Bannière


2001 - The Children Of Bottle


Chapitre 1 - KIDOAIRAKU : LA FÉLICITÉ

Maiza Avaro




im09



----



Décembre 2001

Dans une forêt quelque part au nord de l’Europe



"Hé, tu es sûr qu'on ne s'est pas trompés de chemin ?" demanda le jeune garçon installé sur le siège passager.


Le 4x4 était en train de traverser la forêt, creusant des sillons dans la neige toute fraîche qui recouvrait la piste de gravier. La neige avait cessé de tomber il y un moment, laissant la place au soleil qui perçait le cépage des conifères. Bizarrement, la lumière semblait se tamiser au fur et à mesure qu'ils avançaient, comme si les arbres se faisaient plus denses autour d’eux.


"J’ai l’impression qu'on s'enfonce au cœur des bois, au lieu de se rapprocher de la ville. Et il n'y a aucune trace qui indique qu'une voiture soit passée par là."


"Oh, cette route ne m’inspire pas confiance non plus, mais je suis sûr que nous allons dans la bonne direction," répondit le conducteur du véhicule. L’homme portait des lunettes à monture noire, et gardait un sourire chaleureux tout en tenant le volant.


"…Si tu le dis. J’imagine qu'il n'y a pas de quoi s'en faire… Mais cette forêt me donne un mauvais pressentiment."


"Ha ha, tu t’inquiètes toujours pour rien."


"Qu’est-ce que tu racontes ? C’est toi qui est beaucoup trop insouciant."


Le garçon – Czeslaw Meyer – observa avec agacement l’homme assis à la place du conducteur – Maiza Avaro. Maiza le regarda brièvement, mais se mit à afficher un sourire encore plus large.


"Avec l’âge, on apprend à rester serein en toutes circonstances," répliqua-t-il, bien qu'on ne lui aurait pas donné beaucoup plus que la trentaine. Le garçon grimaça avant de répondre.


"J’aurai bientôt 300 ans, tu sais. Tu n'es pas beaucoup plus vieux ni plus mature que moi ; nettement moins qu'à l’époque en tout cas."



Pour faire simple, c’étaient des immortels. Pas des vampires, pas des monstres, simplement des humains à qui on avait offert une enveloppe charnelle impérissable. Ils bénéficiaient d’une vie et d’une jeunesse éternelle, tant qu'ils n'étaient pas attaqués par un autre immortel.


Telle était la bénédiction et la malédiction dont ils étaient frappés. Le seul moyen de tuer un immortel… était qu'un autre immortel le dévore. Il suffisait à l’un d’entre eux de poser sa main droite sur la tête d’un autre et de penser… ‘Je veux dévorer entièrement cette personne’. Un simple souhait leur permettait d’absorber l’autre personne dans son intégralité. Ses souvenirs, ses connaissances, et même jusqu'à ses réflexes musculaires.


Les alchimistes s'étaient mis à s'entre-tuer, comme si tout ça n'était qu'un jeu macabre. Comme s'ils n'étaient que des marionnettes prises dans les ficelles du démon qui leur avait octroyé l’immortalité. Cela dit, la plupart des crimes atroces qu'ils avaient commis pouvaient être attribués aux actes d’un seul vieillard.


Au bout de deux cent ans, le groupe d’alchimistes qui se composait d’une trentaine de membres pouvait désormais se compter sur les doigts des deux mains. Mais la mort de celui qui avait déclenché les hostilités, Szilard Quates, l’homme au centre de ce désastre, avait progressivement ramené la paix et la tranquillité dans leurs rangs.


Maiza et Czes étaient partis en voyage à travers le monde pour annoncer la nouvelle du trépas de Szilard à leurs camarades qui avaient choisi de disparaître du radar pour se protéger de la faim insatiable du vieillard. Un indice les avait mis sur la piste de l’un des camarades en question, Elmer C. Albatross, et c’est pour cette raison qu'ils roulaient au beau milieu de nulle part dans une terre étrangère…



Ils continuèrent à suivre la piste de gravier, laissant le silence s'installer dans l’habitacle. Ils progressèrent ainsi quelques minutes, jusqu'à ce que la femme assise à l’arrière finisse par élever la voix.


"Au fait, de quel genre de village s'agit-il ? J’espère qu'ils ont au moins une douche, là-bas ?" demanda-t-elle d’une voix claire et mélodieuse. Elle étendit ses bras dans son dos et s'étira.


Il suffisait d’apercevoir le poignet fin et délicat qui dépassait de la manche de son manteau épais pour être saisi par sa beauté remarquable. Son visage harmonieux était des plus charmants, évoquant la grâce et la pose langoureuse d’un félin sauvage aux aguets, et encadré par une chevelure soyeuse qui le complimentait de façon naturelle. Les mèches argentées étaient plutôt courtes et n'étaient pas coiffées avec soin, mais loin de ternir l’effet global, ce désordre apparent ne faisait que mieux ressortir les lignes de son cou.


C’était une femme que personne n'aurait hésité à qualifier de "saisissante". Mais sa beauté n'avait rien à voir avec le charme naturel qu'on retrouvait dans la représentation d’une déesse accrochée au mur d’un musée. Non, son allure était séduisante, pleine de mystère, comme si elle avait spécifiquement été conçue pour correspondre à un idéal de charme et de féminité.


"Mmm…"


Cette femme, Sylvie Lumière, finit de s'étirer et se rassit confortablement en laissant échapper un soupir. N’importe qui, homme ou femme, aurait éprouvé bien du mal à résister à la tentation que représentait le spectacle de ses déhanchements ; mais Maiza, qui devait avoir l’habitude de la côtoyer, se contenta de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur intérieur et répondit d’un ton impassible.


"Nous verrons bien sur place."


"Hmm… On est sûrs qu'Elmer est là-bas ?"


"C’est très probable. Les informateurs dans mon quartier ne sont pas du genre à monnayer de simples rumeurs."


Sylvie acquiesça, satisfaite de la réponse.


Czes s'agita sur son siège, mal à l’aise, et intervint, "Dis, Maiza, il fait vachement sombre dehors, pour un début d’après-midi."


Il baissa la tête d’un air inquiet, et Sylvie se pencha en avant pour serrer ses bras autour du cou du garçon.


"Oh, Czes. Tu es trop mignon."


"Argh ! Arrête ça, Sylvie ! Je ne suis plus un gamin !"


"Allez, Czes ! Tu es vraiment trognon avec ton visage d’ange !"


Sylvie se mit à frotter sa joue contre celle de Czes tandis qu'il se débattait dans son siège. Le visage rouge comme une pivoine, il fit de son mieux pour tenter de rester imperturbable et se tourna vers Maiza.


"Mais je suis sérieux, cet endroit me file la chair de poule… J’ai l’impression qu'un monstre va jaillir des buissons à tout moment."


Sylvie laissa échapper un gloussement et se mit à caresser doucement les cheveux du garçon.


"Un monstre ? Oh, je croyais que tu n'étais plus un enfant ?"


Czes écarta la main de son amie d’un geste de la tête et marmonna quelques mots à contrecœur, comme s'il venait de se rappeler un souvenir désagréable.


"Tu dis ça parce que tu n'en as jamais croisé un vrai, Sylvie."


Elle ouvrit la bouche pour lui demander ce qu'il entendait par là, mais Maiza la devança, la voix soudain tendue.


"Tu as raison. Il y a quelque chose d’étrange ici."


"Hein ? De quoi parlez-vous ?"


"Regarde la forêt autour de nous. Les conifères sont beaucoup trop proches les uns des autres. Ces arbres poussent tous au même endroit, ils devraient manquer de soleil."


Sylvie se redressa et regarda à travers la vitre. Les bois étaient tellement denses que les arbres donnaient l’impression d’être blottis les uns contre les autres, comme s'ils se serraient pour barrer le passage aux humains.


"…Maintenant que tu le dis, c’est vrai qu'ils n'ont pas l’air naturels. Je me demande à quoi ça rime."


"Difficile d’avancer une hypothèse pour l’instant… Nous en saurons peut-être plus une fois au village."


"En tout cas, l’endroit correspond parfaitement à Elmer," reprit Sylvie en haussant les épaules, avant de se réinstaller tranquillement. "Szilard était peut-être le plus monstrueux des alchimistes à bord du navire, et Huey le plus effrayant, mais c’était définitivement Elmer le plus tordu. Il ne faisait rien comme tout le monde… Mais dans un sens, je pense que c’était le plus heureux d’entre nous."


"Tiens, tu avais peur de Huey ? C’est vrai que j’avais parfois un peu de mal à comprendre sa façon de penser, mais de là à…"


"Bien sûr qu'il me terrifiait. Souviens-toi, Elmer était le seul à vraiment discuter avec lui."


"Certes. Elmer ne manque pas d’audace, c’est le moins qu'on puisse dire… Bien qu'il lui arrive fréquemment d'exagérer ses exploits. Je me rappelle de la fois où il s'était vanté d’avoir dupé Louis XIV, ou du fameux diamant maudit auquel il était censé être immunisé… Qui sait, avec Elmer, plus rien ne m’étonne."


Soudain, Maiza arrêta le véhicule et pencha la tête en avant. Un gros monticule de terre leur barrait la route, formant une petite côte sur laquelle le chemin se poursuivait ; malheureusement, il était complètement impraticable. La pente elle-même n'était pas très inclinée, mais elle était couverte de boue et d’énormes cailloux, rendant l’obstacle difficile à traverser même à pied ; passer en voiture était hors de question. Les arbres étroitement resserrés autour de la côte les empêchaient de faire le tour.


"J’avais entendu dire qu'il y avait un tunnel à cet endroit, mais il semblerait qu'il se soit effondré. Cela doit faire plusieurs années qu'il est dans cet état, on a de la chance que les arbres n'y aient pas encore pris racine."


"Qu’est-ce que ça change ? Arbres ou pas, la voiture ne passera pas cette bute. Je me demande pourquoi ils n'ont pas réparé le tunnel depuis," s'interrogea Sylvie.


Maiza haussa les épaules. "C’était un tunnel abandonné depuis longtemps. Il menait au domaine privé vers lequel nous nous dirigeons, les propriétaires ont peut-être décidé de supprimer cette entrée."


"Hmm…" Czes acquiesça, pensif, mais eut soudain l’air surpris. "Hé, une seconde, Maiza. Un domaine privé ? Tu ne nous avais pas dit qu'Elmer était dans un village ?"


"C’est ça. D'après mes renseignements, il existe un petit hameau à l’intérieur du domaine qui s'étend quelque part devant nous," répondit calmement Maiza. Czes échangea un regard dubitatif avec Sylvie dans le rétroviseur.


"Ha ha ha. J’ai essayé de contacter le propriétaire pour qu'il nous donne l’autorisation d’entrer, sous prétexte de mener une étude sur l’écosystème de cette région, mais je n'ai même pas réussi à trouver son nom. Tout ce que je sais sur lui, c’est qu'il est riche. En même temps, je dois avouer que je n'ai aucun contact dans ce pays."


En temps normal, son statut de camorrista de premier plan au cœur d’un groupe criminel américain suffisait à lui ouvrir les portes désirées, mais il ne lui était d’aucun secours dans un pays comme celui-ci où il ne connaissait personne.


Sylvie fronça les sourcils et marmonna d’un ton peu convaincu, "Un village… bâti sur un domaine privé ?"


"C’est cela."


"Tu es sûr que tes informations sont fiables ?"


"Bien entendu."


Sylvie dévisageait Maiza comme si des cornes venaient de lui pousser sur la tête. Imperturbable, il reprit, "Bon, on repart ? Accrochez-vous bien, surtout."


Partir par où ? Ils s'apprêtaient à lui poser la question quand Maiza écrasa de plein fouet la pédale d’accélérateur.


"Ah ! Mai—"


shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk shbonk


Le cri de surprise de Czes fut aussitôt étouffé par les vibrations qui secouaient le châssis de la voiture comme une machine à laver. Le jeune garçon se sentit basculer dans tous les sens, le choc se répercutant jusqu'à sa colonne vertébrale et ses poumons malmenés.


"AaaAAaaaaAaaAaah !"


Sylvie se retrouva étalée sur la banquette arrière, encaissant relativement bien les secousses tandis que les glapissements paniqués de Czes augmentaient et diminuaient d’intensité avec le tressautement du véhicule. Durant une ou deux longues minutes, la voiture continua à grimper à une vitesse d’escargot, puis elle finit par basculer et manquer de s'écraser au sol ; de l’autre côté de la bute, la pente était beaucoup plus abrupte et descendait de trois mètres pratiquement à l’horizontale.


"Aaïe !"


Après leur chute, un cri brusque retentit derrière la banquette arrière – apparemment depuis le coffre – mais les trois personnes dans l’habitacle étaient trop occupées à reprendre leur souffle pour y prêter attention.


"…De temps en temps, il t’arrive de faire vraiment n'importe quoi, tu sais ?"


"Si la situation l’exige…"


"C’est dans ces moments-là que je t’envierais presque ton sang-froid légendaire."


"Toutes mes excuses."


Czes et Sylvie toisaient Maiza avec fureur, mais il les ignora en étouffant un éclat de rire et regarda dehors par la vitre. Le chemin de gravier semblait se poursuivre à l'identique, bien que la couche de neige qui le recouvrait ait l’air un peu moins épaisse ; peut-être à cause des arbres qui étaient encore plus nombreux et denses de ce côté.


"Nous devrions y être dans environ cinq kilomètres…"


"Maiza ! Pauvre fou, tu veux avoir ma mort sur la conscience, c’est ça ?!"


Un autre cri impatient résonna dans le dos de Sylvie, mais Maiza remit les gaz comme s'il n'avait rien entendu. Après s'être assuré que le moteur tournait correctement, il enfonça l’embrayage et passa en première.


"Tu m’écoutes, sale connard ?!"


"Bien sûr que je t’écoute, Nile," répondit tranquillement Maiza, avant de se remettre à presser à fond la pédale d’accélérateur sans prévenir. "La route a l’air mauvaise, tu ferais mieux de faire attention à ne pas te mordre la langue."


Les roues se mirent à tourner à fond la gomme, projetant de la neige dans toutes les directions.


"N’essaie pas de changer de sujet. Je l’affirme : c’est à cause de ce genre d’attitude que ta copine t’a la—aouch !"


Un choc sourd résonna dans le coffre. L’espace d’une seconde, Maiza tourna la tête avec inquiétude, mais très vite il retourna son attention à la conduite.


L’homme derrière la banquette n'éleva plus la voix.


Bien que la situation dans le véhicule sorte clairement de l’ordinaire, aucun des passagers ne semblait s'en alarmer plus que ça, et l’équipée continuait à faire bonne route en s'enfonçant dans la forêt sombre. Vers un village qui ne figurait sur aucune carte, à la recherche d’un vieil ami…



— —



Des gens sont arrivés au village.

Ils sont arrivés dans une chose étrange. Une boîte métallique très grande. Comme un chariot, en plus petit.

Oui. On dirait la grosse carriole du colporteur. Comme la carriole, elle se déplace sans être tirée par des chevaux. Mais elle est différente. Elle n'a pas l’air de transporter des marchandises.


La boîte métallique s'arrête à l’entrée de village. Je suis la première à l’avoir remarquée.

Mais les villageois sont les premiers à s'en approcher. Les armes à la main. L’un après l’autre, ils convergent vers la charrette en métal.


Encore un autre infortuné de passage. Encore un autre malchanceux. Je le sens. C’est comme…


…il y a cinq ans, quand Maître Elmer a été tué pour la première fois…


Je ne peux que rester là et observer. Même aujourd’hui, je ne peux qu'attendre et regarder les villageois qui avancent, débordant d’hostilité.

Et je ne peux que relater les faits auxquels j’assiste. Car c’est ma mission.



— —



"Ah, nous y voilà."


Après avoir remonté le chemin de gravier, Maiza et ses compagnons finirent par émerger de la forêt et débouchèrent sur une route un peu plus grande. Leur champ de vision s'élargit de façon dramatique, dévoilant un monde couvert d’un voile blanc étincelant. Enterré ainsi sous la neige, le paysage ressemblait à une simple plaine, mais vu la façon dont la route s'éloignait en ligne droite, il devait probablement y avoir des champs cultivés de part et d’autre.


"Des champs d’orge, peut-être," suggéra Maiza, poussant ses deux camarades à observer les alentours. Les champs, qui paraissaient très vastes, étaient entourés de bois eux aussi. La neige n'était pas tombée aussi abondamment dans cette zone, on pouvait distinguer un peu de terre ici et là. Et au bout de la route, droit devant, se dressaient quelques bâtiments.


"Au moins, ce village n'existe pas que dans ton imagination."


"Tu es sûr que c’est une propriété privée ici ?"


Maiza ignora les commentaires de Sylvie et Czes, et gara la voiture à ce qu'il supposait être l’entrée du hameau.

Les bâtiments étaient faits de pierre. De loin, on aurait dit des granges conçues pour les travaux agricoles, mais une fois garés à côté ils constatèrent qu'il s'agissait de maisons. Elles étaient complètement différentes des logements qu'ils avaient pu voir dans le reste du pays, et évoquaient plus des cabanes que de vraies habitations.


Non seulement les maisons étaient loin d’être neuves, mais le village entier dégageait une telle atmosphère de décrépitude, presque archaïque, qu'ils eurent l’impression d’avoir pénétré dans un décor de film. Aucun bâtiment d’apparence moderne n'était visible de près ou de loin, renforçant cette impression qu'ils étaient tombés dans un vieux classique en noir et blanc. Mais aucun des voyageurs ne parut vraiment déstabilisé, et ils se firent la remarque que cet effet anachronique semblait un peu artificiel. Comme si le village n'avait pas vieilli naturellement au fil des ans, mais avait délibérément été construit dans cet état…


"C’est plus grand que ce à quoi je m’attendais."


Visiblement, la route sur laquelle ils étaient garés constituait l’avenue principale du hameau ; plusieurs maisons se dressaient de part et d’autre. Ils pouvaient voir des structures en bois et des chalets en rondins mêlés ici et là aux maisons de pierre qu'ils avaient aperçues à l’entrée.


"On dirait qu'ils ont tout construit à la va-vite, ici. Un peu démodé à mon goût, je dois dire," murmura Czes.


"Je ne sais pas, je lui trouve un certain charme vieillot," répondit Maiza.


Sylvie ferma les yeux et laissa échapper un soupir théâtral, en baissant les épaules. "Et zut. Ça m’étonnerait qu'ils aient une douche ici… ou même l’eau courante."


"Je pense qu'il y a plus préoccupant pour le moment, Sylvie," reprit Maiza, soudain nerveux.


"Hein ?"


Détectant la note d’inquiétude dans sa voix, Sylvie dirigea à nouveau son regard de l’autre côté de la vitre. Une jeune fille aux habits assez miteux se tenait en plein milieu de la route qui traversait le village, fixant la voiture d’un air timide.


"Quoi, elle ?"


"Pas elle. Les autres," répondit Czes. Lui aussi avait l’air tendu.


Intriguée par l’expression curieuse de la jeune fille, Sylvie examina le village avec plus d’attention. Elle avait d’abord pensé que cette fille était la seule à les observer, mais elle réalisa rapidement que de nombreuses paires d’yeux les guettaient depuis les recoins sombres. Planquées dans les petites allées ou derrière une fenêtre, des douzaines de personnes les fixaient en silence, sans faire signe de bouger.


"Mmm, c’est ce que je pensais," dit Maiza.


"De quoi tu parles ?" l’interrogea précipitamment Czes, incapable de contenir sa nervosité. Maiza reprit le volant entre ses mains.


"Hé bien, dans certains cas, il n'est pas si inhabituel de trouver des villages bâtis sur une propriété privée. C’est le genre de bases mises en place par des sectes ou des organisations illégales, par exemple."


"Autrement dit ?"


"Impossible de savoir le sort qu'ils réservent aux inconnus. Si nous avons de la chance, ils se contenteront de nous remettre aux autorités pour avoir fait intrusion sur leur propriété, mais dans le pire des cas…"


Maiza fit une pause, plissa les yeux d’une façon qui en disait long, et continua.


"Ils pourraient avoir recours à des moyens extrêmes."


"Partons tout de suite, alors. Je ne veux pas me retrouver mêlé à une histoire pareille."


"Attends, Czes. Il va falloir interroger les habitants pour savoir si Elmer est ici, que ça nous plaise ou non. Si Elmer habite dans le village, je suis sûr qu'ils nous accueilleront sans faire d’histoires une fois que nous aurons expliqué la raison de notre venue."


Malgré les encouragements de Maiza, Czes gardait un point de vue résolument pessimiste sur la question. "Et s'il n'a fait que passer, ou qu'il n'a carrément jamais mis les pieds ici ?"


"Quelqu'un approche."


"Maiza ? Hé, réponds-moi. Maiza, je te parle !"


Czes lui agrippa le bras et le secoua avec colère, mais Maiza lui répondit tranquillement tout en ouvrant la portière pour sortir de la voiture.


"Hé bien, dans ce cas, je suppose que nous serons obligés de fuir."


Plus loin sur la route, un homme s'avançait vers eux, escorté par une poignée de jeunes gens. Il avait l’air d’être dans la force de l’âge ; son visage affichait un regard méfiant et une moustache touffue. Son corps élancé était enveloppé dans une tenue hivernale bien chaude, faite non pas de fibres synthétiques mais de fourrures. Les jeunes villageois qui le suivaient étaient habillés de façon similaire et tenaient des tuyaux en métal ou des fusils de chasse. Les fusils n'étaient pas tout neufs ; en fouillant dans ses souvenirs, Maiza estima que leur modèle datait du siècle dernier.


La jeune fille se tenait toujours au milieu de la route, et en approchant les hommes la poussèrent sans ménagement sur le côté. Ils toisaient Maiza d’un regard mauvais, et avançaient en martelant le sol humide et caillouteux d’un pas martial. À chaque fois qu'ils passaient devant un bâtiment, une ou deux des silhouettes qui observaient dans l’ombre les rejoignaient sans piper mot ; très vite le groupe qui s'avançait vers la voiture avait doublé de volume. Il y avait des femmes parmi ceux qui accompagnaient l’homme moustachu ; armées de couteaux ou de bêches, elles partageaient le regard venimeux de leurs comparses masculins.


Malgré tout, Maiza referma la portière derrière lui et attendit leur arrivée sans paraître excessivement inquiet. Il laissa toutefois sa main sur la poignée, prêt à l’ouvrir et à se réfugier dans la voiture en un éclair.


‘…J’espère juste qu'il n'est pas trop tard pour les pourparlers.’


"…Que faites-vous ici ? Vous n'êtes pas le colporteur… D'où venez-vous ?"


L’homme moustachu qui semblait diriger le groupe interpella l’immortel, le rassurant sur leurs chances de résoudre la situation à l’amiable. Maiza aurait préféré prendre la parole en premier, mais la bande de villageois s'était arrêtée un peu plus loin que ce qu'il avait anticipé. Il fut tout de même soulagé de constater que les villageois s'exprimaient dans la langue courante de ce pays.


"Navré de vous déranger. Nous sommes de simples voyageurs."


S'il leur avait annoncé sans détour le nom de la personne qu'il recherchait, il aurait risqué d’éveiller encore plus leur suspicion. Maiza décida de se faire passer pour un voyageur ordinaire, pour commencer, et d’observer leur réaction.


"Des voyageurs… Vraiment ?" reprit le chef d’un air dubitatif, jetant un regard méfiant à la voiture avant de se retourner vers Maiza. Ses yeux luisaient d’un éclat sombre, reflétant non pas un sursaut de colère mais plutôt une haine farouche. L’homme s'attarda encore une fois sur la voiture et Maiza, et son visage se durcit. "Je veux que vous fassiez sortir les gens à bord de ce véhicule."


"Puis-je savoir pourquoi ?"


"Je dois m’assurer qu'il n'y a personne de bizarre avec vous."


Maiza était curieux de savoir ce que l’homme entendait par "bizarre", mais décida qu'il n'avait à rien à gagner à refuser d’obéir. Il soupira légèrement puis fit un signe de la main à ses deux amis.

L’animosité des villageois sembla se dissiper un tantinet quand ils virent Czes sortir du véhicule. Et quand Sylvie ouvrit la portière arrière, leurs yeux s'écarquillèrent d’autant plus.



im10



Elle observa autour d’elle avec prudence, puis plissa les yeux et s'adossa contre la portière d’un geste élégant. En la voyant, les villageois parurent soulagés, et certains des hommes dans la foule se mirent à la couver du regard, animés par une émotion soudainement aux antipodes de leur méfiance initiale.


"…Tout le monde est sorti ?"


Seul le moustachu continuait de les toiser sans ciller.


"J’admire votre vigilance," plaisanta Maiza au lieu de répondre.


Son interlocuteur ne réagit pas à la pique et reprit, "Je suis Dez Nibil, le maire de ce village."


"C’est un plaisir de vous rencontrer, monsieur le maire. Je s—"


Le moustachu – Dez Nibil – détourna la tête, coupant court aux présentations de Maiza.


"Je me moque de vos histoires, étrangers. Nous n'avons pas de quoi vous loger ici, alors partez."


"Allons, ne vous énervez pas. Nous ne vous demandons pas de nous héberger. Si nous pouvions juste laisser notre voiture ici quelques heures…"


"Nous ne pouvons pas nous permettre de nous mêler des affaires d’inconnus. Nous n'avons pas besoin d’ennuis supplémentaires, ici. C’est à cause de voyageurs comme vous que le démon—"


Dez s'interrompit et retint les mots qu'il s'apprêtait à prononcer. En l’entendant, Maiza pensa aussitôt au visage d’un certain homme. Le démon qui leur avait apporté la vie éternelle… qui était aussi l’un de ses camarades au sein de la camorra de New York. Ils étaient à l’autre bout du monde et cela semblait invraisemblable, mais Maiza interrogea le maire malgré tout pour s'assurer qu'il faisait bien erreur.


"Un démon ?"


"Non, ce n'est rien d’important. Faites demi-tour et quittez ce village… Sortez de cette forêt, tout de suite."


"Vous avez mentionné un démon, j’ai bien entendu ?"


Le maire laissa échapper un sifflement exaspéré face à l’insistance de Maiza, mais finit par répondre de mauvaise grâce.


"…Un monstre vit sur nos terres."


Un lieu coupé du monde par une barrière d’arbres infranchissable ; un village attaqué par un monstre. On aurait juré à un conte de fées ou une légende oubliée, mais Maiza garda sa remarque pour lui et écouta attentivement les explications du maire Nibil.


"Vous ne pouvez même pas imaginer l’ampleur des tourments que nous inflige cette créature. À quoi bon vous les raconter ? Vous ne me croiriez pas."


"De quel genre de monstre parlez-vous, exactement ?"


"Bah ! Tout cela ne vous concerne pas. Allez-vous en, maintenant !"


Ses lèvres remuaient avec colère, dégageant un nuage de vapeur blanche dans l’air hivernal. Maiza laissa quelques secondes s'écouler en silence, puis, comme pour vérifier une théorie, il marmonna…


"…Elmer… Elmer C. Albatross."


Un brouhaha éclata aussitôt. L’air s'emplit d’aigreur et de colère.

À peine avait-il prononcé ce nom du bout des lèvres que l’atmosphère changea du tout au tout. L’indifférence prudente dans laquelle les villageois attendaient redevint une vague d’hostilité féroce, et même les quelques personnes dans la foule qui étaient restées captivées par l’allure de Sylvie dirigèrent brusquement leur regard vers Maiza, leurs têtes pivotant comme des automates. Même le maire, qui leur avait présenté jusqu'ici un visage fermé, se mit à les dévisager avec dégoût.


"Maudits étrangers…"


"Nous sommes à la recherche de cet homme. S'il n'est pas ici, alors nous ferons demi-t—"


"Saisissez-les !"


Maiza fut coupé par le cri du maire qui retentit dans toute la rue. Les villageois se précipitèrent vers eux comme un raz-de-marée. On aurait presque dit une meute d’animaux sauvages à la poursuite d’une proie, mais Maiza crut distinguer une autre émotion dans leur réaction, allant au-delà de la simple animosité.


‘…de la peur ?’


Il repéra ce qui ressemblait à de la terreur dans leurs yeux, mais il n'eut pas le temps de se faire une idée précise ; hommes et femmes étaient en train de se jeter sur lui, prêts à l'attraper.

Maiza garda son calme, ayant anticipé cette situation. Sans quitter la foule déchaînée du regard, il recula vers la voiture, juste assez pour échapper aux mains tendues qui tentaient de s'emparer de lui.


"Pas la peine de vous emporter, je vous assure. Nous ne voulons pas—"


Tournant la tête en direction du maire, il vit qu'un jeune homme aux côtés du moustachu pointait un fusil vers lui.


"Ah, je vois. Vous avez déjà renoncé au dialogue."


En guise de réponse, un coup de feu retentit avec fracas, et Maiza sentit son corps vaciller sous l’impact.


"Maiza !" s'exclama Sylvie instinctivement. Contrairement au camorrista, elle avait mis beaucoup de temps à comprendre que la situation dégénérait, et était toujours adossée avec nonchalance contre la voiture. Czes, au contraire, avait réagi en un éclair et s'était déjà réfugié à l’intérieur.


La balle avait éraflé Maiza à la cuisse, déchirant le tissu épais de son pantalon et projetant du sang tout aux alentours. Alors que les villageois s'approchaient d’un air menaçant, le maire ne bougeait pas et restait concentré sur un point particulier : le sang qui avait jailli de la blessure de Maiza. Il avait un très mauvais pressentiment, et ne quittait pas des yeux les cailloux aux éclaboussures écarlates par terre.


Et ses inquiétudes s'avèrèrent justifiées.


Le sang qui aurait dû rester figé se mit à ramper au sol. Possédées d’une vie propre, les gouttes rouges s'amassèrent près de la jambe de Maiza. Elles se mirent à fusionner entre elles, dans une espèce de danse, puis elles refluèrent le long de sa jambe et s'infiltrèrent dans la déchirure de sa blessure.


Les villageois qui s'apprêtaient à saisir Maiza remarquèrent le phénomène à leur tour. Ils s'immobilisèrent sous le choc puis reculèrent en hâte, le visage pâle comme un linge.


"Lui aussi…"


"Un démon."


"Il est comme l’autre !"


"On va tous mourir."


"Il est venu nous souiller."


"Surtout, ne croisez pas son regard…"


Les villageois chuchotaient entre eux avec panique, fuyant Maiza du regard. L’immortel hésita, soudain intrigué.

Durant sa vie, il lui était arrivé de temps à autre d’être surpris en pleine régénération. Ceux qui découvraient une telle scène étaient généralement terrifiés et s'enfuyaient à toutes jambes. Son chef, qui dirigeait une modeste famille criminelle de New York, faisait partie des rares exceptions. Mais la réaction de ces villageois était légèrement différente de celles qu'il avait l’habitude d’observer. Normalement, ceux qui voyaient son corps se reconstituer prenaient peur face à ce phénomène inconnu qu'ils ne comprenaient pas, mais… ces gens réagissaient par instinct de survie, comme s'ils savaient à quoi s'attendre. Ce n'est pas la peur de l’inconnu qui les figeaient de terreur ; c’est l’idée bien précise que l’homme en face d’eux était en train de se remettre de ses blessures en quelques secondes.


‘…Ah. Je vois.’


Maiza acquiesça intérieurement, et observa ce qui se passait. Les hommes qui s'étaient écartés de lui se dirigeaient maintenant vers Sylvie. Étant donné les coups d’œil inquiets qu'ils jetaient vers lui tout en courant, ils comptaient sûrement la prendre en otage.


"Hé, qu'est-ce que vous faites ? Arrêtez !"


Sylvie essaya de reculer pour éviter l’homme en tête du groupe, mais il fut plus rapide qu'elle et s'empara de son poignet délicat d’une main brusque.

Maiza fit un pas en avant pour aller au secours de son amie, mais s'arrêta aussitôt. Derrière Sylvie, la vitre arrière de la voiture était en train de s'abaisser avec un couinement sourd. Le jeune homme qui avait attrapé l’immortelle était tellement occupé à la maîtriser qu'il ne remarqua pas la main à la peau noire émerger de la vitre avant qu'elle ne se se soit resserrée autour de son propre poignet, en le comprimant comme un étau.


"Aaïe !"


Le jeune villageois laissa échapper un cri de douleur et s'écarta de Sylvie comme s'il venait de se brûler. Le bras qui dépassait de la fenêtre rentra à l’intérieur de la voiture, entraînant le villageois avec lui.


"Aaaaaaah !"


Le bras du jeune homme était déjà à moitié avalé par la voiture avant qu'il ait eu le temps de réagir. Le couinement sourd se fit de nouveau entendre ; quelqu'un à l’intérieur était en train de refermer la vitre alors que son bras était encore en travers.


"Aaaa–Aa–Aaah…"


Une pression écrasante se mit à peser sur son bras. Le mécanisme de la vitre n'était pas assez puissant pour le trancher net, mais ça ne l’empêchait pas d’écraser sa chair sans aucune pitié ; les engrenages coincés produisaient un bruit atroce. Les villageois qui entouraient Sylvie se figèrent, sans comprendre ce qui venait d’arriver. De son côté, elle jeta un coup d’œil prudent à l’intérieur, et se dépêcha de reculer. Elle avait tout juste atteint l’avant de la voiture quand la portière arrière s'ouvrit sans prévenir – le bras du jeune homme toujours pris dans la vitre.


"Wouaaaaaïe !"


Ses pieds décollèrent du sol et il partit en arrière sous le choc, mais son bras le retint. Un craquement horrifiant retentit ; impossible de dire si c’était ses os ou ses articulations qui venaient de céder. Et pendant qu'il hurlait de douleur, sortit de l’arrière de la voiture…


"Un… un monstre ?"


Loin de montrer la même réaction que face à Maiza, les villageois semblaient maintenant déboussolés et balbutiaient d’une voix indécise. L’homme qui venait d’apparaître était tellement étrange qu'ils ne savaient comment réagir.


Il était vêtu uniquement d’une espèce d’étoffe blanche, comme un burnous, aux manches courtes qui ne dépassaient pas ses coudes et laissaient ses bras à la peau noire visibles. Ce n'était pas une tenue légère, mais considérant les températures glaciales, on avait tout de même envie de frissonner rien qu'en le regardant.


Ses vêtements, bien que surprenants, n'étaient pas la cause d’un tel choc ; sa tête, en revanche…

Son visage était couvert d’un masque singulier. C’était un bel objet, qu'on aurait cru tout droit sorti d’un festival à Hong Kong ou en Asie du Sud-Est. Il était peint couleur chocolat, et décoré de motifs rouges et oranges aux teintes criardes. De plus, sous le masque, on pouvait distinguer non pas de la peau, mais des bandages serrés autour de son crâne. Autrement dit, cet homme avait enroulé des lanières de tissu sur sa tête puis enfilé son masque par dessus. À travers les trous percés pour les yeux, les villageois pouvaient voir qu'il les fixait de ses yeux mi-clos, qui brillaient d’un éclat funeste.



im11



Tel était l’homme qui venait d’apparaître. Les villageois présents se mirent à paniquer audiblement, ajoutant au vacarme ambiant. L’homme masqué ignora la foule apeurée et se tourna tranquillement vers Maiza.


"Je le répète : tu conduis comme un forcené. Je te le demande, une fois de plus : tu veux avoir ma mort sur la conscience, c’est ça ?"


Son expression était dissimulée par le masque, mais sa voix laissait entendre à quel point il était furieux.


"Si je pouvais, je t’exploserais la cervelle, ou je t’enverrais voler dans les airs, mais vu la situation actuelle, je te pardonne. Je l’affirme : tu es pardonné."


"Merci beaucoup. Je te remercie de ta miséricorde, Nile," répondit Maiza sans la moindre trace de sincérité. Il se retourna et s'adressa au groupe mené par le maire, qui semblait paralysé par le choc. "Ah, je tiens à préciser que cette personne ne voyageait pas avec nous ; nous ne faisions que le transporter derrière le siège arrière, comme un bagage, vous voyez. Ne vous méprenez pas, nous ne cherchions pas à vous tromper."


Mais ils ne l’entendirent même pas. Ils en avaient le souffle coupé, et restaient captivés par ce monstre cauchemardesque qui se dressait devant eux. L’homme masqué, Nile, jeta à peine un regard sur eux avant de se tourner vers Maiza en croisant les bras.


"J’ignore ce qu'il se passe ici, mais il semblerait qu'ils se soient calmés, au moins. Je te le demande, Maiza : que veux-tu que je fasse ?"


"Ah… Pas besoin d’aggraver la situation, surtout essaie de ne blesser personne, je t’en prie," répondit Maiza qui s'inquiétait plus pour les villageois que pour Nile.


Nile acquiesça poliment et se dirigea vers l’arrière de la voiture. En s'appuyant sur la roue de secours fixée au coffre, il grimpa sur le toit d’un seul bond, puis se tourna avec courroux vers le groupe de villageois en croisant de nouveau les bras. Après s'être assuré qu'il avait leur attention, il s'adressa à eux.


"Très bien. Commencez par vous agenouiller. Une fois cela fait, nous pourrons discuter."


Il s'exprimait d’une voix grave mais claire, qui résonnait fort. Ses exigences étaient d’une arrogance grotesque, mais ni Maiza ni Sylvie ne semblèrent particulièrement surpris, étant habitués à ses excentricités depuis longtemps. De toute façon…


"Nile, ces gens ne parlent pas anglais."


…ce qui était peut-être pour le mieux.

Un ange passa par dessus la foule, jusqu'à ce que…


"Quoi ?"


La voix qui retentit sous le masque avait l’air presque abattue.


"Tu as l’audace de me tourner en ridicule, Maiza ?!"


"Voyons, je n'oserais jamais. Tu n'as rien écouté ? Nous n'avons pas prononcé un mot d’anglais de toute la conversation."


"Mmm… C’est donc moi qui suis en faute. Je l’admets. J’admets mon erreur, au lieu de me trouver des excuses ! Seulement, en dehors du berbère, les seules langues que je pratique sont l’anglais, le chinois et l’indonésien. Que dois-je faire ?"


"Rien du tout. En fait, je préférerais que tu descendes de là avant d’endommager le toit," répondit froidement Maiza, en se massant le front.


Sylvie finit par se mêler à la conversation et avertit Nile : "Les villageois sont tous morts de peur parce qu'il ne comprennent pas un mot de ce que tu racontes."


"Hmmm."


Nile examina la foule à travers les fentes de son masque, sans se défaire de son expression arrogante. Lui et Maiza étaient encerclés par les villageois effrayés, qui formaient toujours une sorte de demi-cercle autour d’eux, tout en essayant de ne pas s'approcher trop près. Le jeune homme dont il avait coincé le bras dans la vitre avait fini par se libérer et battait en retraite avec des sanglots douloureux.

S'ils avaient pu comprendre les paroles de Nile, les villageois les auraient probablement trouvées trop outrecuidantes pour les prendre au sérieux, mais à travers la barrière de la langue ils n'y voyaient que des menaces incompréhensibles et terrifiantes.


"Je vois… Maiza, je peux t’affirmer ceci."


"Quoi donc ?"


"Nous ne sortirons pas de cette situation pacifiquement."


"En effet," admit-il, observant la foule qui les cernait. Les hommes jeunes qui accompagnaient le maire étaient les seuls à avoir gardé leur calme face à Nile. Ils pointaient tous leur fusil sur les deux voyageurs.


"Visez la tête," ordonna le maire.


Les hommes, visiblement des chasseurs expérimentés vu la façon dont ils tenaient leur arme, ajustèrent leur visée.


"S'ils sont comme l’autre, un tir dans la tête les empêchera de bouger pour un bon moment. Il faut qu'on arrive à mettre la main sur au moins l’un d’entre eux, et nous pourrons l’utiliser pour négocier avec l’autre démon."


Bien que les villageois semblaient avoir objectivement l’avantage dans cette situation, aucun d’entre eux ne semblait confiant dans l’issue de l’affrontement. Même ceux qui braquaient les inconnus avec leur fusil avaient les paumes moites de sueur. Nile se mit à ricaner.


"Allez-y, tirez. Vous n'avez qu'à presser la gâchette, que j’aie une excuse pour ouvrir définitivement les hostilités. Je l’affirme : je vous massacrerai jusqu'au dernier !"


"J’ai l’impression de me répéter, Nile, mais ils ne parlent toujours pas un mot d’anglais, tu sais."


Maiza soupira tout en rembarrant son camarade d’un ton désinvolte, mais ses yeux ne quittaient pas les canons des fusils un seul instant.


‘…Et maintenant ? On pourrait toujours les laisser nous capturer, mais…’


Tout en réfléchissant à cette idée, il observa avec attention les villageois et remarqua qu'ils paraissaient encore plus hostiles qu'auparavant. Tournant son regard vers le vaste ciel bleu qui les surplombait, Maiza finit par prendre une décision. Il allait couvrir ses camarades pour leur permettre de s'enfuir, et laisser les villageois s'emparer de lui. Il aurait très bien pu s'échapper avec les autres, mais il ne voulait pas laisser passer cette chance de découvrir où était Elmer à moins d’y être contraint.


Maiza avait abandonné le poste de directeur financier qu'il occupait dans la Famille Martillo, une branche new-yorkaise de la camorra, pour voyager à travers le monde. Pas pour faire du tourisme, mais pour retrouver ses camarades immortels éparpillés aux quatre coins du globe. Durant trois décades, il était allé de pays en pays accompagné par Czes, en quête des anciens alchimistes. Il lui avait fallu un temps considérable et de nombreux efforts rien que pour retrouver Sylvie et Nile, mais pour eux, immortels au sens premier du terme, le temps importait peu. Et après toutes ces années, alors qu'il envisageait de renoncer à trouver les deux derniers, il avait fini par dénicher des informations sur l’un d’entre eux, Elmer C. Albatross. Ces renseignements lui avait été fournis par l’agence d’informateurs qu'il fréquentait. L’info était très précise : on lui avait indiqué l’emplacement exact du village. En revanche, son contact n'avait pas fourni de détails sur le village en question, se contentant de mentionner poliment, "secret professionnel". Pour Maiza, qui était à l'affût de la moindre piste, cette info était une trouvaille en or.


Il ne pouvait pas laisser cette opportunité lui filer entre les doigts. Il ne lui restait plus que huit mois avant la date où il avait promis de rentrer à New York. S'il perdait la trace d’Elmer ici, il n'aurait plus le temps de se remettre en chasse. Il sentait l’horloge tourner. C’est pour cela qu'il avait spécifiquement mentionné le nom d’Elmer, quand bien même il se doutait vu les réactions des villageois que c’était probablement lui le démon dont ils parlaient.


Maiza était prêt à faire face à la foule déchaînée, quand à Nile, il l’avait bien cherché ; mais il n'était pas question de les laisser s'en prendre à Sylvie et Czes. Après tout, ce n'est pas parce que ses amis étaient immortels qu'ils étaient insensibles à la douleur.


Maiza commença à se retourner pour signaler qu'il se rendait, et il aperçut quelque chose du coin de l’œil. De là où il se tenait, il vit trois silhouettes approcher de l’autre extrémité du village, à l’opposé de la forêt dont ils avaient émergé. Elles étaient toutes les trois montées à cheval et portaient la même tenue rouge vif. Alors que les villageois étaient sur le point de se jeter sur lui, Maiza se figea, et la foule enragée se trouva soudain elle aussi la gorge sèche en repérant les trois cavaliers.


"Regardez… Les messagères sont là."


"Baissez vos armes !"


"Bon sang, elles n'étaient pas censées venir aujourd’hui…"


"Il n'y a pas de doute, ce sont bien des démons !"


Des murmures d’angoisse parcoururent la foule tandis que la plupart lâchaient leurs armes ; d’autres se précipitèrent dans leurs maisons et s'empressèrent de claquer la porte derrière eux. Les nombreuses paires d’yeux qui fixaient Maiza et ses camarades depuis la pénombre s'évanouirent également. Au milieu de la panique, le maire et ses acolytes furent les seuls à rester sur le qui-vive, dévisageant avec fureur le trio qui s'avançait.


"Quoi ? Qu’est-ce que c’est que ça ?"


"Hein ?"


Nile et Sylvie, eux aussi, entendirent le bruit des sabots et se retournèrent avec curiosité.


Les chevaux s'arrêtèrent à une dizaine de mètres de la voiture. Les trois cavaliers étaient en fait des cavalières – des jeunes filles, vu leur apparence. Elles se ressemblaient beaucoup, et Maiza se demanda si elles n'étaient pas sœurs. Le tissu blanc cousu sur les manches de leurs manteaux rouges évoquait tout de suite l’habit du Père Noël. C’était une scène presque surréelle, surtout quand on considérait les tenues archaïques portées par les villageois.


"…Maître Dez…"


L’une des filles mit pied à terre et se tourna timidement vers le maire.


"Ces gens sont les invités de Maître Elmer. Je dois les mener au château."


"Fichues gueuses…"


Le maire fixa les trois filles d’un regard sanglant, comme s'il était prêt à les abattre sur place. Il n'y avait aucune trace de la peur qu'il avait pu éprouver face à Maiza ou Nile ; son visage n'était plus que dégoût.


"Reculez, je vous en prie. Je dois exécuter les demandes de Maître Elmer."


Le maire resta silencieux pendant de longues secondes, puis émit un raclement de gorge méprisant et fit signe de la tête aux derniers jeunes à ses côtés. À son signal, ils s'écartèrent et repartirent vers le village.

L’entrée du village, où régnait un véritable capharnaüm jusqu'à l’arrivée des trois filles, était maintenant plus silencieuse qu'un cimetière. L’atmosphère qui l’enveloppait était difficile à décrire, et même Maiza ne savait comment réagir face aux cavalières inopinées.


La fille qui avait parlé au maire finit par briser le silence. Elle enfonça le pied dans un étrier et s'adressa au groupe de voyageurs.


"Euh… Si vous voulez bien me suivre, je vous en serais fort… ah… reconnaissante. Cet endroit est… dangereux."





--> Chapitre 2

<-- Retourner à l'index