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1933 - The Slash - Cloudy to Rainy


Prologue 3


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Prologue – 8 ans plus tôt


La fille unique



——



Septembre 1925

Dans un village au nord du Mexique



Bien loin au sud de New York, existait un village près de la frontière entre les États-unis et le Mexique.


Le soleil était déjà couché là-bas, et le crépuscule s'étendait par dessus les bâtiments. Habituellement, des étoiles superbes ornaient le ciel nocturne étincelant, mais cette nuit-là une épaisse couche de nuages couvrait le firmament d'une noirceur uniforme.

De nombreuses fermes étaient situées sur les terres autour du village, et avec la tombée de la nuit l'atmosphère rustique se parait de couleurs en demi-teintes. Il y avait une seule maison, aux alentours du village, qui s'inscrivait parfaitement dans cette ambiance indolente.


Un vieil homme et une jeune fille discutaient devant une cheminée éteinte. La table à côté d'eux semblait avoir été préparée pour le dîner, mais ils n'y accordaient aucune attention, absorbés par l'intensité de la conversation. C'était un cadre charmant mais somme toute ordinaire ; sauf que cette nuit-là, dans cette maison, la réalité différait quelque peu de ce qu'un observateur quelconque aurait pu attendre.


"Écoute-moi attentivement, Maria. Ceci n'est pas un jouet."


La moustache prodigieuse du vieil homme s'hérissait fièrement tandis qu'il s'accroupissait devant la jeune fille. Illuminés ainsi par la lumière de la lampe, on aurait juré assister à une scène familiale, mais un second coup d'œil aurait vite fait de dissiper cette impression.


"Ceci, tu vois, est une arme, une âme, un simple bout de métal."


Le vieil homme souleva le long objet qu'il tenait dans sa main droite et sourit gentiment à la fille. Quand à elle, des larmes menaçaient de couler sur ses joues malgré le sourire rassurant du vieillard tandis qu'elle l'écoutait dévotement.


"Ce n'est pas quelque chose avec lequel on peut jouer n'importe comment."


"Je... je suis désolée, papy... Je, je ne savais pas ce qui allait se passer," dit Maria, la jeune fille, balbutiant à travers les lourds sanglots qui la secouaient. "Je ne voulais pas faire ça ! Je ne voulais blesser personne ! Je, je ne pensais pas... je ne pensais pas que quelque chose comme ça allait arriver !"


Le bras gauche du vieil homme était couvert de bandages... Et loin d'un blanc aseptisé, plus de la moitié de la fabrique était imbibé d'une couleur rouge sang. Le vieillard était resté silencieux pendant qu'elle parlait, mais quand Maria éclata en larmes il fit tourner le long bâton dans sa main et le claqua contre son bras gauche blessé.


"Maria, ma fille. Si tu es vraiment sincère, alors ce que tu me dis est vraiment la pire des insultes."


"Quoi...?"


La fille leva timidement les yeux, reniflant toujours. Le vieil homme avait un sourie encore plus large que le précédent. Ce n'était pas un sourire bienveillant ; plutôt un sourire pur et innocent, celui d'un enfant qui venait de trouver un jouet amusant. Le vieil homme se mit à rire, saisit une extrémité du bâton et maintint fermement l'autre extrémité dans le creux de son épaule gauche. Puis, sous les yeux de la jeune fille, il dégaina de l'intérieur du bâton – non, du fourreau – un katana.


La lumière éblouissante qui se refléta sur la lame manqua d'aveugler la fille pendant un instant. Quand elle jeta un regard curieux à travers ses paupières plissées, elle s'aperçut que la pointe de l'épée était posée au centre de son front.


"Ah..."


Elle était ébahie, tout juste capable d'admirer l'éclat vivant devant elle. Posée pile entre ses deux yeux, la lame acérée troublait sa vision avec ses yeux qui se croisaient pour essayer de la regarder. Mais au final, l'image sur laquelle elle se fixa n'était pas la pointe de l'épée, c'était la tache rouge-brune étalée au milieu de la lame.


C'était l'épée avec laquelle elle avait inconsciemment jouée.

C'était l'épée qui avait entaillé le bras gauche de son grand-père alors qu'il essayait de l'arrêter.

Laissé tel quel, le sang avait vite séché sur la lame. On aurait dit qu'il se moquait d'elle, étalé librement le long du métal brillant. Enfin, c'est ce que ressentait la fille. Mais...


"Regarde-moi. Quand tu utilises cette lame, tu ne dois jamais dire 'Je ne voulais blesser personne !' Quand tu frappes avec cette chose... Non, quand tu la sors de sa demeure, il ne doit y avoir qu'une seule pensée dans ton esprit : 'Je vais te trancher en deux !'" cria le vieil homme, ses mots carrément aux antipodes de ceux d'un tuteur responsable.


"Regarde, Maria ! C'est mon propre sang, séché juste là sur cette épée ! Mon propre sang, tiré de mon propre bras, que tu as coupé ! Est-ce que tu comprends à quel point c'est incroyable ?"


La fille observa son grand-père avec curiosité.


"Je comptais t'arrêter sur le champ, et pourtant ! J'étais très sérieux et tu ne faisais que jouer, et tu as quand même réussi à éviter ma prise et à m'entailler !"


Le vieil homme éclata de rire, ses épaules secouées de tremblements par la joie, et il saisit un chiffon accroché à une chaise pour nettoyer le sang sur la lame. Le katana avait déjà été rangé dans son fourreau avec la tache présente, alors ça ne suffirait certainement pas à nettoyer proprement la lame. Le sang frotté contre l'intérieur du fourreau endommagerait aussi bien le fourreau que la lame qu'il contenait. Mais de telles considérations n'auraient pas pu être plus éloignées de l'esprit du grand-père.


"Je pensais que je pourrais te la reprendre sans difficulté; tu n'es qu'une enfant. Mais tu as bougé bien plus prestement que ce que j'imaginais, et tu as frappé ! Une jeune fille comme toi ! Peut-être que c'est ce qu'ils appellent le 'génie'... Ça me rend tellement heureux !"


Il rengaina d'un geste expert la lame nettoyée, bien qu'il l'ait à peine frottée avec le chiffon, et la tendit à la fille aux yeux écarquillés.


"Rappelle-toi que tu ne peux trancher que quelques personnes d'affilée avec un katana. Le sang et la graisse vont émousser la lame en un clin d'œil," lui dit-il sérieusement, en s'approchant d'elle. Mais il retrouva un grand sourire avant de reprendre.


"Mais tout ça ce ne sont que des fadaises !"


Le vieil homme jeta le katana à Maria et se releva d'un bond, sa voix grondant avec force tandis qu'il exposait sa pensée dans une longue tirade qu'on aurait crue tout droit sortie de la bouche d'un alcoolique.


"Tout ce qu'il faut, c'est y croire ! Si tu y crois, et que tu possèdes force et talent, tu peux trancher quelqu'un en deux avec un bâton ou une simple feuille de papier. Tu penses vraiment qu'un peu de sang ou de graisse peut empêcher un katana d'accomplir ce dont même un tuyau ou une planche sont capables ?!"


Sa théorie était absurde, mais l'homme n'était pas soûl le moins du monde. Le rouge sur ses joues provenait de l'excitation, pas de l'alcool, et il était clairement en possession de tous ses moyens. Si on avait voulu offrir une description adéquate, on aurait pu dire que le vieillard ressemblait à un rêveur grisé par ses propres rêves.


"Si quelqu'un te dit que quelque chose ne peut pas être coupé, c'est un menteur ! Il te suffit d'y croire pour découper autant de personnes que tu le souhaite ! Tu peux les découper pour l'éternité. Des douzaines, des centaines, des milliers, des millions de personnes. Dans ce vaste monde, tu peux trancher en deux n'importe qui sauf toi-même – non, y compris toi-même !"


Le regard du vieil homme se porta sur quelque chose que seul lui pouvait distinguer tandis qu'il continuait à exposer son rêve étrange.


"Non, pas uniquement les gens, Maria. Tu peux couper tout ce que tu veux ! Si tes compétences sont au niveau de ton ambition ! Cette épée t'en donnera la capacité !"


Il étendit grand les bras, avant de plaquer ses mains sur les épaules de la jeune fille.


"Essaie ! Expérimente ! Entraîne-toi ! Peu importe quoi, tranche et découpe et taille et fauche et taillade et coupe et coupe et coupe et coupe et coff koff !"


Le vieil homme toussa une ou deux fois, à court de respiration, mais très vite le sourire déjanté refit surface sur son visage et il reprit sa litanie.


"Coupe et coupe et coupe et coupe et coupe et coupe et coupe... Découpe tout ce qui te barre la route !"


À ce moment-là, la petite fille ne comprenait pas bien ce que lui disait son grand-père. Mais en regardant dans ses yeux, en voyant la détermination féroce qui brûlait à l'intérieur, elle resserra inconsciemment sa prise sur la poignée de l'épée. Ses larmes étaient sèches. Sa tristesse était oubliée, avec ses regrets et sa peur. Tout ce qui restait dans son esprit était l'admiration ; l'admiration envers le discours vibrant de son grand-père.


"Il n'y a rien dans ce monde que tu ne puisses couper avec cette épée ! Même si tu ne peux pas le voir, cette épée peut le couper ! L'eau, l'air, le vide, nos âmes, nos attaches, notre haine, nos regrets, nos espoirs ; tu peux tous les trancher !"


Le vieil homme expira soudainement, s'asseyant lourdement sur la chaise.


"Maria, tu as le droit légitime de manier cette lame."


"...Le droit ?"


"Tes parents étaient des assassins réputés. Mais ils ont cédé à l'appel des armes à feu, et déposé leurs épées ! Et c'est à cause de ça que ton Papa et ta Maman sont morts. Je les ai tués moi-même, avec cette épée !"


L'histoire du vieil homme aurait choqué n'importe qui ; mais l'expression de la fille ne changea pas, et sa voix resta tranquille quand elle répondit.


"Uh-uh. C'était quand j'étais encore bébé, c'est ça ? Je ne m'en souviens pas, mais abuelita1 me racontait tout le temps cette histoire !"


"Et elle t'a dit la vérité. Je comptais emmener cette lame avec moi dans la tombe, mais après t'avoir vu la manier, j'ai changé d'avis," dit le vieil homme, se penchant en arrière pour s'installer confortablement dans son siège en velours. Le sourire sur son visage était celui d'un homme au pinacle de son existence.


"Tu as eu peur et tu t'es mise à pleurer quand tu as vu le sang sur mon bras, ma fille."


"...Désolée."


"Je t'ai dit que ce n'était pas grave ! Ce qui est important, c'est l'expression que tu avais à ce moment-là."


Le vieil homme s'interrompit pour sourire de toutes ses dents.


"Maria. Quand tu jouais avec cette épée, et même au moment où tu as entaillé mon bras, sais-tu quelle impression tu dégageais ? Quelle expression avait ton visage ? Tu avais l'air si heureuse, ma fille ! Voilà ce qui est important ! Alors écoute-moi, Maria. Tu vas brandir cette épée qui été transmise librement sans s'encombrer des liens de professeur à élève, de parent à enfant ! Brandis Murasamia !"


"...D'accord !"


La fille dégaina l'épée au nom étrange, comme son grand-père lui avait demandé. La lame glissa d'un mouvement si fluide qu'on aurait eu du mal à croire que les petits bras de la jeune fille aient pu en être responsables. L'espace d'une seconde, la lumière de la lampe se réfléchit sur le métal et illumina le sourire innocent de la petite. Le vieil homme se mit instinctivement à siffler d'admiration face à la fusion parfaite que formait la fille et l'épée.



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"C'est ça, Maria ! Une fois que tu as dégainé l'épée, tu ne dois penser à rien d'autre. Tu dois juste avoir foi dans le pouvoir du tranchant de ta lame. Et tu n'as plus qu'à te plonger dans l'extase de la découpe !"


"D'accord, abuelito !"


La fille se releva vivement de sa chaise tout en parlant...



...Et lança un coup d'épée vers le vieil homme devant elle sans un seul instant d'hésitation.



"...Ha ! Exactement ce que j'attendais ! Maria, tu es vraiment ma petite chérie, la plus délicieusement cinglée des petits anges !"


Tout en souriant à sa petite fille, le vieil homme tenait fermement dans sa main la fourchette qu'il venait de saisir sur la table à manger. Il avait bloqué l'attaque soudaine en utilisant uniquement les pointes de la fourchette. La lame au coupant mortel s'était figée à tout juste un cheveu de sa tête.


"Tu as la foi, mais pas encore le talent nécessaire pour me découper. Pas encore, je veux dire. Peu importe ! La technique, ça s'apprend ! Quand tu seras suffisamment douée, je te donnerai une deuxième épée. Avec deux lames à tes côtés, tu pourras trancher deux fois plus de choses deux fois plus vite !"


La fille se tenait là avec les yeux écarquillées, la tête légèrement penchée tandis qu'elle absorbait la tirade exaltée de son grand-père. La subtile courbe que dessinait ses lèvres était-elle un sourire, ou peut-être de la colère ?


"Heu... Qu'est-ce que j'ai..."


"Tu ne comprends pas pourquoi tu as essayé de me trancher en deux, pas vrai ? Ce n'est pas grave ! Une fois dégainée, une lame doit couper ! Couper n'importe quoi ! La raison peut toujours attendre ! C'est comme ça que toi et ta lame étincelleront le plus ! Ha ha ha ha ha ha ha ha ha !"


Son grand-père rejeta la tête en arrière et éclata d'un rire dément, et après quelques instants, suivant son exemple, Maria se mit à rire doucement elle aussi.


"Ha ha."


Une folie innocente couvrait toujours son visage. Le vieil homme – l'assassin – acquiesça avec satisfaction à l'adresse de sa fille qui partageait son expression possédée.


"Je vais te le redire une fois de plus. Cette chose n'est pas un jouet.

Cette épée est... ton compañero."


——



Quelques années plus tard

Dans un coin de Manhattan



"Qu'est-ce qui tourne pas rond chez toi, sale môme ?!"


Les ombres se faisaient lourdes dans cette allée de la grande ville. Le cri d'un homme retentit dans le passage mal éclairé. Plusieurs silhouettes étaient étendues autour de lui. Aucune d'entre elles ne bougeait.


"Qu'ess'tu fous, bon Dieu ? Qu'est-ce que tu veux, hein ?!"


Le ciel nuageux empêchait même la lune d'illuminer le passage étroit. Seule la lumière diffuse venant de la route éloignée permettait à l'homme de reconnaître que la silhouette devant lui était celle d'une jeune femme, aux traits encore presque enfantins. Et cette femme tenait dans ses mains deux épées. Les épées elles-même brillaient doucement malgré la pénombre.


"Salut, amigo ! Je m'appelle Maria, je débute dans l'assassinat ! En fait, c'est pour ça que je suis là aujourd'hui ! Ce type bizarre voulait que je vous découpe tous, tu vois !"


Elle commença à se rapprocher de lui sitôt conclue son introduction au ton amical. Même lorsqu'elle marcha dans l'une des flaques de sang qui décoraient le sol de l'allée, elle ne fit aucun son, s'approchant pas après pas.


"Et maintenant tu es le dernier, amigo !"


"Tu... Espèce de salope ! À qui tu crois..."


L'homme dégaina un pistolet et le pointa droit sur elle, le doigt serré sur la détente. Au même instant, le corps de la jeune femme sembla presque se plaquer au sol, et fonça subitement vers la droite.


"...que t'as affaire ?!"


Le coup de feu éclata.

Et au même instant, le son brutal de l'acier contre l'acier.

Le son aigu résonna de façon étourdissante dans les oreilles de l'homme, et quand il reprit ses esprits il s'aperçut qu'il n'avait plus de pistolet dans sa main.


"Que—"


Le katana avait dû être bien plus près qu'il ne le croyait, frappant au moment où il tirait pour détourner le canon. Il inspira pour se préparer à appeler du secours, avant de se rappeler soudainement que la femme tenait deux épées dans ses mains.

Il réalisa brusquement ce que ça impliquait. Une épée avait frappé son arme. Alors où était l'autre...?


La réponse ne se fit pas attendre, mais arriva pourtant trop tard pour l'homme, car à ce moment-là la lame lui transperçait déjà la gorge. Quelques secondes plus tard, une fontaine de sang frais éclaboussait les murs de l'allée. Pas une goutte ne vint salir la tenue de la jeune femme, qui avait surgi juste derrière l'homme mourant. Elle ne lui prêta aucune attention, se concentrant sur l'objet noir qui était tombé par terre.


Il s'agissait de l'arme à feu qu'elle avait arrachée de la main de l'homme un instant plus tôt. Elle la fixa quelques instants, puis se retourna et enjamba le cadavre de l'homme pour s'enfoncer plus loin dans l'allée.


"Ahh... Je ne suis pas encore assez bonne pour couper un pistolet en deux," marmonna la jeune femme sincèrement déçue, en s'évanouissant silencieusement dans la pénombre de la ville.


Ses lames encore à la main, pratiquement immaculées malgré le sang et la graisse, réfléchissaient la faible lumière de la rue et brillaient d'une lueur apaisante.


Une lumière tremblante, presque hésitante.


Le cœur de la jeune femme, et le tranchant affuté des lames, et tout le reste, se dissipèrent dans cette lumière, se fondant dans les ombres de la rue...




1"mamie" en espagnol. À la forme masculine, abuelito pour "papy"



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