Bannière


1933 - The Slash - Bloody to Fair


Chapitre 3 : Folle danse des fines lames




im07



----



Plusieurs jours plus tôt

Une nuit, à Chicago

Dans un entrepôt au bord du Lac Michigan



La lune brillait dans le ciel, venant éclairer la nuit de l'échange de sa lueur idyllique.



La Famille Russo vivait des temps difficiles, cernée de toutes parts par des rivaux plus puissants qui empiétaient sur son territoire. Dans une de ses dernières tentatives désespérées de se sortir du trou, elle avait revendu une cargaison de drogue à une famille criminelle asiatique opérant dans un autre quartier. Et l'échange le plus important devait avoir lieu cette nuit-là…



"Ah… Comme cette fleur est sublime…"


La lueur pâle de la lune illuminait les allées de l'entrepôt. Le sol en béton de l'allée était lézardé, parsemé de nombreuses fissures pleines de terre, et c'est dans l'une de ces fissures que poussait une unique fleur.


Toute seule. L'unique trace de nature dans un océan de ciment gris. Un homme assez jeune était accroupi devant la fleur minuscule, murmurant à voix basse.


"Quelle couleur charmante. Quelle allure saisissante. Le simple fait de son existence, de la vie qui non seulement triomphe au cœur de l'adversité mais rassemble même la force de grandir et de s'épanouir dans cette modeste fleur… C'est tout simplement époustouflant."


Son visage, aux traits adoucis par la lumière de la lune, formait une délicate harmonie avec la fleur devant lui. Mais s'il y avait bien une chose qui semblait incongrue dans cette scène paisible…


"Hé, hé… Y m'semble qu'on t'a dit de fout' le camp, connard."


"Ce dingo sort de l'asile ou quoi ?"


…C'était le groupe de loubards à l'air menaçant qui encerclaient le jeune homme et sa fleur. Ils avaient l'air d'être environ une douzaine, et ils fixaient l'élément étranger au sein de leur cercle avec des yeux meurtriers. Le jeune homme, lui, semblait ne prêter aucune attention à la situation extrême dans laquelle il se trouvait, et observait toujours la fleur avec admiration.


"Tellement belle…"


"Oh ! T'm'écoutes ?!"


L'un des hommes patibulaires s'approcha de l'amateur de fleurs et le saisit par les volants de son col. Le jeune homme portait des vêtements inhabituels, presque antiques, qui lui donnaient l'apparence d'un noble du moyen-âge. En dehors de ses teintes sombres, noires et écarlates, qui s'accordaient parfaitement avec les couleurs effacées de la nuit, son costume archaïque semblait complètement déplacé dans cet endroit. Le jeune homme laissa le gangster le soulever du sol sans opposer de résistance, préférant regarder son assaillant avec un sourire toujours aussi doux.


"Vous ne trouvez pas ça inspirant ? Elle a réussi à pousser sans problème malgré la brise salée du lac."


"Hein ?"


Il continua, sans se préoccuper de l'expression estomaquée de son assaillant.


"N'y a-t-il rien que je puisse faire pour cette merveilleuse petite fleur ?"


"…Tu p'rras toujours lui servir de compost quand j't'aurais réglé ton compte, gamin," grogna le mafieux en saisissant son captif par les épaules pour se préparer à lui envoyer un coup de boule dévastateur, suivi d'un coup de genou foudroyant dans l'estomac.


"C'est ça !" s'exclama brusquement le jeune homme, et le gangster hésita juste un instant. Mais cette hésitation se prolongea indéfiniment tandis que le jeune homme poursuivait son laïus, et les mains du gangster se figèrent sous le choc.


"Je pense que vous allez tous devoir mourir au nom de cette fleur."


"…Quoi ?"


L'homme réalisa soudain qu'il y avait quelque chose d'anormal dans le sourire réjoui de l'inconnu entre ses mains. Chacune des dents dans la bouche du jeune homme était un croc acéré comme une lame de rasoir, évoquant le rictus mordant d'un vampire.


Leurs regards se croisèrent.


La sclérotique dans les yeux du jeune homme était d'une teinte rouge sombre, et ses iris d'un blanc éclatant. Au centre de chacun de ces yeux aux couleurs inhabituelles se trouvait une pupille sombre, d'un noir si intense et profond qu'on aurait juré qu'elle allait dévorer tout ce sur quoi son regard s'attardait. Le jeune homme ressemblait à l'une de ces créatures tirée d'un conte de bonne femme, ou d'une de ces histoires d'horreur que les enfants se chuchotent entre eux, rassemblés autour de la lueur rassurante du feu de camp.


"T'as une gueule de vamp—"



tchac



Un son retentit, passant presque inaperçu dans la rumeur de la nuit. La lame argentée s'enfonça profondément dans le cou de l'homme, comme dans du beurre. Il ouvrit et referma la bouche plusieurs fois, muet, mais la pointe aiguisée avait percé sa moelle épinière en un instant, et en moins de quelques secondes sa conscience s'éteint.


"…Hein ?"


"Hé ! Qu'est-ce qui va pas ?"


Les hommes qui attendaient derrière leur infortuné camarade n'avaient pas bien vu ce qui lui était arrivé. De leur point de vue, il venait de se figer, les main serrées autour du col du jeune inconnu. Ils commençaient à s'interroger, voire à s'inquiéter de son arrêt si soudain. Comme s'il tenait à dissiper leur confusion à la place du gangster mort, le jeune homme s'adressa à eux d'une voix amicale.


"Qu'est-ce qui ne va pas, demandez-vous ? Hé bien…"


Sa lame toujours logée bien profond dans la gorge du cadavre, il parcourut les mafieux assemblés du regard.


"…Ah, vous tous, vous êtes vraiment si pathétiques et ridicules que c'en est admirable."


"Quoi…"


C'est seulement à ce moment que les mafieux réalisèrent que quelque chose clochait. Ils commencèrent à craindre le pire pour leur camarade, et des pensées plus morbides les unes que les autres traversaient leur esprit tandis qu'ils s'approchaient avec appréhension.


"Ah, oui ! Vous savez, tant qu'on discute, je ferais mieux de vous prévenir que les gens que vous attendiez ce soir n'ont pas pu venir !"


Les hommes s'arrêtèrent, pris de court par sa déclaration. Ils pensaient avoir affaire à quelqu'un qui n'avait rien à voir avec l'échange prévu cette nuit-là, mais il venait juste de leur prouver le contraire. Insouciant et faisant comme si de rien n'était, malgré la façon désinvolte avec laquelle il venait de briser le tabou qui entourait les affaires de la mafia, le jeune homme continua à parler avec le même sourire tranquille.


"Vous avez été abandonnés ! Rejetés ! Vos partenaires ont non seulement refusé de vous accompagner dans votre voyage dans l'autre monde, non seulement ça, mais ils ne daigneront même pas déposer des fleurs sur vos tombes ! C'est tellement absurde, que j'en aurais même de la pitié pour vous… Mais hélas, c'est impossible. Devant la beauté de cette fleur, vous êtes tous… également ridicules !"


Il conclut son bref discours en pressant la détente de l'arme dans sa main. Un craquement sec et violent éclata dans l'allée. Le bruit du coup de feu retentit dans le ciel nocturne et le cou du gangster mort explosa simultanément, projetant un barrage de projectiles derrière lui.


"Waah…"


"Argh…"


Les mafieux les plus proches se retrouvèrent soudain transpercés d'impacts rouge vif à la poitrine ou à la tête, et s'effondrèrent sans vie comme des marionnettes dont on aurait tranché les fils.


"Mais qu'est-ce—"


"C'est cet enfoiré…!"


Les hommes restants, une petite dizaine, plongèrent la main dans leur manteau, déstabilisés par le carnage qui venait de s'abattre brusquement en leur sein. Mais le jeune homme inconnu ne bougea pas d'un centimètre, se servant du corps devant lui comme d'un bouclier humain tandis qu'il continuait à presser la détente de la lame qu'il tenait dans sa main.


Les coups de feu rugirent l'un après l'autre, leur écho se propageant sur le lac, mais tous provenaient de l'arme du jeune inconnu. Ses balles firent mouche, frappant les plus rapides à dégainer leur flingue ; après avoir envoyé la moitié d'entre eux à terre, il retira son couteau du cou où il était planté. Le sang jaillit paresseusement de la blessure béante, coulant le long du cadavre. Les mafieux, tout en s'empressant de sortir leurs pistolets, sentirent leur regard attirés par l'arme qui luisait sous la lueur de la lune.


Un pistolet… et un couteau ?


Ça avait la forme d'un pistolet, pas de doute possible. Ce qui était surprenant, c'est le fait que le canon était bien plus long que la normale pour un pistolet de cette taille. Un rayon de lumière s'attarda sur la silhouette du canon, révélant un tranchant acéré.


"Une épée… pistolet ?" marmonna l'un des mafieux avec incrédulité. Il se reprit très vite, dégainant son propre pistolet pour le pointer vers l'inconnu. Étonnamment, le mystérieux jeune homme choisit de baisser son arme au lieu de faire feu, laissant sa lame étrange pendre mollement à son côté. Le gangster pressa la détente, scellant le destin du jeune homme.


Mais une silhouette dissimulée dans l'ombre empêcha le tir d'atteindre sa cible.


Un clang retentissant résonna dans l'entrepôt, une fraction de seconde après le coup de feu. Une silhouette avait surgi devant le jeune homme en un instant. Elle tenait ses bras croisés devant son visage, là où l'impact métallique avait éclaté. Une cascade d'étincelles bleutées avait jailli de ses bras tandis que la balle déviée par le choc avait fusé loin dans l'obscurité.


Les mafieux prirent quelques secondes pour digérer ce qui venait de se produire.


"C'est quoi ce bordel…"


"Vous êtes qui, putain de trou du cul ?! D'où vous sortez ?!"


"Ne joue pas… avec moi," grogna la silhouette du nouvel arrivant, fusillant du regard l'homme dont il venait de sauver la vie. "Ce n'est pas le moment de plaisanter… Christopher."


Christopher agita la tête lentement, comme s'il était navré d'avoir déclenché une telle ire.


"Oh, allez, Chi. Tu sais bien que je ne suis pas du genre à plaisanter. Et je n'étais pas en train de jouer avec toi, tu sais ! J'avais confiance en toi, c'est différent. On pourrait même dire que j'avais confiance en ton amour ! Ah, mais je tiens à préciser une chose : je n'aime pas les hommes dans ce sens là, juste histoire d'être clair. Je ne voudrais pas te donner de faux espoirs."


L'homme qu'il venait d'appeler Chi secoua la tête sans un mot, se jetant vers les mafieux restants. Ceux-ci revinrent brusquement à la réalité, tirant avec furie sur la silhouette qui s'avançait, mais les balles rebondissaient avec des étincelles sur le métal froid qui couvrait ses bras et partaient se perdre dans l'obscurité. Chi se pencha en avant tout en courant, ses gantelets métalliques formant un cercle devant lui. Il courait si bas que son torse rasait pratiquement le sol, permettant à ses bras de couvrir toute la hauteur de son corps.


'Oh mer—'


Le mafieux le plus proche ne put même pas finir sa dernière pensée. Le cercle formé par les bras de Chi s'élargit soudain dans une sphère, frôlant le gangster de près. Puis les bras s'écartèrent dans un flash et la sphère s'ouvrit en un instant pour englober le corps de sa cible. Ce qui ressemblait jusqu'à présent à de simples gantelets métalliques s'ouvrit en se dépliant près des poignets de Chi, laissant quatre lames incurvées au tranchant redoutable se dresser par dessus ses mains. Les gants étaient devenus une paire de griffes qui traversèrent la tête de sa cible.


Quatre lignes rouges apparurent sur le cou et le visage. Les entailles étaient d'une profondeur plus que fatale.


Chi ne prit même pas la peine de vérifier ; la sensation dans ses muscles lui confirmait tout ce qu'il avait besoin de savoir tandis qu'il fonçait en avant, par delà l'homme qui était mort sur le coup. Il fusa d'un mafieux à l'autre sans ralentir l'allure, une ombre plus rapide que l'éclair. La moitié des hommes restants s'effondrèrent sans vie.



im08



"Qu'est-ce qui se passe, putain ?!"


"Sale monstre !"


Les chanceux qui s'étaient tenus hors de portée des griffes de Chi se tournèrent aussitôt, pointant leurs armes vers sa silhouette qui battait en retraite. Mais au moment où leurs doigts pressaient contre la détente, ils entendirent une voix s'élever derrière eux.


"Hmm… Vous êtes vraiment terriblement mauvais, n'est-ce pas ?"


La voix doucereuse devait appartenir à une femme, et ses accents suaves semblaient inappropriés à cette nuit dominée par l'odeur âpre du sang et de la poudre. Les mafieux hésitèrent un moment entre tirer ou se retourner. Certains firent feu instinctivement devant eux mais les balles manquèrent leur cible, passant en sifflant loin des bras levés de Chi. La voix de femme derrière eux se mit à ricaner devant le piètre spectacle qu'ils offraient.


"La Famille Russo, c'est bien ça ? Je crois me souvenir qu'un bon nombre d'entre vous ont été tués par de simples gamins l'an dernier… ou il y a deux ans, peut-être ? Ha…"


La dérision dans sa voix était évidente, mais les hommes étaient trop abasourdis pour se mettre en colère.


'Qu'est-ce que c'est que ces tarés ?'


"C'est d'un pathétique. Je croyais que la Famille Russo était censée être l'une des organisations les plus influentes de Chicago. Mais si une petite douzaine de morveux ont suffi pour vous mettre une bonne raclée… et maintenant, quelques douzaines d'entre vous sont en train de se faire régler leur compte par une poignée d'entre nous… Hé ben. Je dirais que c'est l'humiliation totale. Vous ne trouvez pas, mes choux ?"


Il était clair à présent que la femme était de mèche avec les monstres en face d'eux. Autrement dit, c'était une ennemie. Dans ce cas, il n'y avait pas à hésiter. Tout ce qu'ils avaient à faire, c'était de se retourner et de la truffer de plomb.


Mais si elle avait un flingue ?


'Peu importe.'


L'heure n'était plus aux délibérations prudentes. L'un des gangsters se retourna, son doigt se resserrant déjà contre la détente de son arme. Si la femme était armée, il allait l'abattre immédiatement d'une balle en pleine tête. Sinon, il allait la prendre en otage. C'était un plan simple et efficace. Il se retourna vivement, sûr de son succès. Le reste des gangsters, suivant son exemple, pivotèrent à leur tour…


"Qu…?"


…Et se figèrent, surpris. Il n'y avait rien devant eux.


Ils avaient entendu une voix, ils en étaient sûrs ; mais devant eux il n'y avait rien d'autre que le mur taché de rouille de l'entrepôt. Leur confusion se mua graduellement en panique, et ils tournèrent rapidement dans tous les sens à la recherche de la propriétaire de cette voix mystérieuse.


"…Qu'est-ce… Où ell–grrk"


De l'acier froid et acéré jaillit de l'obscurité. Logées dans leur crâne, les lames glacées se mirent à se réchauffer au contact du sang, mais les mafieux n'étaient plus en état de percevoir quoi que ce soit.


"Hé, c'est quoi ce bordel, derrière ?!" cria un homme par dessus son épaule ; il avait gardé les yeux fixés sur Chi qui s'approchait à nouveau, mais réalisait que quelque chose n'allait pas derrière lui. Il jeta un coup d'œil rapide et vit ses alliés étalés au sol, des anneaux noirs plantés dans leur tête. Les anneaux étaient enfoncés jusqu'à l'os, logés profondément dans leur crâne, certifiant au premier coup d'œil qu'ils étaient indubitablement morts.


Puis, la voix retentit à nouveau.


"Je suis désolée," reprit la femme à voix basse, depuis un recoin sombre de l'entrepôt. Sa voix résonnait bizarrement, comme si elle parlait directement dans leur tête. "Nous ne comptions pas vous tuer, mais Chris a ses humeurs. Vous comprenez, j’espère. Je suis vraiment sincèrement désolée."


"Merde…"


Le tourbillon chaotique d'émotions qui régnait dans l'esprit des mafieux restants se stabilisa finalement sur une émotion primaire collective : la terreur. Mais à l'instant où ils ouvraient la bouche pour donner voix à cet instinct primitif…


"La ferme. Je hais les gens bruyants."


…Chi passa à travers leurs rangs comme un courant d'air, et leurs hurlements étouffèrent dans leurs gorges tranchées avec des soupirs muets.


Il n'en restait plus qu'un ; il saignait abondamment d'une de ses blessures mais sa gorge avait été épargnée, et il trouva la force de maudire ses tueurs dans son dernier souffle.


"Putain… Si La… Si Ladd était là… Il vous ferait… re-regretter ça, sales enculés…"


"Je ne sais pas qui est 'Ladd', mais il n'est pas ici."


Chi enfonça une griffe à travers le cou de l'homme agonisant, en gardant une expression imperturbable.


"Hrrk !"


"Et c'est tout ce qui compte."



Moins d'une minute s'était écoulée depuis le début du combat, mais l'air était déjà imprégné de l'odeur écœurante du sang. La scène de carnage aurait suffi à faire perdre l'esprit à n'importe quel être humain ordinaire, mais le visage qu'affichait Chi qui se tenait au centre du massacre restait résolument neutre et impassible. Il avait déjà replié les griffes d'acier à l'intérieur des gantelets, les lames posées à plat contre ses bras pour les protéger. La femme mystérieuse était toujours hors de vue, et seul le bruit du vent soufflant depuis le lac remplissait le silence autour d'eux.


"Ah, oui, les fleurs sont vraiment magnifiques, n'est-ce pas ?"


Le jeune homme, Christopher, avait profité de la frénésie qui régnait pour s'écarter du combat. Il était désormais perdu dans son propre monde, complètement absorbé par l'unique fleur qui ornait l'entrepôt.


"Oh… Oh mon Dieu…"


Un homme se tenait derrière lui. Il faisait partie de ceux qui entouraient Christopher il y a seulement quelques instants, mais il se tenait là sain et sauf, ayant échappé aux griffes de Chi et aux étranges anneaux coupants. De plus, il n'avait même pas tenté de sortir son arme, ou fait preuve d'agressivité à l'encontre des tueurs. Enfin, pas avant cet instant, en tout cas. Son visage était déformé par la colère tandis qu'il ouvrait la bouche pour délivrer une tirade enragée à Christopher.


"…Qu'est-ce que c'était que ce foutoir."


"Comme vous le voyez, une fleur a éclos ici. Elle est plutôt belle, si vous voulez mon avis."


"Ne vous foutez pas de ma gueule ! Je vous avais payé pour faire diversion et buter ce type et uniquement ce type, pas pour transformer ce putain d'entrepôt en abattoir !" gueula l'homme en envoyant un coup de pied rageur à l'un des cadavres. C'était le premier que Christopher avait attaqué. "Mais… Mais vous avez tout fait foirer ! Regardez-moi ce putain de charnier ! Et maintenant je suis dans un merdier pas possible à cause de vous !"


Christopher se tourna vers l'homme furibard, avec le sourire d'un gamin satisfait.


"Bah, vous étiez fichu depuis le départ, non ? Ne rejetez pas la faute sur nous comme ça."


Chi éleva la voix derrière eux, appuyant Christopher.


"Écoute, la taupe. Tu t'es bien débrouillé pour infiltrer la Famille Russo, mais nos contacts nous ont certifié que ça fait des mois que tu es accro jusqu'à l'os à la drogue qu'ils distribuent. Tu es peut-être rentré en tant que chasseur, mais tu vaux ne vaux guère mieux que ton gibier maintenant."


"Qu…"


La femme prit la parole dans l'obscurité, coupant le "mafieux" avant qu'il puisse se défendre.


"Regarde-toi, mon chéri. Tu savais que si la Famille Russo finissait par rendre l'âme, tes supérieurs finiraient par avoir vent de ton nouveau… passe-temps. Tu deviendrais un criminel toi-même. Tu en avais bien conscience quand tu nous as engagés, non ? Tu voulais qu'on s'occupe du seul homme qui savait que tu étais accro, celui qui te filait la marchandise. C'est pour ça que tu comptais faire passer le meurtre pour un accrochage lors d'une négociation qui aurait mal tourné."


L'homme se tendit, incapable de dissimuler sa surprise en voyant que tous ses secrets soigneusement cachés avaient été éventés par les mercenaires qu'il avait embauchés.


"…Bon, félicitations pour avoir déterré tout ça. Mais pourquoi vous avez foutu un tel merdier ? Vous avez pensé un peu au putain de bordel que ça va être si je suis le seul putain de tocard à m'en être sorti dans ce putain de–"


"Ne criez pas, s'il vous plaît."


Christopher surgit brusquement devant l'homme, lui bouchant la vue. Son sourire révélait deux rangs de crocs acérés qui brillaient doucement dans la nuit.


"La fleur risquerait de faner, vous savez," murmura-t-il avec un soin exagéré, plaçant paresseusement un doigt devant ses lèvres. "Si vous vous sentez d'humeur à crier, alors pourquoi ne pas chanter plutôt ? Une chanson sur les fleurs ! Une chanson sur la nature ! Nous n'avons pas besoin de paroles pour célébrer ce monde, non ? N'importe quoi fera l'affaire. Allez, tous en chœur… Lala la la !"


La voix claire et sonore de Christopher résonna dans l'entrepôt, un air sans paroles s'échappant de ses lèvres.


"Tralala la la la…" Un sourire apparut pour la première fois sur le visage de Chi tandis qu'il reprenait de concert avec la mélodie.


"Ladeedum, ladeeda…"


La voix féminine vint se joindre au chant, plongeant l'agent infiltré dans une espèce de chœur mélodique. Naturellement, il n'était pas d'humeur à se détendre et à apprécier la musique.


"Répondez-moi, putain ! Pourquoi vous avez fait ça ?!" hurla-t-il, une veine battant furieusement le long de son cou. Le chef d'orchestre de la chorale improvisée soupira et secoua la tête.


"J'ai déjà répondu à votre question," dit Christopher d'un ton patient et posé, comme un adulte qui expliquait quelque chose à un enfant. "Je l'ai fait parce que cette fleur était belle. C'est tout."


"…Hein ?"


La taupe repassa la phrase dans sa tête plusieurs fois, incapable d'en comprendre la signification.


"Ç… Ç'a n'a pas de sens ! Quel putain d'abruti tue des gens parce qu'il trouve qu'une foutue fleur est jolie ?!"


"Ah, pourquoi pas ? Ce n'est qu'une question de perspective."


"Tu te fous de moi ! C'est juste du putain de bon sens !"


Le policier était à bout de souffle, aspirant goulûment de l'air pour se remettre de ses émotions. Le sourire de Christopher s'élargit de plus en plus, tandis qu'il secouait la tête de gauche à droite, comme si ses propres émotions s'agitaient à l'unisson avec celles de l'homme.


"Faux, faux, faux, faux faux faux faux faux faux. Vous avez tout faux, mon ami."


Christopher arrêta son mouvement de tête et toucha le nez du détective d'un doigt moqueur, comme un maître qui gronderait un chien désobéissant.


"Le bon sens dit que c'est mal de tuer des gens, point à la ligne, quelle que soit la raison. Puisque, comme vous pouvez le voir, pas mal de gens ont été tués, le bon sens n'a visiblement pas lieu d’être en cet endroit. Voilà le plus important."


"C'est débile ! Qu'est-ce que votre putain de jolie fleur a à voir avec un carnage pareil ?!"


"Vous ne comprendriez pas même si je vous l'expliquais. C'est juste une idée que j'ai eue, vous voyez. Je voulais juste voir une fleur qui pousse au milieu d'un tas de cadavres. La vie au cœur de la mort, dans un sens. Vous comprenez ?"


"Non, je pige que dalle, et j'en ai rien à foutre ! Vous étiez payés pour buter ce type ! Vous croyez que vous allez retrouver du travail après avoir foiré un coup comme ça ?! Hein ?!" hurla la taupe, visiblement à bout de patience. Malgré que ce soit lui qui ait engagé Christopher et ses amis, il tremblait comme une souris entre les pattes d'un chat affamé. La souris montrait les dents : acculée dans un coin, elle n'avait d'autre choix que de se battre jusqu'à la mort. Mais Christopher se contenta de sourire, ignorant la menace. Son sourire naïf et les dents de requin dans sa bouche formaient un contraste terrifiant qui renforçait son aura de danger.


"Je suis sûr que notre réputation ne craint rien. Vous vous demandez pourquoi ? Disons que…"


Le pistolet au canon-lame vint s'appuyer contre la gorge du policier sous couverture.


"Argh…"


"Si nous sommes les seuls à ressortir vivants de ce boulot, personne ne se doutera de rien. Pas vrai ?"


"S-salopard…"


"J'adore les épées pistolets, ça me permet de poignarder quelqu'un avec la lame et de l'achever avec une balle. C'est le package deux-en-un. Un peu comme un fusil avec une baïonnette, mais bon, c'est un peu trop court pour être une vraie baïonnette, ou même un fusil d'ailleurs," murmura Christopher, interprétant à sa façon l'usage traditionnel réservé à ces armes. Doucement, son index se pressa contre la détente.


Le policier ne ressentait aucune hésitation dans les gestes de Christopher, et la terreur au fond de lui s'éleva dans un crescendo insoutenable. Il ouvrit la bouche pour crier, mais aucun son n'en sortit. Christopher leva les yeux pour admirer la lune.


"La lune est tellement belle ce soir… Mmm, c'est vrai. Pourquoi m'embarrasser de détails insignifiants comme notre contrat ou notre réputation ou la justice ou le mal ou les gens que j'ai tués en présence d'une lune aussi sublime, d'une fleur aussi parfaite ? Qu'est-ce qui pourrait encore avoir de la valeur en face de ça ?"


Il sourit à pleines dents, et écarta son arme.


"Ah, ce n'était qu'une blague. Je vous ai surpris ? Je vous ai fait peur, peut-être ? Allons, remettez-vous avec une chanson ! Allez, donnez de la voix au soulagement que vous ressentez à l'idée d'être toujours en vie ! Tralala, la la la la ! Évacuez tout ça !"


Le policier se redressa, toujours bouche bée, le souffle coupé par la terreur absolue qu'il avait vécue. Christopher soupira, déçu, et l'encouragea à nouveau.


"Allez, reprenez avec moi. Lu lu lu, la la la… Allez, chantez. Je commence à me sentir seul," dit-il, l'expression de son visage toujours aussi joviale et sympathique… Mais pour le policier, ce visage était mille fois plus horrifiant que tout ce qu'il pouvait imaginer.


"Falala la la… La, la…?"


Christopher gardait le sourire tandis que son doigt se rapprochait insensiblement de la détente de son arme. L'esprit de la taupe, déjà fragilisé par des semaines d'addiction à la drogue, commença à s'effondrer sous la menace de sa mort imminente.


"Mais… Ah…"


La lame montée sur le canon du pistolet était pressée contre sa gorge, la peau tendue sous le tranchant, à un cheveu de faire couler le sang…


"Chris."


Christopher s'arrêta, tournant la tête vers la voix féminine.


"J'ai un message des Jumeaux… De Sham et Hilton."


"Vraiment, Liza ?"


Christopher baissa son arme et se retourna.


'..Je suis vivant ?'


La seule pensée qui occupait l'esprit de leur client était un soulagement instinctif, sa rage envers les mercenaires capricieux déjà oubliée.


'…Je suis vivant, pour de vrai ?'


"Ah, c'est vrai. Au fait, je vous ai menti."


"Hein ?"


"J'ai dit que vos partenaires ne viendraient pas, mais c'était un mensonge."



"Quel bazar arrivé ici ?" demanda une voix calme mais ferme derrière la taupe. Il se retourna aussitôt et vit, au lieu de Chi, une douzaine d'asiatiques qui attendaient en demi-cercle autour de lui.


"Vous le responsable pour ça ? Répondez à question."


Les hommes se tenaient à l'écart des multiples cadavres, prenant soin de ne pas tâcher leurs chaussures dans le sang qui coulait encore au sol. L'atmosphère de calme meurtrier qui les entourait s'empara de l'esprit du policier comme une tornade.


"N-non… C'est… Ce n'est pas ce que vous…"


Il regarda derrière lui, mais il n'y avait plus personne. Ni Christopher, ni Chi. Pas même la sensation d'être observé dans l'ombre par la mystérieuse femme appelée Liza. Ils avaient tous disparu, comme le brouillard matinal qui s'évaporait sous les rayons du soleil.


"Ah…"


Le désespoir. L'esprit du policier embrumé par la drogue commençait à saisir ce qui venait d'arriver. Une nouvelle émotion vint remplacer celle qui agrippait son cœur il y a encore un instant. Le désespoir absolu.


Ils ne croiraient pas à un mot de son histoire s'il expliquait ce qui s'était passé. Non, même s'ils le croyaient – s'ils croyaient que des tueurs inconnus étaient responsables, et qu'ils l'avaient laissé en vie – il faudrait qu'il explique pour quelle raison ils avaient agi ainsi. Il devrait avouer que c'était lui qui les avait engagés. Autant se suicider tout de suite.


Il fallait qu'il leur fasse croire qu'il avait survécu par chance. Il ne pouvait pas leur parler des tueurs qui l'avaient trahis. Autrement dit, Christopher ne craignait rien. Sa réputation ne courait pas plus de risque que s'il avait tué le policier directement.


Il ne pouvait rien faire. Il était piégé.


Mis face à face avec le désespoir qu'était devenu sa réalité, la taupe tomba à genoux dans les mares de sang, murmurant à voix basse.


"…Monstre…"



——



"Incroyable ! Fantastique ! Magnifique ! Une simple fleur, poussant aux pieds d'un homme submergé par le désespoir… Il n'y a pas de doute possible, cette histoire traversera les siècles ! Une épopée fabuleuse, un récit célébré par tous !" s'exclama Christopher, observant la scène à travers sa longue-vue, à bord du bateau qui traversait le lac Michigan. À côté de lui, Chi observait dans sa propre longue-vue sans un mot.


"Mais il y a une chose qui m'inquiète. Cette fleur pourra-t-elle traverser les siècles, elle aussi ?"


"L'auteur de cette histoire sera bien trop mort pour s'en soucier," marmonna Chi, mais malgré sa réponse apathique Christopher sourit d'un air satisfait, affichant ses crocs dans un rictus ravi.


"Ça me va parfaitement. Les bouddhistes appellent ça l'éphémérité, non ?"


"…Pas que ça me tracasse particulièrement, mais j'espère que tu réalises que si on continue comme ça, notre réputation va finir par nous causer problème."


"Ah ah ah ah. Quelle importance ? C'est juste un à-côté qu'on fait pour s'occuper, de toute façon. Il n'y a qu'une seule personne dont l'opinion nous préoccupe, non ? C'est ça notre vrai boulot."


Chi soupira et secoua la tête, agacé. "Depuis le temps, on a réussi à se tailler un nom dans le milieu. On n'est peut-être pas aussi connus que Vino ou Walken, mais essaie de garder en tête qu'on a un certain standing dans le monde des tueurs à gage, OK ?"


"Ce genre de célébrité ne m'intéresse pas. Quelle valeur peut-on trouver à de telles voix, quand bien même elles se pâmeraient d'adoration ? Oh, elle était jolie celle-là ; je viens de sortir une phrase assez fabuleuse, tu ne trouves pas ? Note-la pour les générations futures, tu veux ?"


"Ne commence pas."


"Quoi qu'il en soit ! Si nous voulons devenir 'la référence' dans le milieu, autant aller directement régler son compte à Vino, non ? Grimper les rangs l'un après l'autre serait d'un ennui mortel."


Christopher observa la rive pendant un moment ; les remous du bateau lui firent perdre de vue le policier et la fleur. Retrouvant un sérieux inhabituel l'espace d'une seconde, il demanda, "Alors, Sham et Hilton ont donné des nouvelles ?"


"Qu'est-ce que j'en sais, moi," répondit Chi, mais une autre voix se fit entendre sur le bateau, comme si elle n'attendait que sa réplique dédaigneuse.


"Je vais répondre à cette question, puisqu'elle est liée à votre 'vrai' travail."


Christopher et Chi baissèrent les yeux vers l'endroit d'où provenait la voix, mais il n'y avait que la vaste étendue des eaux sombres du lac à perte de vue.


"Liza ? Hein ? Attends, nous sommes montés dans le bateau et tu n'as pas… Où es-tu passée ?"


"Hmph. Tu m'as fait sursauter."


Les deux hommes échangèrent un regard, surpris, mais la "voix" de Liza ne leur prêta aucune attention et poursuivit.


"C'est au sujet des ordres de Huey. Il veut que vous preniez le train demain pour New York, pour aller aider Tim."


"Wouah," s'exclama Christopher avec un air faussement étonné et un large sourire. "Ça alors ! Depuis le temps ! J'ose dire que cela fait des années – non, des dizaines d'années – que nous n'avons pas reçu de vraie mission !"


"Ça fait trois mois."


Christopher fit comme si Chi n'avait rien dit et sourit de toutes ses dents, les yeux brillant d'excitation.


"Et Adelle ! Je ne l'ai pas vue depuis des siècles ! Ça doit être terriblement frustrant pour elle, tu sais, obéir à Tim et tout ça. Ce brave homme insiste sur le fait de ne jamais faire de victimes, tu y crois, toi ? Pauvre, pauvre fille."


Il secoua la tête d'un air faussement affligé et se redressa de toute sa hauteur, penché en arrière, la tête fixant la pleine lune qui illuminait la surface du lac.


"Maintenant, le temps des pleurs et des lamentations est révolu ! La lune nous sourit, alors les flots qui nous attendent seront cléments ! C'est exact, mes amis. Partout où nous allons, nous sommes suivis par la bénédiction du soleil… et par une pluie de sang…"



——



Quelques jours plus tard

Penn Station, New York



"La bénédiction du soleil, mon cul. Et une pluie de sang qui tomberait par un temps pareil serait lessivée dans le caniveau en moins de deux," marmonna Chi avec exaspération. Il se tenait à l'entrée de la gare, ses bras entourés de bandages croisés devant lui tandis qu'il fixait d'un air sombre les trombes d'eau qui s'abattaient sur les rues de New York.


"Mère Nature est si capricieuse. C'est ce que j'aime tant chez elle," dit Christopher avec un sourire embarrassé, brandissant son parapluie d'une main. "Chantons pour célébrer la pluie. Quelque chose d'optimiste, quelque chose qui me remonterait le moral même si j'étais trempé jusqu'aux os. Chi, sois gentil et trouve-moi quelques paroles appropriées, tu veux ?"


"Pas question."


La pluie féroce tombait en soufflant et se mit à les doucher malgré le parapluie. Ils étaient arrivés, au cœur d'une averse si sauvage qu'elle aurait pu tailler n'importe quoi. Ils étaient arrivés, déterminés à repeindre les gouttes qui tombaient d'une teinte écarlate chaude et visqueuse…



——



Au même moment

Dans un bâtiment abandonné près de Grand Central Station



"On dirait que ce n'est pas près de s'arrêter~" murmura doucement Tick, écoutant le bruit sourd de la pluie qui s'intensifiait au dehors.


"…Ouais," répondit Maria, blottie dans un coin de la salle poussiéreuse et jonchée de détritus. Son insouciance habituelle avait disparue sans laisser de traces, et elle s'exprimait d'une voix morne et fatiguée.



Le choc des lames l'avait envoyée plonger dans l'abysse.


La lame d'un katana, tranchant absolument tout sur son passage. C'est tout ce en quoi elle avait jamais cru. Non, c'est tout ce qu'elle était. Sa foi en son épée était sa raison d'être. Croire en la lame aiguisée de son katana, croire que son épée était la meilleure de toutes, démontrer sa foi grâce à ses deux mains et aux lames aiguisées qu'elles brandissaient… C'était l'essence de la vie de Maria Barcelito.


Mais cette foi absolue commençait à se fissurer. Les mots de la femme qui l'avait affrontée avec une lance reprenaient vie dans l'esprit de Maria, aussi clairs que lorsqu'elle les avait entendus la première fois.


"Mais la confiance en soi, c'est juste, ah… le dernier espoir auquel on s'accroche pour se réconforter."


'…Non.'


"Et la preuve, c'est que… Vous commencez à douter, je me trompe ?"


'…Non !'


Encore et encore elle niait de toute ses forces, mais le fantôme qui hantait son crâne refusait de s'en aller ; la lance de son ennemie se rapprochait à une folle allure de son cou…


"…Vous êtes convaincue qu'une épée… ne peut pas battre une lance."


La pointe fantôme s'enfonça profondément dans la chair tendre de sa gorge.


"Aaaaaaaaaah !"


"Maria ?!"


Maria s'était tenue jusqu'à présent les genoux rabattus contre la poitrine et les bras avachis autour de ses jambes ; brusquement elle se prit la tête à deux mains en laissant échapper un cri de supplice. Pour une fois, Tick perdit le sourire en se précipitant à ses côtés. Le tortionnaire expérimenté fixa le visage de Maria avec inquiétude tandis qu'elle tremblait violemment et se tenait la tête à deux mains.


"Ça ne va pas, Maria ? Tu as mal ?"


"Aah… Aaaaaaah…"


Maria reprit un peu d'emprise sur elle-même, et regarda Tick d'un œil timide, comme un bambin effrayé. Elle inspira d'une voix chevrotante, essayant de rassembler ses esprits.


"Ah… Ah. Désolée de t'avoir fait peur, amigo."


"Tu es sûre que ça va ?" insista Tick, aussi paniqué qu'un gamin perdu dans la foule.


Maria força un sourire et répondit, "Bien sûr que ça va, amigo ! J'ai juste eu un cauchemar de rien du tout…"


"Tu n'as pas perdu."


"Qu…"


Maria écarquilla les yeux face à sa proclamation soudaine, mais Tick était très calme, parlant avec assurance comme s'il avait vu de ses propres yeux le fantôme qui hantait l'esprit de Maria.


"J'y repense depuis qu'on s'est enfuis, et je pense que tu n'as pas du tout perdu, Maria."


"…Ah ah, ce n'est pas la peine de vouloir me réconforter."


"Mmm… Mais réfléchis à ce qui s'est passé. M. Ronnie a fait irruption et a mis fin au combat. Ça veut dire qu'il n'y a eu ni perdant ni gagnant…"


Maria repensa au combat, étudiant les paroles de Tick.


Ronnie. Ce nom ne signifiait rien pour elle, mais elle devinait sans mal de qui Tick parlait. Il s'agissait de l'homme mystérieux qui avait surgi juste avant que le combat n'atteigne sa conclusion fatale, et qui s'était emparé de leurs armes respectives en un clin d'œil. Comment avait-il pu accomplir un tel prodige, alors qu'elles étaient toutes les deux dans un état de concentration extrême, leurs réflexes plus vifs que ceux d'une panthère ? Ça la troublait un peu… mais pas plus que ça. Elle avait d'autres soucis en tête.


"Mmm… Non, Tick. J'avais déjà perdu… Ce n'est pas une question de force. J'ai douté de Murasamia, même si ce n'était que l'espace d'une seconde. J'ai perdu…"


"Mais–"


Maria l'interrompit avant qu'il dise quoi que ce soit. "Je te dis que j'ai perdu ! J'ai perdu ! Tu ne comprends pas ce que ça fait, Tick !" cria-t-elle, sa voix tremblant sous l'effet du stress et de la frustration. Elle estimait que seuls les combattants étaient à même de juger de l'issue d’un combat, et que les paroles de Tick faisaient montre d'un manque de considération inacceptable. Ses émotions refoulées explosèrent dans sa tête, et la fille déprimée d'il y a un instant disparut dans un éclair de rage. "Qu'est-ce que tu en sais, d'abord ?! Tu ne participais pas au combat, alors qu'est-ce que tu viens me parler de victoire ou de défaite ? Tu ne t'es jamais battu de toute façon ! Tout ce que tu fais, c'est découper des gens qui ne peuvent même pas lutter ! Tu passes ta vie à te cacher ! Qu'est-ce que tu pourrais savoir de moi, hein, Tick ?!"


Tick resta muet.


"Tu passes ton temps à sourire sans rien faire ! Comment pourrais-tu, pourrais-tu, comprendre…"


Maria s'arrêta, la respiration sifflante, et se sentit accablée par le remords. Elle avait perdu, elle était pathétique, elle était la pire des moins-que-rien. Et elle s'était mise à incendier de toute sa tristesse et de sa rage la seule personne qui essayait de l'aider. Depuis qu'ils s'étaient réfugiés dans ce bâtiment désert, il avait essayé de lui remonter le moral malgré le peu d'effort qu'elle y mettait. D'ailleurs, une bonne partie de l'inquiétude qui lui vrillait le cœur venait de la déception qu'elle ressentait envers elle-même, de ne pas avoir su se montrer à la hauteur des attentes de Tick.


Et elle avait relâché tous ces sentiments terribles sur Tick lui-même.


"Ah…"


Il fallait qu'elle s'excuse. Mais elle hésitait, incertaine des mots ou de l'attitude à adopter. Tick saisit l'occasion pour prendre la parole, prenant le ton navré du garçon qui venait de casser le jouet de son meilleur ami.


"Je suis désolé…"


"Quoi ?"


"Je n'arrive probablement pas à comprendre ce que tu ressens parce que je suis trop bête."


'…Non, pas du tout.'


Maria voulait lui affirmer le contraire, mais l'acceptation tranquille dans la voix de Tick l'avait surprise, et elle ne savait pas quoi dire.


"Je te l'ai déjà dit, non ? Je ne comprends pas très bien ce que tu appelles la foi ou la confiance, Maria, parce que je ne peux pas la voir de mes propres yeux. C'est pour ça que je n'arrive pas à y croire. Si j'étais un peu plus malin, je suis sûr que j'arriverais à te comprendre. Je ne t'aurais pas rendu aussi triste…"


Elle se tenait là, les bras ballants, incapable d'imaginer une seule réponse.


"…Je suis désolé. Je n'arrive pas à comprendre ce que tu ressens quand tu dis que tu as perdu, Maria."


Chacune de ses excuses plantait une nouvelle épingle de culpabilité dans le cœur de Maria. C'était comme si chaque mot ajoutait une pièce à conviction au dossier chargé de prouver sa faiblesse. Mais elle ne pouvait pas l'interrompre. Elle ne se sentait pas le droit de l'arrêter. Une bonne à rien comme elle n'avait pas d'autre choix que d'écouter Tick et de graver chacun de ses mots dans son âme. Cependant, sa phrase suivante la prit complètement au dépourvu.


"C'est pour ça… que tu dois gagner."


"…?"


"Je serais très content si tu l'emportes la prochaine fois, j'en suis sûr~"


Maria ne pouvait qu'attendre qu'il s'explique, incapable de saisir le sens de ses paroles.


"Je vais faire tout mon possible pour essayer de comprendre ce que tu ressens quand tu perds, Maria… Mais tu sais que je ne suis pas très malin, alors ça va sûrement me prendre très très longtemps."


"…"


"Mais même un abruti comme moi n'aura aucun mal à comprendre comment tu te sens après avoir gagné. J'en suis certain~" affirma-t-il, faisant une promesse désinvolte. "Je le sais parce que tu souris toujours quand tu remportes la victoire, Maria, et qu'on ressent tous la même chose lorsqu'on sourit. Alors la prochaine fois, quand tu gagneras, je saurais pour sûr ce que tu ressens. Et puis, tu étais occupée à me protéger au manoir, alors ça ne comptait pas comme un vrai combat. Pas vrai ?"


Tick claqua ses ciseaux dans l'air et offrit un sourire chaleureux à Maria, comme pour désamorcer les paroles absurdes qui s'échappaient de sa bouche.


"Après tout, tu n'es pas garde du corps, Maria. Tu es une assassin."



——



Sur les rives du fleuve Hudson

Dans un chantier de construction



L'odeur métallique de la rouille était omniprésente dans l'usine déserte.


L'endroit était immense – visiblement, on y fabriquait autrefois diverses pièces de machinerie lourde ; l'intérieur était rempli de machines trop rouillées pour servir à quoi que ce soit et de tuyaux qui ne conduiraient plus jamais de vapeur. Des ampoules pendouillaient au plafond, dégageant une lumière pâle qui éclairait à peine l’intérieur.


"Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?" demanda une petite voix, étouffée par l'atmosphère poussiéreuse. Le propriétaire de cette voix était un jeune homme qui possédait un tatouage imposant couvrant la moitié de son visage, et il semblait au bord des larmes. Il était entouré d'au moins une vingtaine d'autres jeunes gens. Lui et ses camarades formaient un gang qui avait démarré sa carrière à Chicago avant de s'expatrier à New York il y deux ans ; un groupe de jeunes vagabonds sans nom particulier, qui avaient choisi de se rassembler pour se débrouiller tous ensemble.


Le jeune homme tatoué qui se tenait au centre du groupe renifla et dit, "On est coincés entre le marteau et l'enclume… Qu'est-ce qu'on va faire, Nice ?"


"Mmm… Déjà, je pense qu'il n'y a probablement plus personne au Manoir Genoard…"


Jacuzzi Splot laissa échapper un soupir colossal.


"Comment on a fait pour se retrouver dans une telle galère ?" marmonna-t-il dans le vide, repensant aux événements de l'après-midi.


Le jour avait commencé comme n'importe quel autre. Une journée paisible et ordinaire, jusqu'au moment où leurs premiers invités étaient entrés en s'exclamant. Mais à l'instant où Isaac et Miria avaient franchi le seuil du manoir, avec des visages ravis qui irradiaient une bonne humeur communicative, la tempête d'aberration qui allait bientôt éclater grondait déjà au dessus de la bande de délinquants en tous genres.


Un groupe de personnes étranges avait débarqué, peu après l'arrivée d'Isaac et Miria. Ils leur avaient posé une seule question – "Que diriez-vous, tous, de devenir immortels ?" – avant de tuer un homme sous leurs yeux. Jacuzzi s'était évanoui, puis Chane avait soudainement décidé d'attaquer le groupe qui s'était présenté sous le nom de Larvae ; tout de suite après, une femme qui brandissait une paire de katanas et un homme qui semblait avoir un faible pour les ciseaux étaient entrés dans la danse – probablement des envoyés de la Famille Gandor, de ce qu'en avait compris Jacuzzi. Toujours pas satisfaits, les hasards du destin avaient décidé d'ajouter au chaos un cadre de la Famille Martillo, plongeant le manoir luxueux dans une pagaille inimaginable.


Pour Jacuzzi et ses camarades, les Martillo et les Gandor devaient êtres évités à tout prix ; cela faisait déjà deux ans que lui et ses amis faisaient leurs affaires sur le territoire des deux organisations. En toute franchise, on pouvait à peine parler d'affaires – ils n'avaient pas beaucoup d'ampleur, et les deux Familles semblaient voir les choses du même œil, vu qu'elles ne les avaient jamais contactés jusqu'à présent. Du coup, la plupart des amis de Jacuzzi estimaient qu'ils ne couraient aucun risque, et que les deux organisations locales avaient choisi de les ignorer.


Ils avaient tort.


La plus grande peur de Jacuzzi était devenue réalité. Lui et ses amis ne savaient pas quel genre d'offre la mafia comptait proposer à un gang de gamins des rues – ils n'avaient jamais envisagé sérieusement la question – mais ils savaient d'instinct que quelle que soit la décision de la mafia, ils allaient jouer leurs vies.


"Bon, nous ne pouvons pas fuir éternellement. Ça ne ferait que les énerver encore plus… J'espère qu'on pourra régler ça à l'amiable," dit-il d'un ton abattu, résumant la situation.


"Ne t'en fais pas, Jacuzzi !" s'exclama l'un de ses amis, attirant l'attention du groupe. Jacuzzi se tourna vers lui, l'air perplexe. "Même si on en vient aux hostilités, c'est pas nous qui risquons de mordre la poussière !"


"Qu'est-ce que tu racontes, Nick ?" demanda nerveusement Jacuzzi.


Nick renifla avec assurance et répondit, "Vino sera bientôt là."


Une vague de chuchotements éclata dans la foule. Ces quelques mots avaient suffi à choquer tout le monde.


"…Vous avez appelé M. Walken ?"


"Bien sûr, tu crois quoi ? Jack est parti le prévenir à l'instant."


Les délinquants se regardèrent mutuellement, l'air peu rassuré, le visage de l'homme que Jacuzzi avait appelé Walken resurgissant dans leur esprit. Ils avaient l'air à la fois soulagés et inquiets d'entendre ce nom. Leurs regards se tournèrent vers l'une des leurs en particulier : la jolie jeune femme portant une robe noire, du même noir que ses cheveux… Chane Laforet. Elle avait brièvement écarquillé les yeux en reconnaissant le nom de Vino, mais elle était vite revenue à une expression neutre et attendait calmement en silence. À y regarder de plus près, cependant, ses yeux paraissaient décidément plus doux que d'habitude.


"Ça doit être chouette d'avoir ton fiancé qui arrive à la rescousse, hein ?" se moqua gentiment Nice. Chane détourna les yeux, mais tout le monde vit ses joues d'albâtre se teinter de rose.


L'homme qui portait actuellement le nom de Felix Walken était autrefois connu sous celui de Claire Stanfield, mais seule Chane, sa fiancée, était encore autorisée à l'appeler ainsi. Jacuzzi et son gang avaient fait connaissance avec lui il y a environ un an, lorsqu'il avait réglé quasiment à lui tout seul l'incident dans lequel Chane s'était trouvée impliquée à l'époque. C'était une figure tristement célèbre du monde criminel, appelé 'Vino' par certains et 'Walken le Nettoyeur' par d'autres ; mais pour le gang de Jacuzzi, il était un homme plutôt sympathique qui s'était présenté à eux lors de l'incident, et avait déclaré être le fiancé de Chane. Sur le coup, elle n'avait pas semblé tout à fait d'accord avec cette affirmation, mais toutes sortes de choses s'étaient produites depuis, et ces derniers temps elle semblait plus ou moins avoir accepté sa déclaration. Toutefois…


"Je ne sais pas… Je pense que les choses risquent de se compliquer encore plus s'il s'en mêle…" marmonna Jacuzzi d'un ton inquiet, sans prendre la peine de dissimuler son angoisse. Les autres, eux aussi, connaissaient bien les travers de Walken, et ils acquiescèrent aux mots de leur chef, mals à l'aise.


"Mais tu dois admettre que sans lui, nous n'avons aucune chance contre ce type, Ronnie…"


"Mais, mais quand même…"


Jacuzzi secouait la tête, incapable de se débarrasser de cette sensation de malaise diffuse, quand soudain un de ses camarades qui montaient la garde à l'extérieur entra en courant dans l'usine.


"Hé ! Attention, tout le monde ! Ce… ce type qui était au manoir ! Il est là ! Seul !"


Son cri d'alerte plongea aussitôt l'usine dans un silence tendu. L'expression geignarde de Jacuzzi se transforma en un air de détermination tandis qu'il essayait d'évaluer le danger de la situation.


"Quel type ? Il vient d'où ?"


Le jeune guetteur fit une pause, essayant d’organiser ses pensées, avant de répondre la première chose qui lui vint à l'esprit. "Mmm… Ah oui ! Vous vous rappelez, le type qui est arrivé avec les cinglés et qui s'est fait transpercer le cou, et puis après il est mort encore deux ou trois fois découpé en rondelles par la fille avec les épées ?"



––



Dallas Genoard se retrouva dominé. Conquis par une simple émotion qui bouillait au fond de lui.


L'envie de meurtre.


Une noirceur absolue qui calcinait son cœur, une émotion terrible faite de rage, d'envie, de haine et de peur. Il était trempé jusqu'aux os sous la pluie battante, mais même les torrents d'eau déversés par les cieux étaient incapables de refroidir la chaleur brûlante qui montait en lui.


Pour être précis, il y avait toute une gamme de personnes inscrites sur sa liste noire, et toute une gamme de sorts qu'il leur réservait, mais les détails lui importaient peu à cet instant. Toutes les rancœurs qu'il avait accumulées jusqu'à présent avaient fusionné dans une gigantesque vague d'animosité primaire, prête à s'abattre sans distinction sur la première âme infortunée qui croiserait sa route. Mais il lui manquait une chose pour déchaîner cette rage enfermée en lui, une chose indispensable… Il le savait mieux que quiconque.


'De la force. Il me faut de la force. Juste assez pour tuer quelqu'un. C'est tout ce qu'il me faut.

…Pourquoi je n'ai pas la force de buter ces enfoirés, ces connards que je hais plus que tout ? À quoi ça rime, si on ne peut pas tuer des salopards qui ne méritent que ça.'


Il marchait sous l'averse sans parapluie pour s'abriter, absorbé par ses pensées égoïstes. Ce n'est pas le courage qui lui faisait défaut. Si l'on avait pu désigner la volonté nécessaire pour tuer un autre être humain de sang froid comme du courage, alors certainement, Dallas Genoard était d'un courage exemplaire. Le seul problème, c'est qu'il n’était pas de taille à s’en prendre à aucune de ses cibles. Tout ce que Dallas avait pour lui, c'était son immortalité incomplète, un pouvoir incroyable comparé aux humains normaux. Mais la plupart des gens sur sa liste étaient de véritables immortels, et même ceux qui ne l'étaient pas étaient bien trop forts pour lui.


'Peut-être ces deux abrutis…'


Dallas y réfléchit un instant, ignorant qu'Isaac et Miria étaient eux aussi immortels, mais rejeta l'idée.


'Bah, rien à battre de ces branleurs… Il faut que je fasse la peau à Tim et ses putains de Larvae… Là, maintenant, tout de suite !'


Ses dents grinçaient si fort que le bruit s'entendait à plusieurs mètres. Dallas leva les yeux du sol pour observer le chantier de construction qui s'étendait sur la rive de l'Hudson devant lui. L'Hudson, le fleuve où il avait passé plusieurs années à mourir étouffé. Il arrivait presque à revoir les profondeurs vaseuses du fleuve devant lui, cet endroit entièrement fait de souffrance et d'agonie.


La seule raison qui l'avait poussé à revenir à un endroit aussi traumatisant était un souvenir qui lui était revenu en tête. Il n'avait pas été le seul à être jeté dans le fleuve, ses compagnons avaient subi le même sort que lui. Il ne se rappelait même plus de leur nom, mais il était certain qu'il avait deux camarades à l'époque, des immortels imparfaits comme lui. Il ne se souvenait plus exactement de l'endroit où il avait coulé, mais il était revenu malgré tout sur la rive du fleuve en quête d'une piste quelconque.


Il les appelait 'compagnons' dans sa tête, mais le mot ne comportait absolument aucune notion de camaraderie. Tout ce qu'il ressentait en pensant à eux, c'était un vague espoir : étant donné qu'ils étaient immortels eux aussi, il pouvait se servir d'eux comme d'outils impérissables et réutilisables à volonté.


Mais au final, il n'avait trouvé qu'un chantier désert ; aucune trace des compagnons qu'il recherchait, aucune piste sur ce qu'ils étaient devenus.


"Merde… J'ai marché jusqu'ici pour rien…"


Il fixa la surface du fleuve qui écumait lentement sous le staccato dru de la pluie. Il y a à peine quelques jours, c'était son monde à lui, sa prison engloutie. Il avait été forcé de périr noyé encore et encore, le temps s'étirant jusqu'à l'éternité… Dallas avait même accueilli avec soulagement les brèves périodes d'inconscience qui accompagnaient sa mort effective. Après tout, s'il était resté conscient durant tout ce temps, l'esprit torturé par cette souffrance infinie, il aurait très bien pu devenir fou à lier. Son visage se tordit de répulsion à cette idée, et il cracha avec dégoût dans la surface agitée de l'eau.


Il n'avait plus rien à faire ici. Il se retourna pour partir, avant de se figer sur place. Un groupe de jeune gens l'entourait, formant un demi-cercle autour de lui, et s'abritant comme ils le pouvaient des intempéries sous de vieux parapluies déchirés. Le grondement de l'averse avait masqué le bruit de leurs pas, dissimulant leur arrivée aux oreilles de Dallas.


"Vous voulez quoi, putain ?" demanda Dallas, loin d'être intimidé malgré sa très nette infériorité numérique. Le seul changement concret qui s'était produit chez lui après ses fréquentes rencontres avec la mort, c'était que la peur était devenue quelque chose de très distant, un simple concept dépourvu de sens.


"Z'avez quelque chose à me dire ? Non ? Alors décarrez. Et puis non, même si vous avez quelque chose à me dire, foutez le camp, allez. Ou je vous éclate."


"Ah, euh…"


Le chef de la petite troupe se mit à hésiter face à l'attitude agressive de Dallas. Jacuzzi reprit la parole en remuant nerveusement, d'une voix presque inaudible sous l'averse impitoyable qui tombait toujours.


"Euh… êtes-vous un membre des Larvae ?"


Dallas dévisagea le jeune au tatouage, se rappelant enfin où il avait vu ce visage.


'Ce sont les mioches que Tim voulait utiliser comme appât…'


Le gang de vagabonds qui squattait le Manoir Genoard sur Millionaire's Row.


'Maintenant que j'y pense, qu'est-ce que ces clowns foutaient dans mon manoir, en fait ? Tim n'a rien voulu m'expliquer, ce bâtard… Bah, laisse tomber. C'est encore une des magouilles de Papa ou de Jeff, j’en suis sûr.'


Dallas savait que son père et son frère aîné trempaient dans la production clandestine de drogue. Après tout, c'est à cause de ça qu'il était parti de la maison ; sa stupide famille refusait de le laisser participer au business sous prétexte qu'il était trop jeune. Il ne savait pas encore que la Famille Runorata les avait assassinés, alors il supposa automatiquement que le gang de Jacuzzi faisait affaire avec sa famille. Décidé à en avoir le cœur net, il prit l'initiative.


"Parapluie."


"Hein ?"


"File-moi un parapluie si tu tiens à la vie, gamin."


"Argh… D-d-désolé, je ne voulais pas vous offenser. Voilà, ne faites de mal à personne, je vous en supplie," répondit Jacuzzi précipitamment, tendant son propre parapluie à Dallas.


"Jacuzzi !" protestèrent Nice et les autres, mais il leur envoya un clin d'œil, faisant des gestes apaisants avec sa main. Quelques uns se mirent à fixer Dallas d'un regard furieux, mais celui-ci les ignora et s'avança d'un pas audacieux vers Jacuzzi.


"C'est quoi le problème ? Tu voulais savoir qui je suis, non ? Allez, morveux, on se bouge ; tu m'emmènes à votre planque ou quoi ?"


"…Quoi ? Ah, oui bien sûr ! Tout de suite !"


Dallas regarda pensivement le jeune homme trempé et repensa à ce que Tim avait dit plus tôt ce jour-là.


"Ou pour être plus précis, un appât."


Appât.


"Ça sonne bien."


"Pardon ?"


Dallas ignora Jacuzzi, et se mit à ricaner dans sa barbe sans prêter attention à la remarque intriguée du jeune délinquant. Il avait déjà une idée de comment se servir du gamin et de ses amis pour ses propres plans.


'Si je peux leur faire faire ce que je veux… Je pourrais peut-être réussir à buter ces enfoirés de Larvae.'


Il venait de trouver le moyen de transformer ses désirs meurtriers en réalité. Dans son esprit, le gang de Jacuzzi venait de passer dans la catégorie de ses "compagnons".


"Hé ben, on dirait qu'on va passer pas mal de temps ensemble à partir d'aujourd'hui…"


Pour Dallas, "compagnon" rimait bien entendu avec "pigeon".


"…Alors essayons de nous entendre, OK ?"


Il leva les yeux comme s'il venait de se rappeler de quelque chose, et tendit vers Jacuzzi la main qui tenait encore le parapluie qu'il lui avait extorqué.


"Hé, ça mouille, gamin. Viens-là."


"Ah… euh, d'accord."


"Pas la peine de me remercier. Mais souviens-toi, tu m'en dois une… Enfin, deux… Non, trois en fait, vu que je vais vous filer un sacré coup de main pour les jours qui viennent."


Jacuzzi, bien que son taux d'humidité externe ait momentanément cessé de grimper en flèche, se mit à pâlir, incapable de se forger une opinion sur Dallas. La seule chose dont il était certain, c'est que l'homme avec qui il partageait un parapluie n'était probablement pas un homme, mais un monstre immortel.


Toutefois, monstre ou pas monstre, sa curiosité le taraudait, et il ouvrit la bouche pour demander, "Euh… Nous vous en devons une pour le… parapluie… et pour vos… conseils ? Et la troisième, c'est…?"


"Hein ? Un peu lent dans la caboche, on dirait ?"


Jacuzzi fronça les sourcils, perplexe, mais Dallas ignora son expression et poursuivit tranquillement, toujours plongé dans ses pensées.


"C'est mon manoir que vous squattiez, tu te rappelles ?"


"…Quoi ?"


Dallas cessa de prêter attention à Jacuzzi et à ses questions incessantes ; il se tourna pour faire face au vent qui soufflait avec force sur la berge, et avança d'un pas confiant. Dans son esprit, il exultait avec une joie enfantine, se félicitant d'avoir mis la main sur des imbéciles qu'il pourrait utiliser pour mettre à exécution ses desseins meurtriers.



La pluie redoubla d'ardeur… et le ciel restait toujours aussi sombre et torturé.



——



5e Avenue

L'Empire State Building



Autrefois, c'est sur ce bout de terrain que se dressait l'Hôtel Waldorf-Astoria, l'un des hôtels les plus prestigieux de New York. Quand le grand hôtel finit par aller s'installer ailleurs, l'Empire State Building prit sa place à cet endroit. La façade extérieure de l'immeuble était bâtie dans un style Art Déco flamboyant, mais l'intérieur était au contraire d'un design très sobre, rempli de bureaux gris et ennuyeux.


Achevé en 1931, l'immeuble était célèbre à la fois pour être le plus grand bâtiment du monde à l'époque de sa construction, et pour les mesures douteuses qui avaient été prises afin d'obtenir ce titre convoité – par exemple, la grande flèche construite au sommet, sensée servir de point d'attache aux dirigeables, qui avait été rajoutée tardivement aux plans pour tenter de surpasser le Chrysler Building qui était en construction au même moment.


Une fois à l'intérieur, les visiteurs se retrouvaient face à des douzaines d'ascenseurs ; autant de portes qui menaient à la forteresse de bureaux s'étirant jusqu'aux cieux. Dans un bureau à peu près à mi-hauteur de l'immeuble, un couple bavardait avec excitation tout en regardant par la fenêtre. Ils n'étaient de toute évidence pas là pour discuter affaires ; un coup d'œil à leur tenue suffisait à s'en assurer.


"Incroyable ! Regarde, Miria ! Les gens sont minuscules comme des fourmis vus d'ici !"


"On dirait qu'on peut les piétiner !"


Les deux larrons discutaient tout en observant la masse grouillante des piétons qui avançaient sans traîner sous leur parapluie.


"Mais, attends, Miria ! Fais attention ! Tu sais ce qu'on dit : si tu mets une fourmi en colère, elle va te transformer en cigale et t'affamer tout l'hiver !"


"Aaah ! Sauve-moi, Isaac !"


Leur conversation était elle aussi tout sauf professionnelle.


"Ouh là… J'ai du mal rien qu'à reconnaître d'où vous sortez vos références, sans parler de les comprendre," soupira quelqu'un derrière eux. C'était un homme en costume cravate, dont le regard acéré était pour l'instant dissimulé derrière un air d'exaspération amusée. L'allure de sa tenue et de sa posture était complètement différente des deux près de la fenêtre, qui avaient l'air tout juste sortis d'un bal costumé.


Derrière lui attendait une jeune femme en costume noir et pantalon assorti – Ennis – qui le fixait avec perplexité. Attendant un peu pour être sûr de ne pas l'interrompre, elle se décida à lui demander, "Excusez-moi, M. Ronnie, mais… Où sommes-nous?"


Elle se tourna tout en lui posant la question, regardant avec curiosité les employés qui s'agitaient autour d'elle. Certains transportaient des objets d'un bout à l'autre de la pièce, tandis que d'autres s'échinaient à ouvrir d'innombrables boîtes pour emballer leur contenu.


"Cette agence revend sur le marché des bijoux, des montres, de petites œuvres d'art…. C'est une boîte d'import-export spécialisée dans les produits de luxe."


"Non, ce n'est pas ce que je voulais dire…"


"Je ne suis que le patron de l'agence ; c'est le propriétaire qui est capo societa1. Enfin, c'est ce qui est écrit dans les les registres en tout cas. Je prends rarement la peine de passer ici," expliqua Ronnie. Ennis pencha la tête sur le côté, pas plus avancée que l'instant d'avant.


"Ce que je veux dire, c'est que nous devons toujours faire attention à camoufler nos affaires. Enfin bon, je ne vous ai pas emmenés ici pour faire de grands discours… Je pensais juste que ce serait un endroit convenable pour s'abriter de la pluie."


Ennis se permit un soupir de soulagement tandis que Ronnie haussait les épaules avec indifférence. Il y a à peine une demi-heure, dans le manoir sur Millionaire's Row, il s'était comporté comme une personne complètement différente. Là-bas, il dégageait une aura terriblement imposante, à tel point qu'Ennis avait eu l'impression qu'il aurait pu la détruire d'un simple contact, et la lueur dans ses yeux était si terrible qu'il aurait fallu à Ennis tout son courage pour ne serait-ce qu'imaginer défier sa volonté. Mais l'être capable d'exploits aussi terrifiants était redevenu un camorrista affable, avec cette allure de gangster de la vieille époque qu'elle lui connaissait bien. Le seul indice restant qui laissait deviner sa vraie nature, c'était la lueur étrangement impitoyable qu'on décelait dans son regard ; et même cette impression paraissait presque irréelle étant donné l'attitude désinvolte qu'il affectait en ce moment.


'Je me demande ce qu'il est vraiment…'


En l'espace d'une seule journée, Ennis s'était retrouvée enfouie sous une tonne de questions. Elle était sortie de l'Alveare à la recherche d'Isaac et Miria, afin de les ramener après qu'ils soient partis en courant suite à leurs chamailleries avec Firo. Ronnie l'avait accompagnée, lui offrant ostensiblement son aide en prétextant qu'il devait s'occuper de régler quelques affaires pour la Famille.


Comment avait-il pu dénicher Isaac et Miria aussi aisément ?

Pourquoi régnait-il une telle panique dans le manoir où il l'avait emmenée ?

Comment Ronnie avait-il fait pour s'interposer aussi tranquillement et s'emparer en plein vol des armes qui allaient délivrer leurs frappes mortelles ?

Et…


'Pourquoi connaissait-elle mon nom ?'


Il y avait eu une femme se battant avec une lance dans le manoir, qui avait entaillé l'oreille d'Isaac. Ennis était aussitôt intervenue et s'était avancée pour saisir cette femme par le bras. Mais ensuite, en entendant Isaac et Miria appeler Ennis par son nom, la femme l'avait dévisagée en répétant son nom à voix basse.


"Ennis ? Ah, euh, excusez-moi, mais vous ne seriez pas celle que Szilard Quates…?"


Pour Ennis, le nom qu'elle venait de mentionner désignait à la fois l'être qui lui avait donné la vie et le pire cauchemar qu'elle puisse imaginer. Il n'y aurait pas dû avoir plus d'une poignée de personnes à New York – dans le monde entier, même – qui aient connaissance du lien entre elle et l'alchimiste vieux de plusieurs siècles.


C'est cette idée qui la troublait quand elle repensait au gang mystérieux qu'elle avait rencontré dans le manoir. Par rapport à eux, les jeunes délinquants qu'elle supposait être les propriétaires de la demeure – même s'ils n'avaient guère la tête de l'emploi – avaient l'air complètement normaux. Après tout, vu l'aisance avec laquelle la fille avait manié cette lance dans une pièce encombrée, il était clair qu'Ennis n'avait pas affaire à des gens ordinaires.


Elle se rappelait du visage de cette femme dans les moindres détails, mais malgré tous ses efforts elle ne voyait pas du tout qui elle pouvait être. Si cette femme s'apprêtait à poursuivre sa phrase avec "…employait comme secrétaire," alors Ennis aurait été rassurée : cette femme faisait juste partie de l'organisation que Szilard avait créée il y a longtemps.


Mais si elle allait dire "…a créée, l'homonculus." Si elle allait dire ça… Alors elle savait tout de la relation entre Ennis et Szilard Quates. Ce qui inquiétait Ennis plus que tout, c'est que la femme avait reconnu son nom mais pas son visage. Autrement dit, elle ne la connaissait pas de visu, mais elle avait entendu parler d'elle quelque part.


'Si je la recroise un jour… Il faudra que je le lui demande.'


Ennis était tombée sur le groupe de cette fille par pur hasard ; ils n'avaient rien à voir avec sa mission actuelle. Bien entendu cette rencontre la troublait, elle ne pouvait pas le nier, mais elle décida que ça ne servait à rien de s'inquiéter pour l'instant et écarta ce souci de son esprit. Elle se tourna vers les deux amis qu'elle était venue chercher avant de se retrouver mêlée à toute cette histoire.


"Ah, dis, Ronnie ! Tu as bien pensé à déposer la lettre comme on te l'avait dit ?"


"J'espère que tu ne l'as pas avalée sans même vérifier ce que c'était !"


Isaac et Miria avaient eux aussi assistés à la pagaille générale qui régnait dans le manoir, mais contrairement à Ennis, ils ne montraient aucune trace de confusion ou d’inquiétude.


"Mmm… Oui, j'ai pris soin de déposer votre… demande de rançon… sur le comptoir où il ne risque pas de la manquer," répondit Ronnie avec un sourire narquois.


"Bien joué ! Vraiment, merci mille fois ! Nous avons prononcé un vœu solennel, tu vois."


"Nous avons juré de ne pas revenir avant que Firo nous ait présenté ses excuses !"


Ennis regarda ses trois comparses avec perplexité tandis qu'ils poursuivaient leur conversation déroutante. Dans le hall du manoir, elle avait attendu en hésitant au cœur de la fumée étouffante, incertaine, lorsque Isaac et Miria s'étaient soudainement emparés de sa main et l'avaient emmenée dehors. Une chose en avait amenée une autre, et ils avaient finis par atterrir dans ce bureau suite à une suggestion de Ronnie. Le couple bizarre ne lui avait dit qu'une seule chose depuis leur fuite.


"On est vraiment désolés, Ennis, mais pourrais-tu nous laisser te dérober pendant un petit moment ?"


"On est vraiment vraiment désolés ! On s'excusera encore plus après si tu veux !"


Elle n'avait aucune idée de ce qui se passait exactement, mais elle avait fini dérobée – ou plutôt, enlevée.


"Mouhaha, j'adorerais voir le visage de Firo en cet instant."


"Il doit être au fond du trou ! Il a perdu ses trésors les plus chers !"


Les deux larrons échangèrent un rictus sinistre très inhabituel chez eux, poussant Ennis à finalement leur demander, "Excusez-moi ? Ses trésors les plus chers…?"


Les kidnappeurs se mirent à se trémousser et à faire la danse de la victoire ; les lumières électriques se reflétaient dans les gouttes qui parsemaient la vitre, donnant l'impression qu'ils dansaient entourés d'un voile argenté.


"Voyons, c'est de toi qu'on parle, Ennis. Et de Ronnie, bien sûr."


"Sa chère bien-aimée et son vénérable mentor !"


Ronnie eut à nouveau un rictus amusé en entendant leur déclaration, tandis qu'Ennis écarquillait les yeux sous le coup de la surprise.


"Son mentor, hein ? Je pense que le vieux Yaguruma mérite plus ce titre que moi."


"Bien-aimée…?" dit lentement Ennis, clignant des yeux en retournant le mot dans sa tête. Elle mit un moment à comprendre ce qu'ils entendaient par ce terme, et finit éventuellement par leur dire, "Je crois que vous devez vous tromper. J'habite chez Firo, c'est tout…"


"Ha ha ha. Oh, Ennis. Tu es un peu lente à la détente quand il est question d'amour, n'est-ce pas ?"


"C'est tellement tragique pour Firo ! Un amour non réciproque !"


Isaac et Miria interrompirent leur danse et se mirent à rire tous les deux, alors qu'Ennis restait là les yeux tellement écarquillés qu'elle en était comique, la tête penchée sur le côté en signe d'incompréhension.


"Ça doit être terrible, être moquée par ces deux-là… Ah, peu importe." Ronnie secoua la tête, amusé, et rentra dans la pièce voisine pour surveiller le travail des employés. Ennis considéra leurs paroles durant un moment, se plongeant dans l'introspection.


"Firo et moi… amoureux ?"


Elle n'y avait encore jamais songé. Firo avait partagé sa vie avec elle, et il était capable d'y mettre fin d'une simple pensée. La vie d'Ennis était entre ses mains. Essentiellement, leur relation se résumait à ça.


Mais elle n'arrivait pas à trouver les mots pour définir une telle relation. Ce n'était pas une relation de maître et d'esclave, et bien que Firo lui ait cédé une part de lui-même, on ne pouvait pas parler non plus de frère et sœur, ni de père et fille.


Ah. Elle voyait le problème. Considérant les circonstances, et le fait qu'elle vive avec Firo, il était logique que les gens les considèrent comme un couple. Ennis acquiesça distraitement, mais pour une raison difficile à exprimer, elle avait du mal à accepter cette explication.


Elle avait été créée il n'y a pas tant d'années que ça, et Szilard ne lui avait accordé que le minimum de connaissances nécessaires, alors le concept de romance lui était pratiquement étranger. Elle savait ce que c'était que de tenir à quelqu'un, et d'aimer quelqu'un. Mais elle n'arrivait toujours pas à saisir la différence qu'il y avait entre son amour pour Firo et l'amour qu'elle ressentait, par exemple, envers Isaac et Miria.


Et par ailleurs, si on ignorait un instant ce que les autres pouvaient penser d'eux… Que pensait Firo ?


'Et qu'est-ce que je pense de Firo ?'


Si Firo l'aimait, mais qu'elle était incapable de l'aimer sincèrement en retour, ce serait la plus cruelle des trahisons. Elle ne comprenait toujours pas ses propres émotions, et elle se sentait vulnérable face aux plaisanteries d'Isaac et Miria.


'Je me demande ce que Firo fait en ce moment ? Je me demande comment il réagirait s'il savait que j'ai été kidnappée ?'


Elle ne pouvait s'empêcher de penser à Firo. Elle se demandait où se trouvait celui à qui appartenait sa vie, et ce qu'il pouvait bien penser…



——



Bordel, bordel, bordel !


Si on feuilletait le dictionnaire, je suis sûr qu'on tomberait sur ma tête à la page 'incapable' !


Je ne peux rien faire. Absolument rien. Merde.


Tu appelles ça du savoir, espèce de vieux débris ?


C'est pas tes vieux souvenirs qui vont me tirer de là.


Bon sang, il y a peine deux heures je disais à Maiza que j'allais essayer de surmonter ces souvenirs par moi-même.


Et regardez-moi ! Je n'arrive même pas à maîtriser la situation en ce moment, alors ne parlons pas du passé de Szilard ! Je suis vraiment le roi des abrutis !


Mais bon, on s'en fiche de ça pour le moment.


On s'en fiche que je sois aussi pathétique.


Tout ce qui compte, c'est Ennis. Est-ce qu'elle est en danger ?


C'est tout ce que je veux savoir.


Si elle est saine et sauve… Tant qu'elle ne risque rien, je me moque que ces souvenirs finissent par m'absorber.


En fait, je ne m'y attendais pas.


Je n'avais pas réalisé que je tenais autant à Ennis, que je pourrais risquer ma vie pour elle sans aucune hésitation.


C'est peut-être parce qu'on vit ensemble depuis longtemps que je ressens de l'affection pour elle ?


Non, c'est pas ça.


Bien sûr que non.


C'est impossible.


C'est pas du tout ça.


Je suis tombé amoureux d'elle dès le premier regard. J'étais fou d'elle, comme si elle m'avait ensorcelé. Chacun de ses mouvements, chacune de ses expressions, chacune de ses paroles, chacune des émotions qu'elle me dévoile.


C'est tout ce qu'il me faut. Je n'ai pas besoin d'une raison pour l'aimer.


Alors… Alors, pour l'amour du ciel, que quelqu'un m'explique tout ce bazar.


Comment Dallas a-t-il réussi un coup pareil ?


Je n'arrive pas à croire qu'il ait pu kidnapper Ennis et Ronnie à lui tout seul.


Ce serait lié à l'attaque du chantier dont Ronnie parlait ?


Ou aux gosses de Chicago que Ronnie devait passer voir ?


Qu'est-ce que j'en sais, moi. Bon sang. Je ne savais pas que c'était aussi frustrant de se retrouver perdu dans le brouillard comme ça.


Je dois bien pouvoir faire autre chose que courir bêtement, quand même ?


Il doit y avoir quelque chose à faire.


Mais je ne peux pas m'arrêter.


Mes cellules me crient de continuer. Elles réfléchissent pour moi, parce que je suis trop inquiet pour penser à une solution. Trouve Ennis, elles hurlent, tu dois la trouver, trouve la maintenant avant qu'il ne soit trop tard, tu ne peux pas faire demi-tour, tu dois la trouver quitte à y laisser ta vie…


Non… Je n'en peux plus.


Je suis peut-être immortel, mais on dirait que l'effort que j'impose à mes muscles en sprintant à cette allure commence à dépasser les limites de ma régénération naturelle.


Mes jambes tremblent, je me sens comme un moteur en panne de carburant…


Et voilà, je viens de tomber à genoux, vidé de toutes mes forces tandis mon corps perd l'équilibre et s'effondre sur le trottoir.


L'eau du caniveau est sale et boueuse, mais même les éclaboussures sur mes vêtements ne résistent pas longtemps aux torrents de pluie qui me coulent dessus.


"Merde…"


Et maintenant quoi ?


Que quelqu'un me dise quoi faire, bon sang !


Je lève les yeux, comptant bien hurler ma frustration au monde entier…


Mais c'est bizarre, on dirait qu'il n'y a plus aucune goutte d'eau qui me tombe sur la tête.


Hé, il y a une ombre noire au-dessus de moi. Quelqu'un qui tient un parapluie ?


Qui c'est ?


On dirait sa main, là ; puis son bras, son visage, et je vois…



——



À l'est de Grand Central Station



Il y avait un immeuble colossal à côté de la gare ; le Mist Wall2, siège new-yorkais de la gigantesque mégacorporation Nebula. Il était peint dans une couleur gris translucide, comme le brouillard d'où il tirait son nom, et construit dans un style Art Déco qui le faisait ressembler à un nuage qui serait descendu à terre pour se planter dans le sol. Les étages les plus hauts avaient la forme de flancs de pyramide, rappelant un peu des ruines anciennes.


Le Mist Wall n'était pas tout à fait aussi haut que l'Empire State Building, qui n'était d'ailleurs pas très loin, mais il restait une attraction très populaire dans le quartier ; sa stature et sa majesté captivaient les regards admiratifs des passants. Toutefois, contrairement à l'Empire State Building, le Mist Wall n'était pas le siège de nombreuses entreprises mais d'une seule. Chaque chambre, bureau et magasin à l'intérieur, du rez-de-chaussée jusqu'au sommet, appartenait à Nebula Corporation. Le bâtiment grimpait vers les cieux, comme un symbole ostentatoire du pouvoir de Nebula.


Devant cet immeuble attendaient une douzaine d'hommes et de femmes. Le jeune homme qui leur servait de chef leva les yeux vers le sommet du bâtiment. Il écarta son parapluie et l'averse se mit à couler sur son visage, mais il ne s'en préoccupait guère ; son esprit était ailleurs.



L'homme… se rappelait de la souris.



Quand il était gamin, on lui avait donné une souris blanche. C'était une toute petite bestiole, la première chose vivante qu'on lui ait confiée. Cette souris devint la seule amie du garçon solitaire.


Il n'avait pas d'amis humains, en fait. Pas parce que les garçons de son âge se moquaient de lui ; c'est plutôt qu'il ne pouvait pas les accepter comme amis. Le garçon était un peu plus intelligent que la moyenne des enfants de son âge ; il trouvait ses camarades tellement assommants, tellement stupides, qu'il estimait que c'était une perte de temps d'essayer de discuter avec eux. Il n'y avait pas que les autres enfants qu'il considérait ainsi ; il pensait la même chose de son père, de son frère, de sa mère décédée.


Dans un sens, peut-être que le garçon n'était pas aussi malin qu'il le croyait. Après tout, en méprisant tous ceux qui l'entouraient, il s'était condamné aux abîmes de la solitude.


Depuis ces profondeurs obscures, il se mit à envier le sourire radieux de son frère. Il se sentait si terriblement seul, tandis que son idiot de frère souriait comme s'il profitait avec bonheur de tout ce que le monde avait à offrir. Le garçon refusait d'admettre une chose pareille, et se retrancha encore plus profondément dans l'indifférence.


La seule chose qui lui mettait du baume au cœur durant ces jours pénibles était la souris blanche qu'il avait gardée sur un coup de tête. Il parlait à la souris qui ne pouvait pas lui répondre et se contentait de couiner doucement. Il lui confiait tous les soucis et les misères qu'il n'avouait à personne d'autre. Tel le coiffeur du roi Midas qui murmurait ses secrets dans un trou creusé dans le sol, le garçon partageait les siens avec la souris qui ne lui répondrait jamais.


"C'est juste pour tenir le coup. J'utilise cette souris pour ne pas perdre la tête. Je vais bâtir mon monde dans cette souris – dans Jimmy," raisonna froidement le garçon, qui n'avait même pas quinze ans.


Cette souris n'était pas un animal de compagnie. Ce n'était rien de plus qu'un outil pratique, quelque chose à quoi se rattacher, quelque chose qu'il pouvait utiliser pour créer un endroit où reposer son esprit. Et c'était tout. En tout cas, c'était tout ce que le garçon avait décidé. Mais un jour… Le monde qu'il avait bâti dans la souris s'écroula, entraînant tout ce qu'il avait construit par dessus.


Un jour, il rentra dans sa chambre et vit une grande paire de ciseaux, bien plus grosse que la souris elle-même, plantée dans le dos blanc de l'animal. C'était une vue atroce, d'une cruauté pure et terriblement réelle, lui prouvant sans le moindre doute que son frère avait planté ses ciseaux dans la souris.


'Il l'a tué. Il est mort. Tick l'a tué. Jimmy est mort.'


Ce qui le surprit plus que tout, c'est la tristesse qu'il ressentit soudainement. Il s'attendait à ressentir une frustration intense à l'idée qu'on ait cassé un outil qui lui était utile, mais en fait, c'est la sensation d'avoir perdu quelque chose de précieux qui se mit à le torturer. Le désespoir qu'il ressentait après avoir perdu son meilleur ami se transforma en souffrance et en colère. Le garçon cria de toutes ses forces. Il cria le plus fort possible, suppliant quelqu'un, n'importe qui, de lui rendre Jimmy. Mais ce qu'il ne cria pas, c'est "Pourquoi".


Pourquoi Tick avait-il tué Jimmy ?


Il ne se posa jamais la question, pas même une seconde. Et au fil du temps, il en vint à se dire que ça n'avait aucune importance. Quelle que soit la raison, le fait était indéniable que Tick avait pris ses ciseaux et planté les lames cruelles dans le dos de Jimmy. Le garçon cria, pleura, hurla de rage jusqu'à ce que sa gorge le brûle atrocement ; et après avoir déversé toute sa furie, il réalisa quelque chose.


Tick n'avait pas offert une seule explication. Il ne lui avait pas offert une seule excuse. Mais… Pour la première et la dernière fois de son souvenir, son frère avait l'air triste.



'Pas que j'ai jamais réussi à deviner à quoi il pouvait bien penser… Mais je sais qu'il se moquait bien de ce qui pouvait m'arriver.'


Au final, le garçon abandonna son frère sans jamais avoir reparlé de ce qui était arrivé ce jour-là, et continua à grandir. L'homme qui le guida sur la voie de la maturité, qui effaça son passé et l'aida à reconstruire son identité, n'était nul autre que son maître actuel, Huey Laforet. L'homme qui était venu le chercher quand il s'était enfui de chez lui savait exactement ce qu'il ressentait. On pouvait même dire que Huey comprenait ce garçon de A à Z ; il connaissait parfaitement ses sentiments, son passé, et même la moindre pensée qui lui traversait l'esprit.


Le monde que le garçon avait enfermé dans sa souris était apparu en personne, pour s'adresser directement à lui. L'avatar de la souris blanche s'était matérialisé pour apporter au garçon le monde qu'il lui avait chuchoté tant de fois. Huey Laforet donnait toujours l'impression d'être caché derrière un voile ; le garçon l'observait avec autant de peur que d'admiration, fasciné par le charisme mystérieux qu'il dégageait. Au final, le garçon accepta le monde que Huey lui offrait, déterminé à en extirper l'essence pour en repeindre son monde actuel.


Cela prit plusieurs années, mais le garçon parvint à devenir quelqu'un de complètement différent. Son nom, sa coiffure, ses vêtements, sa voix, sa stature, ses pensées, sa personnalité. Tout ce qui le concernait en dehors de ses souvenirs – autrement dit, tout ce qui faisait qu'il était Tack Jefferson – fut abandonné en faveur d'une nouvelle vie, celle de l'homme appelé Tim.


Mais ces souvenirs, la seule chose qu'il n'avait pas su effacer, se dressaient désormais devant lui comme un obstacle terrifiant. De plus, ils avaient refait surface lorsqu'il était tombé par hasard sur quelqu'un qu'il n'aurait jamais cru revoir… Son frère, Tick Jefferson.


'Pourquoi maintenant… Les enjeux sont trop importants ! Je ne peux pas me laisser distraire par ça !'


Ce n'était même pas une rencontre passagère, comme s'ils s'étaient croisés en passant dans la rue. Ils étaient tombés l'un sur l'autre alors que Tim était en pleine mission, devant le gang de Jacuzzi Splot. Et apparemment, son frère était lui-même venu en découdre avec Splot et ses amis.


'Peut-être qu'il n'y a pas de quoi s'en faire. Il n'y a pas de raison que ça change quoi que ce soit, si je ne me laisse pas perturber inutilement. C'est juste un obstacle de plus, rien d'autre. Mon passé est un poids mort qui m'empêche d'accomplir ma mission. Il faut juste que je l'empêche de me distraire. Je ne peux pas le laisser…'


Le jeune homme répétait ces lignes dans sa tête tel un mantra, regagnant progressivement son calme. Il se rappelait le choc violent qu'il avait ressenti en reconnaissant Tick, au point de se mettre à trembler physiquement. Mais Tick n'avait pas semblé le reconnaître, et s'était comporté comme un parfait inconnu durant les événements du manoir.


'Bon, il faut dire que je me suis quand même rasé le crâne et mis à porter des lunettes, mais tout de même. Bon Dieu. J'ai fait tout mon possible pour oublier mon passé, et pourtant je l'ai reconnu du premier coup… Alors que lui, il ne savait pas du tout qui j'étais.'


"…ef."


'Tout compte fait, la famille ne veut pas dire grand chose. Ça me rappelle ce maigre espoir que j'avais à l'époque, quand je me suis enfui. J'imagine que je peux finalement l'enterr–'


"Chef !"


Tim se retourna, réalisant seulement maintenant que quelqu'un l'appelait.


"Qu'est-ce qu'il y a ?" demanda-t-il calmement, faisant un effort délibéré sur lui-même pour afficher un visage serein. "Désolé, je ne t'ai pas entendu à cause de la pluie."


L'orage continuait effectivement à tomber avec violence, et l'impact des gouttes d'eau sur leurs parapluies résonnait comme un bruit de tambour. Mais l'homme de main devait avoir crié comme un sourd, étant donné qu'il fixa Tim avec incrédulité avant de continuer.


"Euh, ouais… On est allés chercher Christopher et les autres, mais ils n'étaient pas là."


"Quoi ?"


"Mais ils avaient laissé un mot sur le tableau d'affichage à l'entrée de la gare."


L'homme passa une feuille pliée en deux à son chef et soupira, visiblement agacé. De son côté, Tim ouvrit la lettre avec précaution, parcourant les lignes rouges du regard tout en essayant de dissiper le vague sentiment d'appréhension qui s'installait en lui.



[ Dear Boss,



Comment allez-vous ? Pour ma part, je me sens diablement bien pour le moment.


Aimez-vous la nature ?


Avez-vous envie d'arroser les fleurs ?


Pas moi. Enfin, je veux dire que je n'ai pas envie de les arroser.


Avec trop d'eau, les fleurs peuvent pourrir.


Autrement dit, l'eau peut faire pourrir ce monde.


Elle peut même faire pourrir le cœur des gens.


Je vois que la pluie qui s'abat sur les rues est en train de faire pourrir petit à petit le cœur des passants.


Par exemple, moi aussi j'ai pourri. Je n'ai pas envie d'accomplir la mission.


Heureusement, les ordres de Maître Huey disaient seulement de venir en renfort demain.


Alors j'ai décidé de ne pas vous retrouver aujourd'hui, mais plutôt de partir en balade.


Je vais aller m'en donner à cœur joie, jusqu'à ce que je sois littéralement trop épuisé pour bouger.


J'ai envie d'utiliser mon cœur pourri comme engrais pour faire éclore les fleurs de nouveaux souvenirs choyés.


Je vais peut-être réussir à me faire une centaine d'amis ?


Tiens, pensez-vous que le nombre d'amis qu'on a est inversement proportionnel aux nombre d'âmes sœur ?


Ah, ça n'a pas d'importance pour moi de toute façon, alors je vais aller m'amuser dans les rues pluvieuses de New York.


Ne vous en faites pas. Je vais faire de mon mieux pour ne tuer personne avant que la mission ait commencé.


Ah, au fait. Les Jumeaux vous suivent où que vous alliez, alors n'essayez pas de nous contacter. C'est nous qui vous appellerons.


La pluie fait partie de la nature elle aussi. Mais je ne l'aime pas.


Un de ces jours, j'affronterai Mère Nature en combat singulier.



Ha ha. From Hell. ]



La première et la dernière lignes de la lettre étaient toutes deux tirées des lettres envoyées aux autorités par le fameux tueur en série Jack l'Éventreur, un demi-siècle plus tôt à Londres. Étant donné qu'elles n'avaient rien à voir avec le reste de la lettre, il s'agissait probablement d'un hommage entièrement gratuit.


Les lettres rouges tracées sur le papier dégageaient une très légère odeur métallique, qui laissait deviner quelle "encre" avait servi à écrire la lettre. Tim s'en rendit compte très vite et secoua la tête d'un air irrité, fatigué de devoir supporter les tendances dépravées de son collègue.


"Christopher a vraiment envie de me casser les pieds, on dirait."


"Et puis, il a mentionné le nom de Maître Huey," précisa le sous-fifre de Tim avec inquiétude. Huey Laforet était un terroriste tristement célèbre qui purgeait actuellement une peine de prison ; si les autorités apprenaient que des gens qui étaient sous ses ordres traînaient dans le coin, l'équipe de Tim risquait d'être la cible d'une attention particulièrement indésirable.


"Il savait très bien ce qu'il faisait en lâchant ce nom. Ce connard se fout de notre gueule. Il se moque complètement de ce qui aurait pu arriver si un employé avait remarqué ce mot par hasard, ou si quelqu'un avait arraché la lettre. Ce salaud se contenterait de sourire et de dire que les choses deviennent enfin intéressantes," marmonna Tim avec impatience, levant les yeux vers le bâtiment devant lui. "Bon sang, j'espérais au moins avoir la chance de l'envoyer faire un repérage de l'immeuble avant qu'on y entre pour de bon."


La pluie tombait si fort qu'il avait du mal à distinguer le sommet du Mist Wall. L'eau coulait sur son visage tandis qu'il réfléchissait à voix haute, "Pas si impressionnant quand on pense que ça fait à peine la moitié de l'Empire State Building… Mais quand je me dis qu'on va attaquer cet endroit demain, j'en ai un peu la tête qui tourne."


Il le regarda encore quelques instants avant de faire craquer son cou et de détourner brusquement le regard vers la femme qui attendait près de lui.


"Adelle."


"Ah, quoi ?"


La femme sursauta – elle ne s'attendait visiblement pas à être interpellée – et se tourna en hâte pour faire face à son chef.


"Va chercher Christopher. Dis-lui de faire au moins un repérage extérieur du bâtiment… On va retourner à la planque, et essayer de retrouver le gang de Splot."


"Compris !" s'exclama Adelle avec diligence, et elle partit en courant sous la pluie. Cependant, elle s'arrêta au bout de quelques pas et se retourna vers Tim.


"Qu'y a-t-il, Adelle ?"


"Euhhh…"


La jeune femme timide gigotait nerveusement en s'expliquant.


"Si je le trouve tout de suite et qu'il me reste du temps, ah, ensuite, euh… J'irai tuer Eve Genoard, comme nous l'avions dit."


Tim se figea. Eve Genoard était la jeune sœur de Dallas Genoard, et celle qu'il avait choisi comme otage pour faire pression sur lui. Ils ne l'avaient pas enlevée, mais ils avaient bien fait comprendre à Dallas que si jamais il les trahissait, Eve en paierait les conséquences.


"Disons… Non, pas tout de suite. Nous ne sommes pas encore sûrs qu'il nous ait effectivement trahi."


"Mais il ne nous est plus d'aucune utilité, non ? Nous avons, euh, déjà montré sa capacité de régénération à M. Splot, je pense ?"


"Plus ou moins, oui."


Ils avaient recruté Dallas pour deux raisons. La première était que leur chef, Huey Laforet, s'intéressait à l'immortalité "incomplète" de Dallas et comptait se servir de lui comme cobaye si possible. L'autre raison était qu'il devait servir d'appât, afin de pousser Jacuzzi Splot et ses camarades à les rejoindre.


Le plan consistait à démontrer l'immortalité de Dallas sous leurs yeux, puis à les embobiner pour qu'ils joignent leurs forces en promettant de partager ce pouvoir avec eux. S'ils avaient simplement eu besoin de prouver que la capacité de régénération de Dallas était bien réelle, ils auraient pu le traîner devant le gang de Splot sans s'embêter à le faire passer pour un des leurs et lui couper deux ou trois membres, mais ç'aurait été contre-productif. Après tout, Jacuzzi et ses amis seraient probablement peu enthousiastes à l'idée de devenir immortels si leur seul exemple était un cobaye humain incapable de se défendre tandis qu'on le découpait en morceaux sans relâche.


C'est pour ça qu'ils avaient choisi Eve comme otage pour le forcer à coopérer… Mais au final, leur succès avait été mitigé.


Si tout s'était passé comme prévu, ils auraient montré la régénération de Dallas et l'auraient tiré hors du manoir avant qu'il ne reprenne conscience et ne montre clairement qu'il ne faisait pas partie des Larvae ; seulement, un grain de sable était venu faire dérailler leurs plans. Le pire, c'est que Dallas avait semblé reconnaître certains des gens présents dans le manoir, et qu'il avait perdu tout contrôle en les apercevant. Un des nombreux facteurs imprévus qui avait déclenché la pagaille monstrueuse dans le hall.


Tim se rappela soudain de quelque chose, et il demanda à la jeune femme, "Tant que j'y pense, Adelle. Est-ce que tu sais ce que cette femme en costume faisait au manoir ? Tu l'as appelée Ennis, il me semble ?"


Adelle avait réagi bizarrement face à l'une des invitées du manoir, au point que Tim l’avait remarqué malgré le chaos ambiant. Elle avait même mentionné délibérément le nom "Szilard Quates" en surveillant la réaction de l'autre femme. Bien sûr, la panique qui avait démarré peu après avait coupé court à leur conversation avant qu'aucune des deux n'ait pu réagir, mais ce n'était pas ce qui l'intéressait.


'Qui était-ce ? Les dealers d'information n'ont mentionné personne de ce genre, même quand on les a interrogés sur Szilard.'


Tim fronça les sourcils, troublé de découvrir qu'un pan de la situation lui échappait complètement, et malheureusement la réponse d'Adelle ne fit qu'accroître sa mauvaise humeur.


"Euh… Je suis navrée, mais cela concerne strictement les Lamia…"


"Tu veux dire que tu ne peux rien me dire, à moi le chef des Larvae, le groupe qui supervise les Lamia ?"


"Euhh… Peut-être que… Mais c'est ce que Maître Huey nous a dit… Alors, ah, il faudrait que je lui demande d'abord…"


Tim soupira profondément, encore plus agacé par les hésitations d'Adelle.


'Un ordre direct de Huey, hein.'


Adelle, Christopher, et le reste des Lamia formaient une équipe spéciale au sein des autres Larvae, chargée spécifiquement des missions plus "brutales". Seuls les Lamia eux-mêmes connaissaient l'identité des leurs, et la raison qui les avait amenés à travailler pour Huey. Ils étaient encore plus proches de Maître Huey que Tim ne l'était, mais chacun d'entre eux possédait des troubles sévères de la personnalité qui faisaient d'eux de très mauvais candidats pour diriger le groupe ; c'est ainsi que Tim avait été désigné à la tête de l'équipe.


Malgré ses lamentations régulières envers l'état pitoyable de sa bande de bras cassés, Tim était d'une loyauté fidèle envers Huey. En revanche, même s'il respectait immensément l'homme qui lui avait apporté ce monde nouveau, il était loin d'éprouver le même respect envers les subordonnés comme Adelle.


"Enfin bref… Adelle, ne touche pas à Eve Genoard pour le moment."


"M-, mais…"


"En fait, tu as juste envie de tuer quelqu'un, c'est ça ?"


Adelle releva brusquement la tête, refermant la bouche d'un coup sec avant d'afficher un sourire gêné.


"…N-non, pas vraiment."


"Alors pourquoi tu réagis comme ça ? Bah, laisse tomber. Ça n'a pas d'importance. Genoard peut toujours nous être utile, alors laisse sa sœur tranquille pour l'instant."


"Mais en ce moment, il est peut-être déjà en train d'aller retrouver sa sœur…"


"Et alors ? Si c'est le cas, il est déjà trop tard pour faire quoi que ce soit. Ne t'embête pas avec ces bêtises. Ce serait une perte de temps supplémentaire. Tu vas juste nous attirer encore plus d'ennuis."


Adelle baissa les yeux, incapable d'accepter la décision de Tim, mais finalement son expression se résigna et elle partit sans un mot chercher Christopher. Tim haussa les épaules d'un air fatigué, observant distraitement la courbe lisse des épaules de la jeune femme disparaître derrière un rideau de pluie.


"…Merde, pourquoi est-ce que ces Lamia sont tous plus cinglés les uns que les autres ?" râla-t-il, se préparant mentalement à devoir faire face aux caprices de l'homme qu'il devait rencontrer le lendemain. "C'est pas comme s'il y avait grand chose à voir dans le coin avec ce déluge qui nous tombe dessus, de toute façon…"



——



"La pluie, la pluie, la pluie nous chante une soooonaaaateeee…"


"La ferme."


"Oh, allons. Est-ce bien la peine de se montrer si rabat-joie ? Ignores-tu donc les efforts titanesques que m'a coûtée cette chanson en l'honneur de la pluie ? Ahem. Où en étais-je ? Ah, oui. S'infiltrant dans toutes les crevasses et lézardes de ce monde…"


"Silence."


Chi ne s'embêta même pas à jeter un regard à Christopher, qui était en train de faire tournoyer son parapluie en chantant à tue-tête.


"Mais pourquoooiii ? Tu n'aimes pas pousser la chansonnette, Chi ? Pourtant tu chantais avec moi à l'entrepôt. Ne sois pas si assommant. Allez, laisse-toi emporter par la mélodie ! Le temps est venu… de frapper ! La pluie abat un poing mortel…"


"Ce n'est pas chanter qui me pose un problème, ce sont ces abominations que tu oses appeler des paroles. Est-ce que tu es trop buté pour comprendre ça, ou est-ce qu'il faut que je te fasse un dessin ?"


"Comment t'attendais-tu à ce que je déduise ça d'aboiements aussi primitifs que 'La ferme' et 'Silence' ?"


"…Mmm, c'est vrai. Je te présente mes excuses pour avoir échoué à transmettre correctement mon ressenti. Laisse-moi préciser ma pensée, alors. Tes paroles immatures offensent mes oreilles, et si tu ne fermes pas ta grande gueule tout de suite je vais te tuer."


Il pleuvait toujours à verse sur Broadway. Alors que le quartier était bondé et débordait d'animation il y a seulement quelques heures, la pluie avait resserré son étreinte draconienne sur les rues, forçant les citoyens de New York à se réfugier à l'intérieur du théâtre principal. Seulement, une fois à l'intérieur, ils se heurtaient aux gens qui essayaient de sortir, formant une cohue abominable à l'entrée.


Christopher dissimulait ses yeux et ses dents caractéristiques sous son parapluie, mais l'ombrelle asiatique en papier rouge que transportait Chi suffisait à leur attirer le regard des passants curieux.


"Tu sais, tes goûts en matière de parapluie sont presque aussi terribles que mes paroles. On est à New York, mon ami ! La frontière orientale du rêve américain. Tu ne penses pas que tu exagère un peu sur l'esprit pionnier en important avec toi toute cette culture de l'autre côté du Pacifique ?"


"Pas autant que toi avec tes yeux et tes dents."


"Oh là là, regardez tout le monde, admirez ce fantastique spécimen d'indélicatesse. C'est tout simplement honteux de se moquer ainsi de l'apparence de quelqu'un."


"Tu es comme ça parce que tu l'as choisi, je te ferais dire," rétorqua Chi.


Leur conversation continua en se perdant dans des méandres de plus en plus étranges, mais au moins elle semblait avoir distrait Christopher de sa chanson. Au bout d'un moment, Christopher se mit à fixer avec admiration le parapluie noir dans sa main et dit avec ravissement, "Les parapluies sont formidables. Je dois admettre que j'éprouve du respect pour eux, oh oui."


"Quoi ?"


"Réfléchis un peu à ça. Le parapluie est le pinacle de la sagesse collective de l'humanité, l'aboutissement de tous ses efforts pour bloquer ce terrible phénomène naturel qu'est la pluie. Plus que n'importe quel autre miracle technologique, c'est le parapluie qui représente clairement le symbole du défi lancé à la nature. Je suppose qu'on pourrait dire la même chose des vêtements, qui servent à combattre les variations naturelles de température imposées à l'Homme, mais ils sont devenus tellement essentiels qu'ils n'ont guère l'air provocateur, tu ne trouves pas ? Alors que le parapluie ! Ça, c’est quelque chose ! Ne sens-tu pas la volonté de son inventeur, en train de clamer aux cieux 'Je ne serais pas le jouet de tes gouttes sournoises, pluie damnée !' ?" énonça Christopher, avec un sourire révélant des rangées de dents pointues tandis que ses yeux de rubis brillaient d'un enthousiasme juvénile. "Et c'est tellement pratique ! Qui aurait pensé qu'une maigre trame métallique et un bout de tissu puissent l'emporter contre la pluie, celle-là même qui inonde absolument tout sur cette Terre ?"


"Je ne dirais pas qu'il remplisse particulièrement bien sa tâche."


Chi avait raison. Non seulement le vent hurlant fouettait l'air avec des gouttes presque horizontales, mais en plus elles tombaient avec tant de force sur le macadam qu'elles rebondissaient sans difficulté ; ils étaient tous les deux trempés jusqu'à la taille.


"Tant que nous ne laissons pas la pluie éclabousser nos sentiments, alors nous restons gagnants. Et puis, je vénère aussi bien la nature que moi-même, alors peu m'importe le vainqueur au final."


"…Je ne vois même pas quoi répondre à ça."


"Hé, tout le monde, regardez cet homme, voyez son cœur gonflé comme une éponge. Ah, j'ai juste ce qu'il faut pour te remonter le moral : une chanson ! Allons-y, chantons, chantons une chanson pour sauver ton âme. Ou même, une chanson pour sauver le monde. Wouah, ça devient carrément épique tout à coup ! Merveilleux. Et si nous tuions quelqu'un pour célébrer l'instant ?"


"…Je pensais qu'on s'était mis d'accord pour essayer de freiner sur les massacres en dehors des missions," répondit Chi, étouffant dans l'œuf la proposition de son partenaire avant qu'il ne s'emballe. Ils travaillaient ensemble depuis longtemps, alors il le connaissait bien. Il savait que Christopher ne plaisantait pas en faisant sa proposition, et qu'au moindre signe d'approbation, Christopher n'aurait pas hésité à faire jaillir une pluie de sang sur les passants alentour qui couraient se mettre à l'abri de l'orage.


Christopher haussa distraitement les épaules et s'arrêta avec assurance au milieu de la route. Heureusement pour lui, il n'y avait ni voiture ni personne pour se plaindre qu'il bouchait le passage. Il se tenait avec une posture prétentieuse, comme s'il se prenait pour une star du grand écran.


"Mmm. Je me tiens là, au centre de Broadway. Mais comment est-ce possible ? La pluie m'empêche d'apprécier la fameuse ambiance électrique de Broadway. J'oserais même dire que je commence à m'ennuyer."


"Dans ce cas, allons retrouver le groupe de Tim."


"Tim est doublement ennuyeux, alors pas question," dit Christopher, tournant la tête avec pétulance. Il reprit son chemin, regardant à droite et à gauche à la recherche de quelque chose d'amusant.



Ils passèrent une demi-heure ainsi, à avancer sous la pluie tandis que Christopher hochait de la tête d'avant en arrière comme une poupée brisée. Cela faisait un moment qu'ils avaient quitté Broadway, quand Christopher repéra enfin quelque chose d'étrange.


"Oh ?"


C'était un homme qui courait. L'homme était plutôt jeune, portait un fedora vert olive aussi trempé que lui, et courait désespérément à travers l'averse sans même un parapluie. Il avait l'air de chercher quelque chose, et ça devait être tellement urgent qu'il n'avait pas le temps de se préoccuper de la météo. De là où ils se tenaient, c'était difficile d'être certain, mais il paraissait très jeune, peut-être même un adolescent plus qu'un adulte.


"Quel homme surprenant. Il accepte la pluie sans protester. J'ai presque l'impression d'avoir perdu face à lui, en me cachant sous ce parapluie," marmonna Christopher en faisant la moue ; mais il classa mentalement l'homme comme un détail sans intérêt particulier et poursuivit son chemin.


Il changea d'avis dix minutes plus tard.


Christopher faisait une pause pour observer les alentours et se repérer dans le labyrinthe de petites allées, quand il aperçut le garçon qu'il avait repéré plus tôt, en train de courir tout droit vers lui dans une ruelle sur la droite. On aurait dit qu'il ne s'était pas arrêté une seconde pour se reposer depuis que Christopher l'avait vu, car ses jambes manquaient de se dérober à chaque pas et il avançait en haletant. Tout de même, s'il courait depuis dix minutes à cette allure, ce n'était pas n'importe qui. Même les coureurs de marathon professionnels ne pouvaient pas sprinter pendant plus de quelques minutes avant d'être à bout de souffle.


Christopher était intrigué, et il examina le visage du garçon qui se forçait à avancer sur des jambes croulant de fatigue.


"Hé hé." Il gloussa instinctivement, reconnaissant l'expression du garçon. Ce n'était pas de l'épuisement qu'il ressentait après avoir couru de toutes ses forces. C'était du désespoir. Christopher le reconnut en un instant, perçant à travers les émotions sauvages qui agitaient le visage du garçon. Lui et Chi avaient l'habitude de voir cette expression très, très régulièrement. Après tout, c'était eux qui en étaient à l'origine la plupart du temps. Mais voir quelqu'un en proie à un désespoir si intense alors que Christopher n'y était pour rien… Ah, c'était effectivement un spectacle rare et précieux. Et puis, il se demandait pourquoi un homme affichant une telle expression courait si vaillamment en bravant les intempéries.


Le jeune homme venait juste de passer devant eux quand ses jambes flanchèrent pour de bon. Il s'effondra en avant, les jambes pliant sous son poids tandis qu'il s'étalait par terre.


"Oh là là."


Christopher attendit un moment, observant le garçon… et, en le voyant lutter pour se relever et s'extraire de la boue, il décida de s'avancer vers lui. Chi, resté muet jusque là, réalisa ce que son partenaire s'apprêtait à faire et tenta de l'arrêter.


"Laisse-le. Ce n'est jamais une bonne idée de se mêler du malheur des inconnus."


"Mais ne dit-on pas que le malheur des uns fait fait le bonheur des autres ?"


Il cligna d'un œil rouge sang, s'avança en piétinant dans les flaques d'eau, et sans se préoccuper de la pluie qui lui tombait dessus, tendit son parapluie vers le garçon à terre. Vers Firo Prochainezo, un homme en charge de toute une portion du monde criminel de New York.



——



'Mais qui c'est ça ?' se demanda immédiatement Firo en apercevant l'homme qui lui tendait un parapluie.


Un homme des plus étranges venait juste d'apparaître devant Firo alors qu'il luttait pour ne pas chuter dans les affres du désespoir. L'homme inconnu portait des habits très chargés et au style ampoulé, des vêtements précieux qui auraient pu orner le dos d'un noble européen il y a des siècles. Dans la sclérotique écarlate de ses yeux flottaient deux iris blanchâtres, contenant chacun une pupille d'un noir de pompes funèbres. Sa bouche grimaçante affichait deux rangées de crocs soigneusement alignés, comme la gueule d'un dauphin. Si on s'était uniquement basé sur son apparence, on l'aurait immédiatement pris pour un monstre. Quelqu'un d'impressionnable se serait probablement mis à crier en l'apercevant.


Mais Firo n'était pas un capo de la camorra pour rien. Il fronça les sourcils un instant sans perdre son calme, attendant avec patience que l'homme étrange se présente. Le désespoir qu'il avait ressenti en apprenant l'enlèvement d'Ennis était toujours farouchement ancré dans un coin de son cœur, bien sûr, mais il fit en sorte de l'ignorer pour le moment ; il avait besoin de concentrer toute son attention sur l'inconnu devant lui.


L'homme aux canines pointues remarqua le changement d'attitude de Firo et son sourire s'élargit plus encore ; il s'adressa au camorrista trempé d'une voix douce.


"Tout va bien ?" demanda-t-il gentiment, et cette question attentionnée semblait tellement déplacée dans la bouche d'un homme pareil que Firo ne put s'empêcher de le dévisager avec curiosité. Il avait indéniablement une apparence très bizarre. Mais, ses yeux et ses dents mis à part, son allure ne manquait pas d'élégance. Les traits de son visage étaient assez fins, et il ne devait pas avoir beaucoup plus que la vingtaine.



im09



Firo choisit de rester silencieux.


"Qu'est-ce qui ne va pas ? Vous ne devriez pas courir sous la pluie comme ça, vous savez… Dieu sait quel rhume mortel vous pourriez attraper."


Vu l'allure louche du bonhomme, une telle marque d'attention paraissait plus douteuse que sincère, et Firo ne put empêcher une grimace gênée de se former sur son visage.


"Merci du conseil," répondit-il en fixant le sol, "mais ce ne sont pas vos affaires."


Les muscles déchirés dans ses cuisses s'étaient rattachés entre temps, et même les cellules détruites par l'effort surhumain qu'il leur avait imposé avaient complètement régénéré.


"…Bon, je vais y aller."


Firo se releva et se tourna pour partir, mais bizarrement son corps refusa d'avancer. C'était l'homme aux yeux rouges : il venait de saisir le bras de Firo dans une étreinte de fer, et refusait de lâcher prise.


"Hé… Vous allez me lâcher, oui ?!" s'exclama Firo d'un ton mauvais. Sa voix avait changé et elle ne collait plus du tout avec son visage enfantin ; elle était chargée de menaces sourdes, comme lorsqu'il parlait "business".


Normalement, il aurait essayé de régler l'incident par la parole, mais il n'avait tout simplement pas le temps de discuter. Firo contracta les muscles de son bras, essayant de se dégager tout en dévisageant avec fureur l'inconnu. Au lieu de renoncer, l'homme étrange continua de lui parler, toujours avec le même sourire aimable.


"Mais, mettons que je vous laisse partir. De toute façon, vous ne savez pas où vous allez, non ?"


Firo se figea. L'inconnu avait raison. Firo reconnut soudain quelque chose dans ces yeux rouges, quelque chose qui lui fit relâcher les muscles qui s'apprêtaient à partir dans une course folle. Au lieu de chercher à s'enfuir, il concentra toute son attention sur l'homme devant lui.


"Je vous ai vu tout à l'heure, vous savez. On aurait dit que vous étiez à la recherche d'un objet perdu, quelque chose de précieux… Mais vous ignorez où il se trouve, n'est-ce pas ? Vous couriez en vain, sans aucun objectif. Vous n'avez aucune idée de l'endroit où il a pu passer."


"Qu'est-ce…"


'Mais vous vous prenez pour qui, bon sang ! Qu'est-ce que vous en savez, hein ! Mêlez-vous de vos oignons !'


Firo se retint, les mots rageurs au bord des lèvres ; la façon dont cet inconnu avait immédiatement cerné son problème l'empêcha de donner voix à ses protestations.


"Vous ne dites rien, hein ? On dirait que j'ai tapé dans le mille."


L'homme ricana, avec un rictus qui dévoila les dents alignées en rangs serrés dans sa bouche. Chaque croc recouvrait le suivant en formant une espèce de motif vacillant, envoûtant. On aurait dit qu'il n'était pas né avec un dentier pareil, mais plutôt que ses anciennes dents avaient été retirées et remplacées par ces crocs bizarres.


"Si ce n'est pas trop vous demander, pourriez-vous nous expliquer le souci qui vous accable ? Qui sait ? Nous sommes peut-être en mesure de vous porter assistance."


"…Je vous ai dit que ce n'était pas vos affaires."


"Ah, bon hé bien j'imagine que ce que vous cherchez ne doit pas être si important que ça, si vous n'êtes pas prêt à ravaler votre fierté pour le retrouver, mmm ?"


Firo réfléchit. L'inconnu n'avait pas tort, mais Firo ne pouvait pas non plus quémander l'aide du premier type venu. Si, mettons, Maiza lui avait proposé son aide, ou même Randy ou Pecho, il aurait mis sa fierté de côté en un éclair et les aurait suppliés à genoux sans hésiter. Mais quel intérêt avait-il à s'associer avec un parfait inconnu ?


"Ah, mais oui. J'ai complètement oublié de me présenter," reprit Christopher quand il réalisa que Firo le dévisageait toujours. Il lissa soigneusement ses vêtements de sa main libre, avec un air facétieux.


"Je m'appelle Christopher Shouldered. C'est la première fois que je viens à New York, mais je possède quelques contacts ici alors je devrais pouvoir vous aider. Jouons un air tous les deux, voulez-vous ?"


Christopher s'inclina avec une révérence exagérée devant Firo, puis désigna de la main l'homme qui attendait à côté de lui. Celui-ci s'abritait de la pluie sous une ombrelle en papier de couleur rouge, et à y regarder de plus près, son apparence était encore plus étrange que celle de Christopher.


"Cet homme ici présent se prénomme Hong Chi-Mei, mais vous pouvez l'appeler Chi."


L'homme désigné par Christopher ne semblait pas très sociable. Il se contenta de jeter un coup d'œil à Firo et d'acquiescer brièvement.


"…Salut."


"Et je suppose que Liza doit traîner quelque part dans le coin, j'imagine, mais… Enfin bon, nous pourrons toujours faire connaissance une autre fois."


Firo écoutait attentivement Christopher, sans baisser sa garde pour autant. Pourquoi cet homme était-il si décidé à se mêler de ce qui ne le regardait pas ? Et puis, d'ailleurs, c'était qui ce monstre au juste ? Les questions surgissaient l'une après l'autre dans sa tête, mais Firo ne trouvait pas les mots pour les exprimer. Comme s'il lisait dans son esprit, l'homme aux yeux rouges se mit à sourire doucement.


"Oh, il n'y a pas vraiment de raison. Je suis venu ici effectuer une mission pour mon employeur, mais… En fait, le boulot commence seulement demain et je m'ennuie un peu, vous voyez. Alors je me suis dit que j'allais explorer le voisinage, me faire quelques nouveaux amis."


Firo plissa les yeux d'un air soupçonneux, considérant avec méfiance l'explication innocente de Christopher ; mais en examinant les yeux rouges de cet homme, impossible de dire dans quelle mesure il était sérieux et dans quelle mesure il plaisantait.


"…C'est vraiment la seule raison ?"


"Il y a trois choses auxquelles je suis absolument dévoué," dit Christopher, commençant à les lister l'une après l'autre, "et l'une d'entre elles est la magnifique générosité de la nature. Ensuite, il y a la mission qu'on m'a confié, quelle qu'elle soit. Après ça vient mon couteau fait main. Et finalement…"


Christopher fit une pause, souriant de toutes ses dents pour désarmer les suspicions de Firo.


"…j'aime perdre mon temps sur des bêtises."


Firo fronça les sourcils, perturbé par une idée qui lui était venue soudainement, et essaya de dissimuler son trouble en posant une question anodine à Christopher.


"…Ça fait quatre, non ?"


"Hmm ?"


"Il me semble que vous aviez mentionné que vous étiez dévoué à trois choses."


"…Chacun a sa propre définition de ce qui est précieux, vous savez. Essayer de corréler ce genre de concept abstrait à des nombres est peut-être la chose intelligente à faire, mais ça n'a vraiment rien de romantique, alors je m'y refuse," répondit Christopher avec un sourire narquois.


'Ça y est, j'ai pigé.'


Firo venait juste de réaliser l'origine de son malaise.


'Ils sont quasiment pareils, tous les deux.'


L'image qui venait de surgir dans son esprit était celle de son ami d'enfance.



'Ce gars-là se comporte exactement comme Claire.'



1 "chef de la société" en italien. Le chef d’une mafia ou d’une camorra.

2 littéralement "Mur de Brouillard".





--> Chapitre 4

<-- Retourner à l'index