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1932 - Drug & the Dominos


Chapitre 1 : Acquisition




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Fin Décembre 1931.

Quelque part à Chinatown.



À l'autre bout de Manhattan se trouvait un petit bâtiment, d'apparence ordinaire.

La pancarte à l'entrée indiquait Daily Days : un de ces journaux à petit tirage, un simple spectateur dans la lutte farouche qui opposait le New York Times au New York Tribune. Aussi connu comme l'Agence de Journaux DD.


Mais la publication de journaux n'était qu'une façade. Leur vrai business était dans la revente d'informations ; c'est de là que provenaient leurs bénéfices intarissables.


Normalement, ceux qui bossaient dans la collecte et l'échange d'informations ne possédaient pas ce genre de quartier général. Dans les romans et les films, on organisait des rendez-vous secrets dans des bars louches ou des allées sombres - c'était l'impression que s'en faisait le grand public. Après tout, si elle venait à être découverte par des gens qui trouvaient son existence dérangeante, l'agence aurait bien pu disparaître du jour au lendemain. Leur occupation n'avait pas grand chose à voir avec le travail de journaliste ou d'officier de police ; c'était vraiment un métier unique, qui ressemblait plus à celui d'une agence de détective.


Ce petit bâtiment dans un coin de Chinatown hébergeait le siège du département éditorial. Plus de la moitié des employés étaient chinois, mais ils employaient aussi toutes sortes d'étrangers. Pareil pour leurs publications, ils sortaient trois éditions différentes : en chinois, en anglais et en italien.


En piétinant les vieux papiers qui traînaient au sol, les hommes passèrent la porte et entrèrent à l'intérieur. Un coup d'œil suffisait à s'assurer du chaos qui régnait dans l'endroit ; plusieurs employés qui devaient être des reporters ou des éditeurs se déplaçaient d'un bout à l'autre de la salle dans une atmosphère agitée. Entourés de visages asiatiques, les hommes commencèrent à froncer les sourcils ; mais un homme de race blanche sortit d'un bureau au fond et se dirigea vers eux.


Il était extrêmement rare de voir des occidentaux travailler à Chinatown. Les hommes affichèrent une expression de surprise en voyant l'homme se rapprocher. Il s'adressa à eux de l'autre côté du comptoir.


"Bienvenue, comment puis-je vous aider ?"


Un torrent d'anglais à l'accent new-yorkais des plus banals les assaillit.


"Vous êtes venus pour un abonnement ? Ah, excusez-moi. Je me présente : Nicholas. Je suis en charge de l'édition anglaise."


L'homme qui portait un épais manteau replié sur son bras ignora l'introduction de Nicholas et répondit avec agacement :


"Votre torchon ne nous intéresse pas. Nous sommes là pour acheter des renseignements."


Un peu choqué par cette brusquerie, Nicholas répondit d'un ton blessé :


"Notre journal est très bon... Mais soit, quels renseignements vous intéressent ?"


"Vous avez entendu parler de l'accident qu'il y a eu hier sur Mulberry Street ?"


Nicholas répondit par l'affirmative et se mit à récapituler la trame de l'incident en question :


"Oui, la collision entre un camion et une voiture qui s'est produite un peu après une heure de l'après-midi, c'est bien ça ? Il serait plus approprié de parler d'incident que d'accident, étant donné que le responsable qui était au volant du camion s'est échappé. Les deux victimes du crash étaient respectivement Sam Buschetta et Anselmo Jonel. Le coupable est toujours en fuite, c'est un homme et il a une cicatrice au cou ; je me trompe ?"


La vague soudaine d'informations avait étourdi les hommes, qui échangeaient des regards ahuris. Les renseignements que Nicholas venait de dévoiler étaient censés être confidentiels, seulement connus par la police et les personnes impliquées. Voyant ses visiteurs indécis et incapables de réagir, Nicholas poursuivit avec enthousiasme.


"Les deux blessés étaient d'ailleurs membres de la fameuse Famille Runorata du New

Jersey - en d'autre terme, vos camarades."


Les hommes se figèrent en l'entendant prononcer ces mots d'un ton détendu. Ils ne s'étaient pas identifiés et n'en avaient pas l'intention, mais cet homme les avait déjà démasqués—


'On ne va pas se laisser déstabiliser comme ça. Il a peut-être juste dit ça au hasard, à cause de notre allure. Mieux vaut rester calmes, ne pas rentrer dans son jeu.'


"Ouais. Puisque vous connaissez déjà les détails, vous devez savoir pourquoi on est là ?"


Ils gardaient l'air assuré, mais la sueur leur coulait dans le dos.


"On veut des infos sur ce type avec une cicatrice dans le cou. N'importe quel détail—"


"C'est un immigrant écossais. 22 ans."


Nicholas répondit d'une voix neutre sans même attendre que l'homme ait terminé sa phrase.


"......Hein ?"


"Pour en savoir plus, il va falloir payer."


Impatients d'accéder aux renseignements qu'ils désiraient, les hommes n'avaient même pas réalisé que la transaction avait déjà commencée.


"Pour les infos que vous voulez, ça sera 500 dollars cash. Ah, et puis vous devez nous donner une information supplémentaire."


"...? Une information ?"


"Ah, en fait, quelque chose que nous ignorons encore - c'est à dire, ce que contenait la mallette qui a été dérobée. Pas la peine de le cacher ; quelqu'un nous a déjà confirmé que c'est une grosse mallette noire qui a été prise sur les lieux."


Nicholas expliquait avec un sourie jovial. L'expression qu'il affichait, mêlée à sa voix, donnait naissance à une espèce de terreur indicible chez ces hommes.


"Parce que vous croyez qu'on va vous le dire ?!"


"Alors oubliez tout ce que j'ai dit, et bonne journée à vous !"


"...C'est peut-être une question stupide, mais si on vous le disait et que la police venait vous interroger, que répondriez-vous ?"


"Bien entendu, nous ferions affaire avec eux !"


Les hommes étaient tellement furieux que la veine tremblante sur leur tempe menaçait d'éclater.


"Ne vous foutez pas de nous ! Vous avez envie de crever, c'est ça ?!"


Tous les employés de la salle se tournèrent vers le comptoir.


"Qu—?!"


Les hommes passèrent instantanément de la colère à la confusion.

Tous les journalistes asiatiques, en conservant un air imperturbable, tenaient une arme pointée sur eux. On les aurait cru désorganisés, mais en réalité ils formaient un semi-cercle autour d'eux et les canons des armes évitaient soigneusement Nicholas. Si la fusillade devait éclater, les journalistes bénéficieraient d'une couverture avantageuse grâce aux nombreuses tables et aux piles de bouquins, alors que les hommes n'avaient rien derrière quoi se réfugier de leur côté. On aurait dit un petit régiment ennemi encerclé par d'innombrables murs et tranchées.


Les hommes se mirent à paniquer, la sueur leur coulait sur leur front. Nicholas leva la main, et les employés rengainèrent leurs armes.


"Toutes mes excuses. On ne peut jamais être trop prudent dans ce milieu."


Après avoir parlé, il s'inclina comme pour tourner la page, et reprit la conversation là où ils s'étaient arrêtés.


"Ah, écoutez-moi je vous prie. Même si nous vendions cette information à la police, légalement elle ne pourrait pas servir à vous incriminer. Vous feriez mieux de réfléchir à comment faire disparaître les preuves."


Nicholas continuait à présenter ses justifications fragiles, tout en établissant peu à peu les règles internes de l'agence.


"Bien sûr, vous vous dites que vos supérieurs vont vous punir pour avoir divulgué cette information, mais vous n'avez pas à vous en faire pour ça. Nous avons pour principe de garder nos sources secrètes. Croyez-moi, c'est la vérité. Si quoi que ce soit d'infortuné devait arriver à la Famille Runorata, jouez les innocents et prétendez que vous n'êtes jamais venu ici. Voilà qui devrait calmer vos inquiétudes, non ?"




"Cet homme qui s'appelle Roy Maddock. Où habite-t-il—"


Après un long moment de confusion, les hommes des Runorata avaient fini par accepter bien malgré eux.

Avant d'obtenir leurs infos, c'était à eux de fournir un renseignement. Mais—


"La mallette était pleine d'argent. Toutes les taxes de protection de la journée."


Ils se disaient qu'ils pouvaient aussi bien lui mentir et éviter de parler de la drogue ; aussi sortirent-ils ce qu'ils pensaient être un mensonge idéal. Le genre d'excuse qui ne risquait pas d'être percée à jour, car elle était déjà plutôt confidentielle. En entendant ça, Nicholas afficha un sourire contrit.


"Si vous préférez mentir, essayez au moins de trouver quelque chose d'un peu plus inventif. Sinon, nous ne vous donnerons que des informations du même calibre que votre histoire fascinante. Un bobard pareil, franchement..."


Nicholas secoua la tête face à leur pathétique sophisme et poursuivit,


"C'était bien la 'drogue' qui se trouvait dans ce sac, non ? La nouvelle drogue qui s'est mis à circuler récemment sur le territoire des frères Gandor. Elle a été dérobée pendant le transport, c'est ça ? Oui ou non ? Vous avez cinq secondes."


Pris de court par la question soudaine, l'un des hommes acquiesça instinctivement. Ayant obtenu sa réponse affirmative, Nicholas leur adressa encore quelques mots d'adieu avant de retourner à son bureau.


"Heureux d'avoir fait affaire avec vous."



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"Miz, voilà : ç'doit âtre la botique d'information o travaille m'ami d'enfance."


Tout en parlant, Samasa dirigea Eve vers l'entrée du modeste bâtiment.


"Est-ce que c'est une agence de journaux ?"


On sentait de l'anxiété dans l'expression de la jeune fille ; peut-être était-ce son premier séjour dans une aussi grande ville qui la rendait nerveuse. Avec Samasa pour la guider, elle s'était rendue à une petite agence de journaux de Chinatown. Sur la pancarte, il était inscrit 'DD'.




Ils étaient allés s'installer dans la villa de la famille à New York, mais n'en avaient pas appris plus sur ce qui était arrivé à son frère Dallas. Eve mourait d'impatience de le retrouver, mais elle ignorait tout sur les gens qu'il avait fréquenté et le travail qu'il exerçait.


Tout le monde s'arrachait les cheveux à réfléchir à ce casse-tête, quand Samasa se mit à crier,


"Miz ! Si vos volez savoir qualquechose, alors i'faut alla voir l'Informateur, il n'y à qu'à leu'demanda !"


"Tss ! Quelle idiotie... un informateur ? Tu laisserais notre jeune dame rencontrer ces voyous sans scrupules ?"


"Héé, Benjamin. Tu trates m'ami de tote confiance de voyo ?"


"Silence ! Ton ami d'enfance souffre probablement des mêmes difficultés linguistiques - peut-on vraiment faire confiance à ce genre de personne ? Et puis, mon nom se prononce Ben-ya-min ! Combien de fois vais-je devoir te le répéter ?! Ne prononce pas mon nom avec cet accent américain !"


Le vieux majordome Benjamin rétorqua vigoureusement. Mais ils n'avaient tout simplement pas d'autre piste, et n'avaient pas d'autre choix que de tenter leur chance...




"Qu'est-ce que ça, un quotidien ? Hmph, dans ce cas, on peut peut-être leur faire confiance dans une certaine mesure, Miss."


En s'exprimant avec réticence, le vieux majordome ouvrit la porte pour sa maîtresse. Eve n'osa pas entrer tout de suite ; il fallut que Samasa la pousse à l'intérieur pour entrer à sa suite.


"U-Un peu de sérieux, nous ne sommes pas au théâtre !"


Le vieux majordome referma la porte derrière lui en marmonnant. La jeune fille se sentit soudain assaillie de toute part : le chaos qui régnait dans cet endroit, le vacarme des conversations dans des langues qu'elle n'avait jamais entendu -- c'était trop pour son cerveau. Pour elle qui n'avait jamais vu de ses propres yeux le lieu de travail des gens ordinaires, cette scène lui évoquait le décor d'une planète extraterrestre.


"Oh, wow..."


"Miss ?"


Entendant son majordome l'interpeller, Eve retrouva sa contenance.


"Ah... Excusez-moi de vous déranger alors que vous êtes si occupés. S'il vous plaît, est-ce que vous auriez quelques instants à nous accorder ?"


Eve éleva poliment la voix, tout en étudiant ses alentours d'un regard inquiet.


Pour la rassurer, Samasa posa sa lourde main toute ronde sur son épaule et s'adressa à un employé.


"Passossi, 'palle Alean seup'la... n'ami, l'a v'nu po lui."


"???"


Le vieux majordome avait les yeux écarquillés et la mâchoire béante : il n'avait carrément rien compris aux paroles de Samasa. Eve se pencha pour murmurer dans son oreille,


"Pas de problèmes, Samasa leur juste demandé d'appeler Elean... c'est tout."


Le vieil homme était embarrassé que sa maîtresse ait dû lui faire la traduction, aussi interpella-t-il quelqu'un qui parlait anglais pour l'informer du motif de leur visite.


On prévint Nicholas du but de leur présence, et il monta les escaliers jusqu'au premier. Un instant passa, puis il revint avec une personne à la tenue fort particulière. Comme Samasa, il était noir, et portait un costume chinois Tang traditionnel, de couleur noire. En passant à côté des journalistes asiatiques, il échangea quelques mots avec eux, dans un chinois parfait. Et il portait même une paire de lunettes excentrique, qui le rendait encore plus singulier.


Sitôt qu'il aperçut Samasa il ouvrit grand les bras pour l'accueillir chaleureusement, s'adressant à elle en anglais avec l'accent new-yorkais.


"Sa—masa ! Dis donc, ça fait un bail ! On ne s'est pas vu depuis des années ! Merveilleux ! Cette journée est positivement merveilleuse ! Je devrais remercier tous les habitants de cette ville de m'offrir une journée aussi excitante !"


Avec sa taille impressionnante, qui dépassait bien la plupart des gens d'une ou deux têtes, il saisit sa vieille amie dans ses bras. Même avec les bras étendus au maximum, il pouvait à peine atteindre ses épaules ; serrés dans cette étreinte un peu ridicule, ils se réjouirent de leurs retrouvailles.


"Aah, on aura le temps de bavarder plus tard. Tout d'abord, discutons du souci qui intéresse ta jeune maîtresse, hein ? Normalement, on est censé faire payer 500 dollars pour vous donner les renseignements que vous cherchez, mais puisqu'il s'agit de la maîtresse de Samasa, je peux bien vous l'offrir cette fois !"




La jeune fille et ses domestiques furent invités dans la salle de réception. Eve et Samasa s'installèrent sur le sofa, tandis que le majordome se tenait avec dignité près de la porte. L'homme noir dans son costume Tang, Elean Duga, fixait le vieux serviteur avec curiosité tout en s'adressant à Eve.


"Hé bien, hé bien, hé bien ? Miss Eve Genoard nous demande de 'retrouver Dallas Genoard, porté disparu depuis l'année dernière' ; en ce moment même, mes hommes sont déjà en train de rassembler les informations, ils vont revenir nous les donner, dans un rien de temps j'en suis sûr. Non, non, vraiment. Bientôt, très bientôt ! Et puis, votre frère ? Je suis sûr qu'il se porte bien ! Relax, il n'y a rien que nous ignorions dans cette ville. Et mes hommes devraient arriver immédiatement avec des informations sur sa situation—"


Elean fut interrompu lorsqu'on toqua à la porte.


"Hé bien, entrez, entrez, entrez donc !"


Le majordome ouvrit aussitôt la porte et un asiatique entra dans la pièce, une feuille de papier dans les mains. L'expression absolument neutre qu'il affichait mettait Eve un peu mal à l'aise ; mais elle était forcée d'attendre et d'observer la réaction d'Elean qui lisait le document.


Au début, il déplia la feuille en chantonnant et commença à la parcourir. Puis soudainement, il se releva et se dirigea vers la fenêtre, les mains tremblantes. Dehors, le soleil se couchait, ses reflets écarlates brillant sur les tuiles des toits de la ville, éblouissant le regard. Elean observa le paysage dehors, et dit lentement :


"Oui. Quand cela a-t-il commencé ! J'étais une personne fière - 'fière' semble même trop généreux - et je me berçais d'illusions. En d'autres termes, 'je ne connaissais pas ma place'. Je savais que ça ne pouvait pas continuer. Je me le suis toujours dit, mais au final je n'ai pas changé. Cette fougue irréfléchie, c'est comme une drogue ; on ne peut plus s'en passer une fois qu'on y a goûté."


Eve n'avait pas saisi un mot de ce qu'il venait de dire, mais elle voyait bien qu'il essayait de détourner la conversation.


"A-, alors, dites-moi je vous en prie ! Mon frère, mon grand frère Dallas, où est-il !"


Désespérée, Eve se releva brusquement ; le majordome sembla inquiet mais ne bougea pas. L'agitation d'Eve contrastait fortement avec l'ambiance paisible qui régnait dans la pièce.


"Aah, excusez-moi. Vraiment, je vous présente mes excuses sincères. Aujourd'hui aurait dû être une journée merveilleuse. Mais on dirait que je ne suis qu'un oiseau de mauvaise augure, un monstre cruel qui non seulement vous apporte des mauvaises nouvelles, mais cherche en plus à en tirer profit. J'aimerais vraiment vous dire, vous dire que votre frère est en parfaite santé, mais une agence honnête ne colporte pas de mensonges. Quand à nos clients, nous ne leur racontons jamais d'histoires, je tiens vraiment à leur annoncer de bonnes nouvelles, mais je ne peux pas, aah, aah, parfois je déteste ce que je fais du plus profond de mon cœur. J—"


"Arrâte t'bâtises o je t'en colle une !"


Samasa secoua violemment Elean qui criait avec désespoir ; finalement, il en vint au sujet proprement dit.


"Chaque fois que j'annonce des nouvelles pareilles, je me sens un peu coupable. Mais je serai franc malgré tout !"


D'une voix au trente-sixième dessous, Elean livra enfin la terrible nouvelle.


"Votre grand frère, Dallas Genoard, est actuellement au fond de la rivière. Il a été jeté dans un baril avec deux camarades, dans les profondeurs froides et obscures de l'Hudson River, et a coulé jusqu'au fond."


En entendant la voix creuse d'Elean, Eve sentit son cœur s'arrêter de battre. C'est comme si le temps s'était figé : elle n'entendait plus que sa respiration haletante et son cœur battant au ralenti. Eve lutta contre ses émotions débordantes, et dut y mettre tous ses efforts pour retrouver sa faible voix enfouie dans ses poumons.


"Est... est-ce que c'est bien vrai ?"


"Je suis vraiment navré - c'est absolument exact. D'ailleurs, nous savons même qui sont les responsables. Juste une petite organisation locale, la Famille Gandor..."




Elle ne se rappelait pas ce qui s'était passé après ça.

Quand elle reprit ses esprits, elle était assise à table, dans sa salle à manger, fourchette et couteau à la main. Son esprit était vide, elle ne savait même pas quand et comment elle était revenue à la villa. Samasa était elle aussi assise à cette table gigantesque, mais il était clair qu'elle avait déjà mangé. Benjamin se tenait en silence derrière Eve ; lui n'avait probablement pas encore dîné.


Eve resta assise comme ça un moment, puis, comme si elle avait pris une décision, elle prit la parole pour dire,


"M. Benjamin... Mme Samasa. Sincèrement, je vous remercie de tout mon cœur."


" ! "


En entendant ces mots, Samasa et Benjamin se tournèrent aussitôt vers Eve.


"Miss ! Est-ce qu'il y a un souci, pourquoi dites-vous des choses pareilles ! Ne nous faites de telles frayeurs ! Vous devriez plutôt penser un peu à vous !"


"Ouas ! Remplissaz-vos donc l'astomac, ç'vos redonnera d'anargie !"


"Vraiment... merci à vous deux !"


En voyant le faible sourire d'Eve, Samasa proclama d'une voix forte,


"Ne vos tracassaz pas là-d'ssus ! Ças types de l'agence n'tornent pas rond, i n'faut pas las croire !"


"Précisément ! C'est cela même ! Ces fripouilles nous ont raconté un tas d'affabulations, alors il faut garder courage, Miss !"


Les deux serviteurs faisaient de leur mieux pour réconforter Eve, et leurs efforts amenèrent l'ombre d'un sourire sur son visage.


"Merci, vraiment merci beaucoup. Je suis un peu fatiguée, alors je vais monter me reposer."



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Sur ces paroles, bien plus cordiales que celle d'une dame qui s'adressait à de simples domestiques, Eve quitta la salle avec un sourire épuisé. Elle n'avait pas touché à son dîner, qui continuait de refroidir dans son assiette.




'Vraiment, j'aurais dû m'en douter. Et pourtant j'espérais.


Tous ceux qui ont disparu à Manhattan ne sont déjà plus de ce monde. Je le savais déjà, pourquoi est-ce que je refusais de l'admettre ? Est-ce que, est-ce que j'attendais un miracle soudain ? J'ai déjà épuisé mes prières depuis longtemps. Ah, quelle résolution stupide j'ai prise.


Ça ne servait à rien d'attendre un miracle. Si seulement j'avais été un peu plus courageuse, j'aurais peut-être pu empêcher Dallas de quitter la maison ?'


Une prière se formait dans sa tête, un refuge créé pour échapper à cette terreur accablante.


'Aah, la fois où j'ai vraiment prié pour qu'un miracle se produise, c'est quand Père et Grand Frère Jeffrey sont morts. Bien sûr, je sais qu'on ne peut pas faire revenir les morts, mais au moins, au moins j'espérais que Dallas soit sain et sauf.


Mais il n'y a pas eu de miracle. Si on pouvait vraiment exaucer le vœu de toute une vie, si c'était vraiment possible, alors j'ai déjà passé ma chance. J'aurais dû m'en douter, j'aurais dû le réaliser depuis longtemps. Alors pourquoi ; pourquoi est-ce que ça fait si mal ?


Je n'ai jamais aimé mon frère Dallas. Il se conduisait comme un malpropre, c'était un bon à rien, le dernier des sauvages, quelqu'un d'insupportable. Et pourtant, je le revois encore ce jour-là. Le lendemain, après la visite de ces deux envoyés du ciel, ces deux voleurs - ce visage souriant quand il a joué au billard avec moi.


Aah, pourquoi, pourquoi n'y avait-il qu'avec moi que Dallas se montrait si patient et agréable, si gentil ? Pourquoi mon frère ne me traitait-il pas comme les autres, de façon brusque et agressive ?'


Sans même s'en rendre compte, Eve était en train de céder à la peur. Quand elle repensait à son obstination passée, la douleur, le regret et un mélange d'émotions complexes se mirent à l'étouffer.


'Est-ce que je ne suis bonne qu'à pleurer ? Quand vais-je pouvoir oublier ? Mon père et mes deux frères sont morts, et tout ce que je peux faire c'est pleurer ? Est-ce que je vais me remettre à prier et laisser les autres se charger du reste, comme l'année dernière ?'


Elle réfléchit furieusement au problème. Elle décida que, aussi maigre soit-elle, toute chance en valait la peine.


'Je ne peux pas continuer comme ça. Non, ce que je dois faire - c'est venger mon frère.'



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Un peu plus tôt, au moment où Eve et ses deux serviteurs étaient sortis du Daily Days, ils avaient croisé un homme entrant dans le bâtiment. Celui-ci avait un rictus arrogant sur les lèvres ; contrairement au sourire de Nicholas, qui dégageait une impression de cordialité et d'efficacité, celui de cet homme donnait l'impression qu'il était en train de vous évaluer.


L'homme ouvrit la porte du département éditorial, juste à l'instant où Nicholas et Elean s'apprêtaient à sortir.


"Aah, te voilà de retour, Henry. Elean a le moral dans les chaussettes et c'est l'heure de rentrer chez moi, alors on te laisse la boutique."


"Ah, pas de problème. Reposez-vous, vous l'avez bien mérité."


L'homme nommé Henry regarda ses deux collègues s'éloigner, avec un sourire flatteur.


"Ne vous en faites pas, je me charge de tout. Allez boire un verre pour vous détendre."


"...C'est bien parce que c'est toi qu'on ne peut pas se détendre ! Bon sang, vivement que le président et le vice-président soient de retour..."


Nicholas secoua la tête avec inquiétude, et quitta l'agence avec Elean. Henry les regardait partir d'un air joyeux et confiant, en ricanant doucement.


"Hé bien, ça fait un moment que je n'avais pu recevoir de clients en tête-à-tête. J'espère qu'un client exceptionnel va venir !"


Son vœu allait bientôt être exaucé.

Un homme se faufila dans l'agence, le visage dissimulé par un chapeau et une écharpe, et une paire de lunettes de soleil pour couvrir ses yeux. Tout le personnel de l'accueil cessa immédiatement ce qu'ils étaient en train de faire pour plonger la main dans leur poche de veste ou dans un tiroir. Mais le nouvel arrivant, pas effrayé pour un sou, proclama de vive voix dans un chinois approximatif : "J'ai des infos à vous fournir, est-ce que quelqu'un ici parle anglais ?"


Henry passait justement dans la salle après avoir fini de préparer quelques documents. Avec un sourire déplaisant, il répondit d'un ton réjoui,


"Ah, vous pouvez venir discuter avec moi, si ça ne vous dérange pas."



<==>



Le bar Alveare, sous contrôle de la Famille Martillo.



Assis à une table de l'Alveare, Elean et Nicholas buvaient du vin mélangé à du miel. La vaste salle était magnifiquement décorée ; on se serait cru dans un restaurant cinq étoiles plutôt qu'un bar.


"Est-ce qu'on peut vraiment faire confiance à ce Henry ?"


"Au moins il est bien, bien, bien plus costaud que moi. Ah, je ne vaux rien. Rien de rien de rien du tout. Si quelqu'un ne vaut rien alors c'est un bon à rien."


"C'est vrai, tu ne vaux rien. Ne le prends pas mal ; mais tu connais tes défauts, ne t'attends pas à ce qu'ils disparaissent comme ça. Tu dois vraiment essayer de contrôler tes émotions. Ce n'est pas la première fois que je te le dis, pourtant."


Une serveuse en qipao leur apporta leurs assiettes, et Elean la regarda servir d'un regard morose, la tête enfoncée dans le creux de sa main. Puis, comme si quelque chose lui était soudain revenu, il releva la tête.


"Mais oui ! Je m'en rappelle."


"Quoi ?"


"Ce type, Dallas. Il devait être au courant d'un secret confidentiel."


"Un secret ?"


Dans toute l'équipe du Daily Days, il n'y avait que le président et le vice-président qui avaient accès à ces secrets d'un type particulier. En tout cas, c'est ce qu'on se chuchotait dans l'agence : ces fameux documents étaient peut-être purement imaginaires, ou alors enregistrés bien à l'abri dans le crâne du président.


"Est-ce que ce Dallas n'était pas un délinquant ? Quel genre de secret confidentiel aurait-il pu connaître... non, attends, attends une seconde."


Nicholas s'interrompit, et vida son verre de vin d'une seule traite.


"Ce sont bien les Gandor qui se sont occupé de Dallas, non ? Alors, ça aurait un rapport avec les 'immortels' ?"


"Aah, oui, t'as raison."


Les Immortels. Ce mot surréel, introduit sans prévenir, fut accepté sans sourciller par Elean. Pour eux, les immortels étaient des gens qui existaient bel et bien, et ils en avaient déjà rencontré. Par exemple, la serveuse qui venait d'amener les plats était l'une d'entre eux.


Les informations concernant les immortels commençait à circuler au compte-gouttes.

Il y a 200 ans, des alchimistes à bord d'un bateau à destination de ce continent avaient obtenu le pouvoir de l'immortalité. Ce pouvoir était accompagné de restrictions : les immortels ne pouvaient pas employer de faux noms entre eux ou dans des lieux publics, et ils avaient la possibilité de 'dévorer' l'un des leurs avec la main droite.


L'année dernière, un incident avait amené l'apparition de plusieurs immortels dans la ville : les dirigeants de la Famille Martillo, la serveuse, la patronne de l'Alveare et les trois frères Gandor. D'après leurs renseignements, il y en avait encore quelques autres, mais Nicholas ignorait leur identité. Peut-être que les patrons en savaient plus !


"Hé, si on ne va pas demander directement au président, on ne sera pas plus avancés."


"Ouais."


Les deux journalistes changèrent de sujet, en continuant leur repas.

À ce moment-là, un nouveau client entra à l'intérieur. C'était une femme d'une vingtaine d'années, qui portait une grosse mallette noire dans sa main. Ils la reconnurent immédiatement.


"Cette fille, elle bosse pas comme serveuse dans un bar de la Famille Gandor ?"


"Aah, tout juste. Je crois qu'elle s'appelle Edith ?"


Nicholas se rappela un détail ; il avait délibérément omis de préciser aux hommes de la Famille Runorata que cette femme, justement, était en contact avec la personne qui s'était emparée de leur produit. C'était la petite amie de Roy. Et - elle tenait une mallette en cuir fermement dans sa main.


Nicholas avait du mal à y croire, mais il observa les mouvements d'Edith avec un regain d'attention.


"Ah -- bienvenue -- longtemps je t'ai pas vu, Edith !"


"Ah, Lia. Ça fait plaisir de voir que tu as toujours la forme !"


Edith accueillit son amie en qipao cordialement, mais son expression était soucieuse. Lia Linshan repéra immédiatement la tête qu'elle faisait. À cette heure-ci il n'y avait pas foule et elle n'était pas encore débordée.


"Qu'est-ce qui arrive ? On dirait il y a des problèmes sur ton cœur ?"


"Non, c'est... Ah, en fait, j'aurais besoin que tu me rendes un service."


Edith avait l'air troublée ; elle lui tendit l'attaché-case noir.


"Tu pourrais me dépanner et garder cette mallette un moment ?"



<==>



Faisons un bond dans le temps et revenons à cet après-midi là.


"C'est ce que je te demande, pourquoi tu l'as ramenée ici !"


Dans l'appartement que louait Edith résonnaient les échos d'une dispute concernant une grosse mallette.


"Je ne sais pas ce qui t'es passé par la tête, pour faire quelque chose d'aussi ridicule !"


"Ça ne sert à rien d'en parler maintenant. Écoute, le passé est derrière nous et on n'y peut plus rien, je n'aurais jamais dû faire ça mais je l'ai fait et c'est trop tard. J'aimerais bien pouvoir tirer un trait sur tout ce qui s'est passé mais c'est impossible. Alors, tu vois, il faut qu'on réfléchisse à ce qu'on va faire maintenant."


Sa verve oratoire de la veille avait disparu, et Roy continuait de s'expliquer devant Edith avec moult excuses, pendant qu'elle levait les yeux au ciel.


"Franchement ! Qu'est-ce que tu fichais encore ! Tout ça c'est à cause de tes trips psychédéliques, tu racontes toujours 'je fusionne avec le monde entier' et toutes ces âneries !"


"Je n'y peux rien, c'est juste que j'ai vraiment envie de vivre ces sensations quand je suis drogué, tu sais, les gens qui ressentent ça, même une seule fois, ils ne peuvent jamais l'oublier, surtout ceux comme moi qui sont trop faibles pour y résister."


"Je n'arrive pas à y croire, tu te permets de jouer les psys et pourtant tu continues à prendre ces produits ! Espèce de salaud !"


Edith poursuivit sa diatribe pendant plus d'une heure, traitant Roy de tous les noms en employant à plus de trois cent reprises le mot 'salaud'. À la fin de cette engueulade, Edith était épuisée, et elle inspira profondément.


"Mais ça me surprend que tu n'aies pas touché aux produits dans la mallette. Ça me rassure un peu."


"En fait... j'avais vraiment envie de les tester. Mais si je faisais ne serait-ce qu'effleurer leur nouvelle drogue, ces Runorata ne me lâcheront jamais... J'ai, j'ai peur Edith. Ces gens sont capables de tout. Ces Runorata, je sais très bien ce qu'ils—"


"Attends, c'est parce que tu avais peur que tu n'y as pas touché ? Normalement tu prends de la drogue peu importe les conséquences, mais pas cette fois. Même Roy le junkie peut avoir peur de la mort !"


Voyant qu'Edith se montrait trop gentille pour être honnête, Roy répondit d'une voix tremblante,


"J'ai peur, ces gens - surtout ce fameux Gustavo, ils sont extrêmement cruels, ils frappent sans même vous laisser une chance, ils massacrent même des gens innocents. Je m'en fous de mourir ; c'est juste, c'est juste—"


Roy, complètement affolé, n'arrivait pas à poursuivre. Peut-être avait elle reconnu sa sincérité, ou peut-être pas, mais Edith se calma et serra bien fort Roy dans ses bras pour l'empêcher de trembler.


"Désolée. Ça va aller."


Sur ce, Edith prit la mallette noire et se redressa.


"Même si tu y as mis le temps, tu as finalement tenu ta promesse. Alors c'est mon tour. Roy, tu ne mourras pas, je te l'assure. Contre les Gandor ou contre ces salopards de la Famille Runorata, je te protégerai."


Tout en parlant, elle se retourna et se dirigea vers la porte.


"Hé, où, où est-ce que tu vas ?"


"Cette mallette est désormais notre seul atout. Mais on va nous le piquer si on le garde ici - s'ils nous capturent tous les deux tout est fichu. Alors d'abord il faut trouver quelqu'un de confiance chez qui planquer la mallette."


"Quoi ! Pas question, cette personne serait en danger aussi."


"Pas de problème de ce côté-là. La Famille Runorata ne s'occupe que de ces petites organisations en ce moment, et il y un endroit qu'ils ne risquent sûrement pas d'attaquer. Je vais aller demander de l'aide à une amie là-bas."



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"Voilà toute l'histoire... Je sais que ce n'est pas une mince affaire, alors... désolée !"


"Si tu veux être désolée, tu peux supplier aussi !"


Dans un coin de l'Alveare, Edith et Lia conversaient à voix basse.


"...C'est vrai. Désolée. Oublie tout ça..."


"Mais, en fait pas de souci. D'abord je t'aide garder ça ?"


"Hein ?"


Edith écarquilla les yeux face à tant de prévenance.


"Je peux voir, Edith aime vraiment beaucoup Roy !"


Ce ton détendu rendait Edith encore plus inquiète.


"Tu, tu es bien sûre que ça ne pose aucun problème ? Et puis, si possible, il ne faut pas que la Famille Martillo l'apprenne, d'accord ? Les gens ici s'entendent un peu trop bien avec les frères Gandor."


"Que des affaires privées, pas de souci. Pas de souci, mais pas de serrure à ma chambre, je peux juste transférer à autres personnes fiables."


Edith avait l'air d'hésiter, mais peut-être était-ce encore plus sûr que l'objet passe par plusieurs intermédiaires.


"Bien, si tu leur fais confiance, alors moi aussi je peux leur faire confiance. Alors je m'en remets à toi ; merci, merci infiniment !"




Observant Edith s'en aller, Nicholas et Elean, qui avaient espionné la conversation avec attention, laissèrent échapper un soupir partagé.


Dans ce bar bruyant, il leur aurait été difficile d'entendre la discussion entre Edith et Lia depuis leur table, s'ils n'avaient pas été habitués au vacarme ambiant qui régnait perpétuellement au département éditorial. Leurs oreilles entraînées avaient perçu l'essentiel des paroles échangées.


"Hé bien, dis donc, on a vraiment mis la main sur une info juteuse. Qu'est-ce qu'on va faire de ça ?"


"Ah, il faut rapporter ça au président dès demain. Maintenant qu'on s'est procuré une info aussi précieuse, le président ne nous verra plus comme des incapables toujours endormis !"


"Nous...? Ne me mets pas dans le même sac que toi, je ne suis pas un flemmard !"


Elean fut choqué par cette réponse, et Nicholas lui sourit d'un air hautain en vidant son verre d'une seule traite.


"Récupérer l'information sur le terrain, ce n'est pas notre boulot."



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"Je vois, je vois. Je comprends tout à fait ce que vous voulez dire."


Au même instant, Roy et Henry discutaient dans les bureaux du journal.


"En fait, c'est ça ce que vous voulez savoir ? Le point faible de la Famille Runorata ?"


"Aah, ou-, oui. Comme j'ai volé cette drogue, quoi qu'il arrive, je ne peux pas les laisser m'avoir, ou s'en prendre à mes amis, alors je dois faire quelque chose."


Roy avait sué à grosses gouttes en retraçant toute l'histoire depuis le début. Henry laissa échapper un sourire en le félicitant,


"Hé bien, le secret que vous êtes venus nous rapporter aujourd'hui valait certainement son pesant d'or. Cela dit, c'est l'argent liquide qui compte ici. Si vous tenez à connaître un secret encore plus important, en théorie il vous faudrait payer au moins cinq mille dollars.


"Cinq, cinq mille dollars !"


Roy avait dépensé à peu près tout ce qu'il avait pour s'acheter ses doses régulières, alors il lui était absolument impossible de payer une telle quantité d'argent. D'ailleurs, en pleine période de récession, même les classes moyennes ne pouvaient dépenser une somme pareille.


"Mais—"


Le sourire d'Henry s'élargit, et il proposa un compromis.


"Il y a d'autres solutions, bien entendu. Il ne s'agit pas d'une transaction ordinaire, et il m'est difficile de vous donner des informations garanties au nom de la compagnie—"


Henry se leva de sa chaise, et se pencha près de l'oreille de Roy.


"Mettons que je ne sois pas un employé en service, juste un homme qui se parle à lui-même, et que vous m'ayez entendu par accident ; qu'est-ce que vous en dites ?"


"Vous, vous êtes sûr ?"


Voyant les yeux de Roy étinceler, Henry lui sourit d'un air satisfait.


"Connaissez-vous les Genoard, ces millionnaires du New Jersey ?"


Roy fit signe que non.


"Cette famille richissime fait surtout des affaires dans l'industrie textile, mais ce n'est qu'une couverture. En réalité, ils gèrent des usines qui produisent de la marijuana, de la cocaïne et encore d'autres drogues, puis ils font leur bénéfice en revendant ces drogues sur le marché à travers la Famille Runorata. À dire vrai, toutes les générations de la Famille Genoard - sauf la dernière - étaient à la source de la production de drogue, ce qui leur conférait un statut très élevé dans le milieu du crime."


Roy avait les yeux ronds comme des assiettes en apprenant ces nouvelles. Après tout, ça le concernait indirectement ; il était possible que la nouvelle drogue apparue sur le marché il y a quelques jours, et la marijuana et la cocaïne qu'il avait consommées par le passé aient toutes été produites par eux.


"Ah, mais, après que le chef de famille de la première génération soit décédé, son fils et son petit-fils aîné ont hérité de l'affaire familiale. Depuis, les relations avec la Famille Runorata... particulièrement avec Gustavo, se sont dégradées de façon drastique, peut-être à cause d'un désaccord financier.


...Puis, les Runorata ont élaboré une excuse et éliminé le nouveau chef de famille et son fils, afin de s'emparer de l'usine Genoard. Ils ont pris possession des entreprises qui servaient de couverture, ont menacé les employés en charge, et sont finalement parvenus à avaler entièrement l'empire Genoard."


Ayant écouté avidement toutes ces informations, Roy se mit à crier avec excitation,


"Super, c'est super ! Voilà qui va me sauver la mise—"


"Ne vous emportez pas. Il n'y a aucune preuve pour le moment ; tous les témoins ont été achetés."


"Alors ça ne vaut rien ?"


"Mais il y a encore une personne cruciale dans cette histoire. En plus, elle se trouve à Manhattan en ce moment-même."


"...?"


"Peu importe que cette personne soit au courant de quelque chose. Tant qu'elle existe, elle représente un danger potentiel pour la Famille Runorata. Vous devez juste parvenir à garantir sa sécurité."


Henry afficha un rictus narquois, comme un démon se moquant de la misère humaine.


"Servez-vous de cette personne comme bouclier pour couvrir votre fuite, puis après avoir quitté cette ville avec vos proches, négociez avec les Runorata. Comme ça, non seulement vos amis seront en sécurité, mais vous pourriez même obtenir une récompense. Une fois que vous serez à l'abri, relâchez cette personne. Ainsi, il n'y aura pas de morts ni de blessés ; vous avez juste à enlever cette personne l'espace de quelques jours. C'est la meilleure solution."


Roy fixait Henry du regard, hypnotisé par son sourire. Les lèvres tordues dans un sourire cruel, celui-ci révéla avec une lenteur calculée le nom de la personne en question :


"Il s'agit de la petite-fille du chef de famille, la toute jeune fille de la famille Genoard - Eve Genoard."



<==>



Au même moment, au quartier général de la Famille Gandor.


Dans une allée à deux pas de Mulberry Street se trouvait un petit bar à l'ambiance jazzy, avec un grand sous-sol qui faisait la même taille que le rez-de-chaussée. C'était là que se situait le quartier général de la Famille Gandor, le centre nerveux de l'organisation, dans toute sa splendeur dissimulée à l'abri des curieux.


"Et alors, où est-il cet abruti ?"


Dans le petit salon privé, à côté de la salle commune où les sous-fifres allaient et venaient, les trois chefs discutaient.


"J'ai laissé Tick s'en charger ; même si je ne suis pas sûr que ses nerfs soient encore en état de ressentir quoi que ce soit," répondit Luck à la question de Berga, le frère cadet et le plus corpulent des trois.


"................"


Comme d'habitude, l'aîné, Keith, resta muet et continua à mélanger en silence les cartes de poker dans ses mains.


À cet instant, on frappa à la porte, et une voix détendue retentit de l'autre côté.


"Bonjour tout le monde, c'est moi, Tick."


"Aah, M. Tick. Entrez, je vous en prie."


La porte s'ouvrit, révélant un homme au visage juvénile ; son expression tranquille et paisible aurait pu le faire passer pour un brave fleuriste ; à condition d'ignorer la paire de ciseaux de plus de 60 centimètres de long qu'il tenait dans chaque main. Les lames semblaient sèches, mais elles étaient couvertes de rouge sur toute la longueur.


"Ça ne sert à rien, à rien, à absolument rien ! Cet homme a pris des drogues trop puissantes ; sa conscience ne réagit plus comme celle d'une personne ordinaire."


Il agita les mains en signe d'abandon, tout en gardant les yeux plissés qui lui donnaient un air joyeux. Luck s'était attendu à ce résultat et se contenta de soupirer doucement.


"Je peux toujours réessayer plus tard ; d'ici un mois au plus, les drogues auront cessé de faire effet."


"Non, pas la peine. Oublions ça ; balancez-le devant le poste de police ce soir."


"C'est compris."


Tick sourit avec l'innocence d'un enfant, et fit demi-tour en agitant sa grande paire de ciseaux - tchic tchic.


"T'es sûr de ça ? C'est bien lui l'enfoiré qui t'a tranché la gorge avec un couteau, non ?"


En réponse à la question de Berga, Luck secoua la tête avec lassitude.


"Aucune importance. Quelqu'un l'avait payé avant. C'était juste un drogué qui ne pouvait même plus se contrôler. À quoi bon l'éliminer ? Il finira par se tuer tout seul d'une overdose."


Tout en parlant, Luck réfléchissait.


'Ah, c'est donc ça.'


Récemment, il s'était mis à agir avec détachement, comme si plus rien n'avait vraiment d'importance ; ça faisait un moment qu'il s'en était aperçu. Il n'était pas comme ça autrefois ; comparé au Luck d'il y a un an, il était une personne complètement différente, beaucoup plus indulgente et rationnelle. Son soi passé aurait envoyé ce junkie ad patres sans hésiter. Non, en toute probabilité, son soi passé serait mort depuis longtemps.

Aujourd'hui, il trouvait que c'était tout simplement inutile. L'attaque venait d'un junkie quelconque, et n'avait eu aucune retombée sur l'organisation, aussi n'arrivait-il pas à ressentir de la colère. Il connaissait la raison de son indifférence : l'incident du 'vin d'immortalité' qui s'était produit dans cette rue même, l'année dernière. Mêlé à cet incident par un concours de circonstances, il était lui-même devenu immortel.


Tuer ou être tué. Mais lui ne risquait pas d'être tué désormais : ces règles implicites ne signifiaient plus rien. Il avait perdu son animosité.


'Les humains, en possession d'un corps immortel, deviennent des créatures sans âme. Et pourtant, Keith et Berga n'ont pas vraiment changé. Berga est plus impitoyable qu'avant, mais Keith a juste redoublé d'ardeur dans son travail. Au final, c'est moi qui fais honte à la Famille.'


"Mais, sans ça, j'aurais quitté ce monde il y a déjà longtemps. ...Je vis dans un monde pareil, et je ne peux pas mourir... Telle est la réalité."


Berga n'insista pas, incapable de saisir ce que son frère entendait par là.


"Ah bon, okay, pas de problème, on fait comme t'as dit !"


"Ce qui me choque, c'est que la même chose est arrivée à Firo l'an dernier, et qu'il en avait fait toute une histoire. Alors que nous, quand on nous tranche la gorge, nous ne pouvons même pas prendre notre revanche ; quelle faiblesse pathétique."


Firo Prochainezo. Un ami d'enfance des trois frères Gandor, aujourd'hui un jeune cadre prometteur de la Famille Martillo, en charge d'un territoire important. L'année dernière, tout comme Luck, il avait été attaqué par un drogué, mais s'en était sorti sans une égratignure.


"Franchement, c'est l'immortalité qui m'a rendu insouciant."


"Ah, mais tu n'as jamais été du genre à aimer la bagarre. Les faiblards resteront toujours faibles, hein ?"


"Ça vaut mieux comme ça ; qui sait ce qui pourrait arriver sinon..."


"..........."


Keith, qui assistait à la dispute de ses deux frères sans dire un mot, regarda sa montre puis se leva pour décrocher son manteau.


"Aah, c'est l'heure de rentrer, frangin."


"Mme Kate se porte bien ?"


Interrogé sur sa femme, Keith mit son chapeau et inclina la tête en signe d'acquiescement. Ça suffisait : il n'était pas du genre démonstratif.


"Hé, Luck. La vie de célibataire te convient ? Allez, dépêche-toi de te trouver une petite amie."


"Regardez qui vient me faire la morale..."


"Ah, c'est vrai qu'avec ta sale tête, ça ne va pas être simple !"


'Je ne tiens vraiment pas à recevoir des leçons de ta part, Berga.' Il se retint de prononcer cette pensée à voix haute ; après tout, Berga aussi était déjà marié. Luck contre-attaqua :


"Et alors, frangin, est-ce que tu t'es réconciliée avec Kalia ?"


"...C'est compliqué. Tu comprendras quand tu seras marié."


Après avoir lâché ces mots, remplis de sagesse ou simples paroles en l'air, Berga s'apprêta aussi à sortir. Luck, habitué à partir le dernier, resta seul pour assister au départ de ses frères. Cependant, la pièce retrouva son atmosphère impérieuse sans prévenir.


"Chef ! Chef ! Il y a du grabuge !"


"Qu'est-ce qui se passe ?!" rugit Berga au sous-fifre qui venait d'arriver. Un autre de leurs hommes entra à sa suite, couvert de sang. C'était un des managers responsables des champs de course. Il semblait avoir reçu des blessures graves, mais se tint droit devant ses patrons et fit son rapport en gardant une expression imperturbable.


"Désolé, chef. L'attaque nous a pris par surprise. Nous avons répliqué immédiatement, mais n'avons pu capturer vivant qu'un seul ennemi. C'est de ma faute."


Derrière le mafieux qui faisait son rapport calmement, allongé entre les rangées de tables de billard, se trouvait un homme que Luck ne reconnaissait pas.


"Les dégâts ?"


Une voix sévère résonna dans la pièce. Keith, d'habitude peu causant, demandait des précisions sur l'étendue de la situation.


"Les courses venaient de se terminer, alors aucun client n'a été blessé. L'argent avait déjà été déplacé par mes hommes. Seul celui qui gardait la caisse, et moi avons été touchés."


Malgré ses diverses blessures par balles qui saignaient encore, le mafieux avait conservé un léger sourire sur les lèvres le long de son récit. Keith le remercia d'une phrase.


"Bon travail."


L'homme prit même le temps de s'incliner respectueusement avant de sortir.

Malgré l'incident retentissant qui venait de se produire, tout le monde restait extrêmement calme ; quelqu'un administrait les premiers soins au manager blessé. L'homme de main qui était entré en criant d'un air paniqué était un petit nouveau ; il était reparti dans la salle où l'odeur du sang se propageait, le visage blanc comme un linge. Les autres membres s'étaient relevés pour se tenir à ses côtés et s'incliner devant les trois patrons.


"Chef... On vient juste d'être informés que trois autres endroits ont aussi été attaqués. Un bar, un casino et un motel. Nos hommes ont répliqué sans tarder, et il y a juste quelques blessés légers à signaler."


Entendant ces nouvelles, Keith enleva le manteau qu'il venait d'enfiler ; Berga secoua les poings avec fureur ; Luck conserva son calme, se contentant de froncer les sourcils.


"Attaqués au même moment...? Les organisations voisines ne nous ont pas causé de souci dernièrement, il n'y avait aucun signe de tensions."


"Ces ennemis sortis de nulle part, une fois que j'aurais mis la main dessus je vais les éclater !"


"........."


À cet instant, l'homme allongé au sol commença à reprendre conscience. C'était lui qui avait été capturé lors de l'attaque du champ de course.


"Ooh..."


Il sentit que quelque chose n'allait pas et laissa échapper un cri de douleur.


"Hé, attends une seconde, 'ooh' ? Tu as dit 'ooh' ?"


Berga bondit de rage et se mit à piétiner violemment l'homme au sol. Sans avertissement, il lui écrasa la poitrine de coups de pieds brutaux.


"Quoi 'ooh' ! Tu pensais t'en tirer comme ça ? Tu oses te pointer chez nous sans même imaginer qu'on va te choper, qu'on va te crever ? Tu voulais juste venir rigoler un peu ? Hein ? Hein ?"


Berga continuait à déverser sa frustration en le frappant sauvagement, quand Luck s'approcha tranquillement derrière lui.


"Tiens tiens, voilà enfin le vrai visage de celui qui m'a tranché la gorge."


Voyant l'homme au yeux de renard s'approcher, le prisonnier pathétique cria en crachant du sang,


"Impossible !! Enfoiré, on t'avait taillé le gosier—!"


"En effet. Et vous n'êtes même pas venu aider votre camarade, vous avez préféré vous enfuir. Ah, je suppose que c'est la drogue qui vous est montée à la tête, vous vous preniez pour des champions et aviez décidé de venir chercher les ennuis sur notre territoire."


Luck, qui s'était exprimé avec indifférence, se tourna vers la porte au fond pour crier,


"M. Tick ! M. Tick !"


"Oui ? Qu'y a-t-il ?"


Tick passa la tête par l'interstice de la porte entrouverte, tenant toujours dans ses mains les deux mêmes paires de ciseaux.


"Occupez vous de celui-là aussi, je vous prie."


En voyant l'homme souriant s'approcher de lui avec ces lames tranchantes à la main, le captif se mit à suer à grosses gouttes, pris de tremblements. Tick s'avançait tranquillement dans sa direction, avec un sourire navré.


"Ah, je tiens d'abord à m'excuser. Je suis vraiment désolé."


Ces excuses allaient-elles lui épargner un 'interrogatoire en privé' ? Malheureusement les paroles suivantes brisèrent le vain espoir du captif.


"Je n'ai pas eu le temps de nettoyer le sang et la graisse du client précédent, et je n'ai pas de paire de rechange disponible. Alors, vous voyez, ça risque de ne pas couper aussi bien—"


Il agitait les paires de ciseaux dans ses mains, avec des tchic tchic alarmants, tout en s'approchant de plus en plus.


"Je crois que ça va faire trèèèès mal. Deux fois plus que pour la personne d'avant."


"At-, at-, attendez une minute ! Je vais parler ! Je vais tout vous dire !"


"Ne dites paaaas ça. Montrez moi l'instinct meurtrier dont vous faisiez preuve en attaquant la Famille," dit Tick qui était arrivé tout près de l'homme. Luck fut pris d'une impulsion soudaine et lui fit signe de s'arrêter une seconde.


"Dis, Nicola, qui était celui qui t'a tiré dessus ?"


Luck se tourna vers l'homme de main qui avait fait son rapport couvert de sang. Cet homme, du nom de Nicola, lui répondit lentement en continuant d'enrouler les bandages autour de ses plaies,


"C'est ce type là ; alors je me suis un peu emporté sur ses hommes. J'ai laissé mon jugement personnel interférer avec les affaires, veuillez me pardonner."


Luck se moquait bien de son jugement personnel ; il se pencha sur leur captif, déclarant avec un léger sourire,


"Ah, Nicola l'a dit lui-même. Ça ne va pas être facile."


'Aah, ça y est. Cette sensation de 'colère' qui se soulève dans les tréfonds de mon cœur ; c'est ça. La colère envers nos ennemis qui ont blessé Nicola, blessé mes hommes, cette colère qui s'éveille.'


Dans cette branche on se faisait naturellement de nombreux ennemis, c'était un métier où l'on pouvait sacrifier des vies n'importe quand au nom de l'argent. C'était normal qu'on s'en prenne à eux, il en avait bien conscience, mais ça ne signifiait pas qu'il pouvait se permettre de laisser ses camarades être attaqués sans réagir.


Luck se sentit un peu mieux en entendant les cris terrifiés résonner dans la pièce.


'Aah, maintenant que j'y pense, ce gars-là doit lui aussi être en train de gémir. Quoique, difficile de hurler au fond de l'eau. L'année dernière, c'est ces raclures qui ont abattu quatre de nos hommes, ces gens en possession de corps immortels 'incomplets' ; ces vauriens de bas-étage peuvent maintenant expier leurs crimes en toute tranquillité dans les profondeurs de la rivière. Comment s'appelait leur chef déjà ?


Dallas quelque chose... Ge... Ge...? C'était quoi ? Ah, laissons tomber ; il appartient au passé désormais.'


Luck se débattait avec sa mémoire en se mordant la lèvre. La colère au creux de son cœur n'était pas prête de disparaître.



<==>



Tard ce soir-là, aux bureaux du Daily Days.



Keith ouvrit lentement la porte de l'agence.


La nuit tombait déjà, mais il y avait encore des gens à l'intérieur travaillant avec diligence. L'un d'eux reconnut Keith, décrocha immédiatement la ligne de téléphone interne et prévint quelqu'un à l'autre bout du fil. Après une brève conversation, l'employé asiatique ouvrit la porte qui menait au premier étage et s'inclina devant Keith à la façon chinoise, plaquant la main gauche sur le poing droit devant sa poitrine.


"......."


Keith gravit l'escalier en silence jusqu'au premier, puis continua tout droit vers la porte au fond du couloir. Des coups de fil retentissaient sans interruption dans les bureaux voisins. Plusieurs employés étaient occupés à répondre, mais même ainsi les sonneries continuaient de retentir. Combien de téléphones pouvait-il y avoir à cet étage, s'interrogeaient la plupart des visiteurs qui y passaient.


Sur la porte du fond se trouvait une plaque indiquant qu'il s'agissait du Bureau du Président, et un chorus de sonneries retentissait aussi à l'intérieur.


"Vous êtes venu, Keith. Enfin, je devrais dire, entrez donc."


Keith ouvrit la porte, révélant l'origine de cette voix. Elle provenait de derrière une montagne de papiers et documents en tout genre, dissimulant son propriétaire au regard. La voix elle-même était mystérieuse, il était difficile de dire si elle appartenait à quelqu'un de jeune ou d'âgé. Keith observa la pièce, constatant que plus de la moitié de sa surface était enterrée sous des feuilles et des dossiers.


"Incroyable, n'est-ce pas. On se croirait dans une de ces comédies du temps des films muets ; il n'y a même pas assez de place pour trier toutes ces informations. Je n'ai pas pu vous préparer de chaise ; récemment, j'ai dû me mettre à entrer par la fenêtre en passant par une échelle. Un policier m'a même mis en joue à cause de ça."


Les téléphones continuaient à sonner avec insistance, mais Keith pouvait clairement entendre la voix derrière tous les papiers.


"Alors, quel genre d'information êtes-vous venu chercher ici ? On m'a averti qu'un paquet de brutes malpolies se sont introduits sur votre territoire ; je suppose que vous savez déjà qui sont ces gens, et ce qu'ils veulent ?"


Aussi longtemps que des gens vivraient dans ce quartier, cette agence de renseignements serait toujours la première à avoir une idée de ce qui se tramait. Elle avait des contacts avec toutes sorte de personnes, obtenait des informations variées par téléphone et en restant à l'écoute des rumeurs, et elle payait ses indics à intervalles réguliers. Tel était le fonctionnement de l'agence. Nombreux étaient ceux qui leur fournissaient des infos : les habitants aisés, le fleuriste du coin de la rue, même la police et des membres de la Mafia.


Keith était venu ici en sachant exactement à quoi s'attendre, aussi ne fut-il pas surpris du tout par ces paroles, et se contenta-t-il d'écouter calmement la suite.


"Votre ennemi est un membre de la Famille Runorata, l'homme du nom de Gustavo Bagetta. C'est lui qui est chargé de s'introduire sur le marché à Manhattan. Bien sûr, les Runorata sont une des grandes Familles influentes de New York, mais ils ne possèdent aucun territoire à Manhattan. Le quartier est contrôlé essentiellement par cinq autres Familles : de grandes organisations de Chicago ou de San Francisco, et des groupes au soutien encore plus puissant. Ils veulent mettre les pieds ici sans rentrer en conflit direct avec ces organisations menaçantes ; c'est pourquoi ils ont choisi de s'attaquer à de petites Familles comme la vôtre, dépourvues de l'appui de groupes plus importants, et de s'étendre pas à pas une fois qu'ils auront récupéré votre territoire. Tout est bon jusqu'ici ?"


Keith resta muet, attendant qu'il poursuive. Le président attendit un instant, puis reprit la parole au milieu des sonneries stridentes.


"Des petites organisations comme la vôtre, sans aucun recours, sont leur cible privilégiée. Les Martillo sont dans la même situation que vous, mais leur chef vient du même village que le Don des Runorata, Bartolo."


Ses mots ne contenaient pas la moindre trace de déception ou de sympathie ; ils dressaient un constat neutre de la situation, que Keith écoutait attentivement.


"Gustavo est un battant, prêt à tout. Avant de lancer l'assaut contre vos hommes, il a fait circuler de la drogue sur votre terrain, probablement pour détourner votre attention. À mon grand regret, je dois avouer que je n'ai aucune information fiable sur leur objectif véritable. Pas de négociations, pas d'avertissement ni même de déclaration de guerre préalable, il a simplement agi à son idée. Apparemment, c'est avec ces méthodes qu'il s'est frayé un chemin jusqu'à sa position de chef-en-second. Mais comme l'oiseau qui vole en tête et se prend du plomb dans l'aile, il semble que plusieurs membres soient mécontents de lui. Bartolo lui-même ne pense pas qu'il soit nécessaire de conquérir tout Manhattan, il sait bien que l'organisation est déjà trop étendue et ne peut pas contrôler toute la zone. En d'autres termes, Gustavo n'est plus utile à la Famille. Ce qui lui semblait une promotion est en fait tout l'inverse, mais il ne s'en est pas encore rendu compte."


Il continua à exposer les rouages de la Famille Runorata, en baissant la voix d'un cran.


"Mais même malgré ça, Don Runorata ne l'a jamais sous-estimé, parce que Gustavo était un de ceux en première ligne lors de la Nuit des Vêpres Siciliennes."


La Nuit des Vêpres Siciliennes était le nom de l'incident d'ampleur nationale qui s'était produit en septembre cette année-là, causant une sacré panique : une 'extermination' organisée par Lucky Luciano et ses acolytes. Afin de réformer le système de la Mafia, ils avaient assassiné une trentaine de chefs mafieux qui s'accrochaient encore à la vieille école, puis formé une commission de 6 membres en charge de diriger la Cosa Nostra nouvellement réformée.


"Le Don des Runorata est peut-être un vieux de la vieille, mais il tient à éviter les remous, et l'organisation suit les directives de la Cosa Nostra. Rien que ça montre le pouvoir éventuel qu'il peut soulever. Réfléchissez-y, s'il soutenait ouvertement Gustavo... mais il reste en retrait ; il ne va jamais l'aider directement. Si vous comprenez ça, alors tant mieux."


Il finit son explication, et les lignes téléphoniques cessèrent leur vacarme au même instant.


"J'ai coupé la ligne pour le moment, pour pouvoir vous écouter plus tranquillement."



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La voix du Président de cette boutique d'informations, derrière la montagne de papiers, débordait de curiosité.


"Dites-moi, Keith. Vous connaissiez peut-être déjà tout ça. Maintenant c'est à vous de me dire pourquoi vous êtes venu, quel est votre but et ce que vous voulez savoir ? Bien entendu, j'ajusterai le prix en fonction de l'importance des informations désirées, mais je suis certain que ce que vous avez à me dire en vaut la peine. Cela fait bien trois ans que je vous ai entendu dire plus de cinq mots. Ça remonte au clash qu'il y avait eu avec les Martillo, je crois bien. Un silence serein comme le vôtre est déjà révélateur en soi, mais je sais que vous avez quelque chose de plus substantiel à me révéler !"


La voix derrière le tas de papiers s'interrompit, et l'espace d'un instant le silence envahit la pièce.


Puis, Keith prit enfin la parole—



<==>



Gustavo était en train de parcourir les rapports de ses hommes, et se mit à taper du poing sur la table.


"Merde ! Qu'est-ce qu'ils foutent, putain- j'ai déployé tout le monde et buté un de leurs chefs, tout ça pour quoi ? Ces abrutis ont été infoutus de faire une seule victime et ils ont même réussi à se faire capturer."


Il pensait que Luck était déjà mort, aussi était-il surpris de la réponse calme et assurée de ses adversaires.


Une bande d'incapables n'aurait pas dû poser autant de soucis, non ? Et même s'ils avaient réussi à dénicher l'appart du type qui leur avait volé la drogue, tout ce qui restait à l'intérieur c'était des flaques de vomi. Si ça continuait comme ça, il était vraiment mal barré. Lui qui pensait recevoir des félicitations de son patron, allait juste se retrouver avec un échec supplémentaire au compteur.


Dans la forteresse temporaire de l'organisation - une chambre d'hôtel de Wall Street - Gustavo essayait désespérément d'élaborer une nouvelle stratégie. Mais il était obsédé par l'idée d'accélérer sa promotion, aussi n'arrivait-il pas à se concentrer sur une idée intéressante. Il aurait bien voulu utiliser des explosifs pour faire sauter leurs magasins, mais il n'en possédait pas pour le moment, aussi il lui aurait fallu demander le soutien de Bartolo ; mais comment expliquerait-il son échec cette fois ?


"Bon sang, on n'est pas assez, c'est ça ? La prochaine fois je ferais attention à rassembler suffisamment d'hommes pour leur foutre une bonne—"


"Est-ce que, ça va ? Tu, n'as, pas l'air, bien."


Gustavo bondit de surprise en entendant la voix s'élever brusquement derrière lui.


"B-, Begg ! Qu'est-ce que tu fais là ? Tu m'as fait une de ces peurs ! Bon Dieu !"


"Je t'avais, bien, prévenu que je, passerais, aujou-, rd'hui ? Je suis, venu, vérifier l'effi-, cacité des, drogues que j'ai, préparé."


"Aah ! Pas maintenant, je suis très occupé !"


"Pas, possible. À la fin, du, mois, je dois, aller récupérer, du matériel, à, la gare. Une car-, gaison très, lourde, aussi je vais, devoir t'emprunter, quelques, hommes."


"Tu te fous de ma gueule ! Je n'ai pas de temps à perdre... Du matériel ? Des ingrédients pour tes drogues ?"


S'il s'agissait de la production, il ne pouvait pas envoyer balader Begg ; mais il fut choqué par la réponse.


"Quelque, chose, de plus, dangereux. Des explo-, sifs puissants, faits par, un ami."


Gustavo retourna cette phrase dans sa tête un long moment avant de réaliser.


'De la puissance de feu.'


"Tu peux m'en dire un peu plus ?"



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"Voilà la situation actuelle ; on compte sur toi. Ah ? Tu hésites encore sur comment ça va se passer ?"


Dans le sous-sol du bar de musique jazz, dans le bureau, Luck passait un coup de fil à quelqu'un. Les hommes autour de lui se tenaient en rang sur le côté, observant nerveusement leur patron, ignorant totalement qui il pouvait bien appeler.


"Bon, c'est réglé alors. Dans ce cas on t'attend à la fin du mois. Ah, nous aussi ça nous fait plaisir."


"C'est OK ! Il va arriver en train à la fin du mois."


Berga eut un sifflement réjoui et même Keith, dans un rare instant de faiblesse, révéla l'ombre d'un sourire.


"Très bien, écoutez, tous. Pour le moment, personne n'agit sans avoir reçu d'ordre spécifique. Posez des affiches sur les casinos et les bars, indiquant 'Fermé pendant les rénovations'. Personne ne se montre dehors sauf consignes particulières ; soyez discrets, ne faites pas d'impairs. C'est compris ?"


Mis à part les managers, la plupart des hommes semblaient perplexes face à ces ordres soudains.


"Excusez moi..."


Comme s'il prenait la parole pour tout le monde, Tick demanda d'un air soucieux,


"Qui, qui est-ce qui va venir au juste ?"


"Aah, c'est vrai. Si je ne vous mets pas au courant, vous ne pouvez pas saisir. Mille pardons."


Avec un enthousiasme inhabituel chez lui, Luck prononça lentement le nom d'une certaine personne.


"Le légendaire assassin, le numéro 1 du monde entier, 'Vino'... oui, Claire Stanfield est en route."





--> Chapitre 2

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