poumons.


"Mais ce n'est pas mon cas. J'espère que vous en avez conscience."



Tick était quelqu'un de gentil. Une personne suprêmement innocente, qui n'avait aucune raison de participer aux affaires de la mafia. Mais il disposait d'un talent. Il était très, très doué pour torturer et faire souffrir les gens.


Peut-être que ce talent découlait de son innocence, ou, comme certains l'affirmaient, de ses maudits ciseaux. Il n'avait fallu qu'un an pour que son nom devienne tristement célèbre, Tick l'expert en torture de la Famille Gandor.


tchic tchac, tchic tchac


Chaque fois que les ciseaux du garçon chantaient, ils étaient accompagnés par un chorus de hurlements. Et pourtant, il souriait. Innocemment, il souriait.


tchic tchac, tchic tchac


Les ciseaux dansaient dans les mains du garçon.

Follement, ils dansaient.

Les ciseaux s'agitaient, pris dans une danse insensée.



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