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Le 2 janvier 1932, midi.
Dans le bar clandestin, l'Alveare.
Le bar contrôlé par la Famille Martillo. Durant la journée, c'était là que les membres de l'organisation venaient prendre leurs repas. Ils étaient nombreux à être rassemblés ici aujourd'hui, aussi bien les hommes de main que les chefs.
Firo, le gérant d'un des casinos clandestins, était venu se chercher quelque chose à manger. Mais quand il ouvrit la porte et rentra dans la salle, il se rendit compte que l'endroit n'était pas comme d'habitude. La grande table ronde au centre de la salle avait été poussée sur le côté, afin de libérer un grand espace au sol.
"...Vous faites quoi ?"
Au milieu de la zone dégagée, un couple en tenue de soirée plaçait avec application quelque chose sur le sol.
"Shhh ! Silence, silence ! On allait juste les faire s'effondrer !"
"Tous les faire s'effondrer !"
"...?"
Alignés au sol se trouvaient des objets plats et rectangulaires gravés de symboles, comme des tuiles de mahjong, même si là il s'agissait de nombres, pareils à ceux qu'on trouvait sur des dés. Firo comprit enfin, se rappelant que ces deux-là avaient emprunté la voiture d'Ennis pour ramener leurs achats de l'épicerie il y a quelques jours.
"Hé, ce sont bien des dominos ? Qu'est-ce que vous fabriquez, pourquoi vous les mettez par terre ?"
Ignorant l'air dubitatif de Firo, les deux larrons, Isaac et Miria, continuaient à placer soigneusement les dominos au sol. C'étaient deux amis de Firo, arrivés en ville il y a seulement quelques jours.
"Pour les renverser ?"
"Pour les renverser !"
"Hein ?"
Firo ne saisissait absolument pas.
"Si vous allez les renverser, à quoi bon gaspiller autant d'efforts à les mettre en place ? Est-ce qu'il y a un sens caché ?"
"Mmm, voilà une question difficile. S'il fallait donner une réponse... Je dirais que c'est parce que ce sont des dominos !"
"Des dominateurs, hein ?! Des doministes, hein ?"
"Quoi, vous voulez conquérir le monde ? Non mais allez, à quoi vous jouez encore ?"
En réponse à la question de Firo, l'homme aux lunettes assis sur un tabouret du bar expliqua,
"C'est un jeu très populaire chez les enfants. Comme les règles des dominos sont souvent trop compliquées pour eux, ils y jouent tous comme ça !"
"Je vois... Bon, c'est sympa tout ça, mais vous bloquez le passage."
Firo, qui était juste venu manger un morceau avant de s'en retourner, ne trouvait pas ça amusant du tout. Comme tous les tabourets près de l'entrée étaient pris, il était obligé d'avancer pour s'asseoir un peu plus loin. Mais—
"Mais que...? Il y a même des dominos placés à l'intérieur."
La plupart des membres étaient installés au bar et regardaient avec intérêt.
"M. Pecho, M. Randy, vous aussi vous êtes là ?"
"Ah ! On attend l'dernier moment pour les voir tomber ! C'est super intéressant."
"Je jouais tout l'temps à ça quand j'étais gamin !"
Derrière les deux officiers, deux femmes étaient occupées à soigneusement placer des dominos.
"Même Lia et Ennis participent !"
"C'est très d'intérêt ! Amusant !"
"Oui ! Firo, viens jouer aussi !"
Il y avait un grand nombre de dominos placés à l'intérieur, formant une figure géométrique.
"Je venais juste chercher un truc à manger !"
"Firo, tu es en plein dans le passage !"
"Si tu ne veux pas nous aider, alors pousse-toi un peu !"
Regardant de l'autre côté, il aperçut que deux de ses supérieurs plus âgés avaient rejoint les autres fanas de dominos.
"M. Ronnie, M. Yagulma..."
"Ah, quand j'étais jeune, je faisais la même chose avec des pièces de shōgi. Ça aide à développer la concentration ; tu devrais essayer !"
"Pas question que je joue à ça ! Si les membres des autres organisations voyaient ça, on serait la risée de Manhattan !"
Firo restait sur place, ahuri, en agitant les mains précipitamment pour signifier son refus. Tout en continuant à installer des dominos d'une main rapide, Ronnie remarqua,
"Ce n'est pas un problème ! S'il le faut je me chargerais des moqueurs !"
"Ne dites pas des plaisanteries si terrifiantes sur un ton pareil, je vous en prie !"
Il ne savait pas s'il aurait dû être heureux ou en colère face à une scène paisible mais ridicule comme celle là. Sa tête commençait à le lancer, il décida d'attendre près du bar qu'une place se libère.
"Maintenant que j'y pense, qui a élaboré un motif aussi impressionnant ? Ce n'est pas Isaac et Miria, quand même ?"
Tous les regards convergèrent vers une seule personne.
"......J'aime bien ce genre de choses."
"M-M. Maizaaaaaa !"
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Au même moment.
"Vous en êtes absolument sûr !"
En écoutant le rapport de ses hommes, Gustavo insista avec impatience.
"Oui ! Il n'y a aucun doute à avoir : c'est la mallette volée. Je l'ai vue très clairement ; même le logo était identique."
"Vraiment ?"
Gustavo recula dans sa chaise, en inspirant profondément.
La nuit dernière, après avoir été informé des déplacements de Roy, il avait envoyé un de ses hommes surveiller la maison où Roy avait été repéré plus tôt, par pure précaution. Cet homme avait aperçu un asiatique et un européen entrer dans la villa, avec la mallette à la main. Histoire de confirmer qu'il ne faisait pas erreur, il avait continué à surveiller l'endroit, jusqu'à ce qu'il voit une femme noire de forte carrure, accompagnée des étrangers entrés plus tôt, sortir avec la mallette. Le plus étrange était encore l'endroit où ils s'étaient rendus.
Leur destination était les bureaux du journal, le Daily Days. Ils étaient rentrés dans l'agence, et on ne les avaient pas vus en ressortir.
"Mais bordel de dieu, qu'est-ce qu'il se passe ici ?"
L'endroit autour duquel tournait Roy était en réalité la villa de la famille Genoard. De plus, il était rentré en contact avec Eve, l'héritière de la famille. Ça ne pouvait pas être une coïncidence, alors ils avaient continué à les surveiller de près.
Roy avait ciblé cette fille, l'héritière de la famille Genoard. Cela voulait certainement dire qu'elle était au courant des 'affaires clandestines' de sa famille, et qu'elle comptait s'en servir pour négocier avec eux. Mais Roy n'aurait pas dû savoir quoi que ce soit sur les Genoard ! Ce n'était qu'un drogué au bout du rouleau ; il ne pouvait pas être au courant d'une chose pareille.
Le problème Gandor aurait déjà dû être éliminé depuis longtemps ; quand il repensait à tout ce qui s'était produit, il voyait les liens se former dans son esprit.
Cette femme noire de la villa Genoard qui emmenait la mallette au journal. Eve et Roy qui se rencontraient et partaient au QG de la Famille Gandor.
'Ce n'est plus si simple en fait. Tous les problèmes se mélangent.'
Gustavo saisit un nouveau cendrier dans ses mains et le brisa net. Puis, tenant toujours les deux morceaux, il dit calmement,
"Les Gandor, le Daily Days, Roy, les Genoard."
Lui, un sauvage qui ne désirait rien tant que d'écraser tous ses ennemis, se releva lentement de sa chaise, avec une ardeur renouvelée.
"Alors comme ça ils sont tous de mèche."
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"Alors, vous en avez trouvé ? Des tueurs professionnels."
"O-oui, ils attendent dans la salle à côté."
Le sous-fifre répondit d'un ton nerveux à la question de Gustavo. Il était évident que le Gustavo d'aujourd'hui n'avait plus rien à voir avec celui de la veille ; il avait retrouvé son aura imposante, et on hésitait à le regarder de haut de peur d'être décapité sur le champ.
"Dans cette salle ? Encore des bons-à-rien, c'est ça ?"
"P-pas du tout, ils ont tous l'air confiants et professionels, ils ne discutent pas entre eux, et nos hommes sont prêts eux aussi."
"Vraiment ?"
Sans s'attendre à grand chose, Gustavo ouvrit la porte de la pièce.
"Salut ! C'est vous le chef, pas vrai, amigo ?"
"......"
La porte s'ouvrit, et la voix chantante d'une jeune femme retentit.
De l'autre côté de la table au milieu de la pièce, une fille au teint sombre souriait doucement. Son sourire innocent lui allait bien ; encore jeune, elle ne devait pas avoir la vingtaine. Elle était probablement mexicaine, à en juger par le costume typique qu'elle portait. À sa ceinture étaient attachés deux katanas, qu'elle avait réussi à amener à l'intérieur d'une façon ou d'une autre.
À côté d'elle était installé un homme enfoncé dans sa chaise, une bouteille de whisky à la main. Il ne s'embarrassait pas d'un verre et buvait directement au goulot, dégageant une impression de maturité complètement opposée à celle de la fille. Il devait bien avoir plus de cinquante ans, et gardait un visage impassible.
"......"
En face du vieil homme se trouvait un jeune aux bras croisés. Il était engoncé dans un long manteau et couvert d'un chapeau à large rebord, qui laissait apparaître un regard acéré.
Et c'était tout pour les nouveaux arrivants ; les autres étaient tous des hommes à lui.
Gustavo saisit un de ses larbins par la gorge, et le plaqua au mur d'une seule main. Le pauvre subalterne battait des pieds dans le vide, incapable de se défendre.
"Je vous avais demandé de me trouver des tueurs professionnels, pas des clowns itinérants qui traînaient dans le caniveau. Une explication à me fournir ?"
"C'e...... ce...... Ce sont....... les, les assassins... que vous... vouliez !"
"Paah ! Je me moque de vos explications."
"Ah ! P-, p-, patron..."
À cet instant, la fille de l'autre côté de la table se mit à agir. En un clin d'œil, elle disparut des regards. Dans la seconde qu'il fallut à Gustavo pour tourner la tête, il y eut un éclat argenté sous la table et la jeune mexicaine bondit vers lui, dégainant sa lame et la pressant contre sa gorge ; Gustavo n'avait même pas eu le temps de bien réaliser ce qui se passait.
"Ne commence pas à faire des histoires, okay ? Amigo. Quand tu nous auras vu à l'œuvre tu ne seras plus aussi médisant, amigo !"
Gustavo soutint son regard et jeta violemment le larbin au sol.
"Hé, mollo, amigo. Murasamia s'est mise à bouger d'elle-même, j'ai juste suivi le mouvement. Pas la peine de le prendre comme ça."
'Murasamia' était probablement le nom de l'épée. La fille retira sa lame et la rangea soigneusement dans son fourreau.
"...Plus costauds qu'il n'y paraît, hein ! Vous êtes vraiment forte."
"Merci du compliment, amigo !"
"Je ne suis pas là pour devenir votre ami, alors gardez vos 'amigo' pour vous."
Aucun des autres dans la salle n'avait réagi à cette scène.
"Hmpf, bon et si vous me montriez un peu ce que vous valez, les autre ?"
"U-un instant, il y a en-encore quelqu'un qui doit arriver."
Le sous-fifre, qui toussait comme un beau diable, finit par retrouver sa voix et annonça à Gustavo qu'il manquait encore un des assassins.
"Qui ça ? Les tueurs du dimanche ne m'intéressent pas."
Il allait lui dire le nom de la personne en question, quand soudain la porte s'ouvrit pour laisser entrer un homme chaussé d'une paire de lunettes très épaisses. Son visage faisait encore jeune, mais il portait la barbe, rendant son âge difficile à estimer. Le nouvel arrivant ignora l'ambiance tendue qui régnait dans la pièce et s'exprima d'une voix dépourvue de passion.
"Je suis très honoré que vous ayez investi autant d'efforts pour me contacter."
L'homme fixa le subordonné de Gustavo du regard et acquiesça d'un signe de tête.
"Mais suite à un contrat en cours, je suis au regret de devoir décliner votre demande d'assassinat."
Personne dans la salle ne saisissait ce qu'il entendait exactement par là.
"At-, attendez un moment je vous en prie ! M. Felix !"
Felix. Quand ce nom retentit, l'atmosphère de la pièce changea aussitôt. Les assassins écarquillèrent les yeux, les hommes de Gustavo commencèrent à s'agiter et l'homme qui buvait depuis qu'il était arrivé rangea sa bouteille. Même Gustavo fronça les sourcils, fixant l'arrivant sans bouger de sa position.
'Felix ? Aussi célèbre que Vino, le Felix surnommé le 'Freelancer' ? C'est vrai que j'avais entendu dire qu'il vivait à Manhattan... Il a vraiment réussi à dénicher un type pareil ?'
"Jusqu'à ce que ma mission actuelle soit terminée, je n'accepte pas de contrat supplémentaire. Pour ce qui est de l'assassinat, bien sûr ; cambriolage, kidnapping, filature et autres petites choses ne me posent aucun problème."
Sur ces mots, il se retourna pour partir. Gustavo pouvait sentir l'aura oppressante que dégageait l'assassin professionel.
"Attendez une seconde. Vous, vous ne voulez pas vous mesurer à Vino ? Si vous arrivez à le tuer, alors tout le monde saura qui est le plus fort de vous deux !"
"Je passe mon tour. Tuer pour remporter le titre du plus fort— je ne suis pas un gamin, vous savez ! Peu m'importe des titres arbitraires comme ça."
"Alors vraiment, vous ne voulez pas affronter la légende Vino ?"
"En dehors du cadre professionnel, je ne tue que ceux qui s'en prennent à moi. Bon, c'est tout ? À la prochaine, alors !"
Il semblerait que ses arguments soient restés sans effet ; en réfléchissant à toute allure, Gustavo finit par penser à quelque chose.
"Attendez, vous disiez que vous faisiez aussi dans le kidnapping ? Alors, je peux vous engager pour me ramener quelques personnes ?"
L'homme s'arrêta et réfléchit un moment, puis se retourna et annonça,
"Pas de souci !"
"Vous nommez un prix, je le paye. Il faut m'amener deux personnes de Millionaire's Row en secret, sans laisser les membres d'autres organisations s'en apercevoir. Un homme, une femme. Ils sont dans le territoire d'une organisation concurrente, c'est pour ça que nous ne pouvons pas agir directement."
Le fameux 'Freelancer' ne demanda aucun détail mais se contenta de dire,
"Alors discutons de mes tarifs !"
Après la négociation, le Freelancer s'en alla et Gustavo commença à distribuer les ordres.
"Bon, nous sommes vingt maintenant. Vous, les tueurs, vous ne bougez pas tout de suite ; attendez que Vino apparaisse avant de passer à l'action. Il ne s'est pas encore montré aux endroits que nous avons attaqué, donc nous allons devoir choper ces Gandor et leur faire cracher sa planque. S'il s'échappe, vous pourrez toujours mettre sur votre CV que le célèbre Vino s'est enfui en vous voyant arriver. En d'autres termes, je me fiche de savoir qu'il s'en sorte ou non, tant qu'il n'est plus là pour nous emmerder. Vous serez payés une fois l'assaut terminé ; je ne vous fais pas confiance et je ne tiens pas à ce qu'un traître nous plante un poignard dans le dos au mauvais moment."
Après s'être adressé aux assassins et leur avoir bien fait comprendre leur place, Gustavo parla à ses hommes.
"Nous avons toujours été les dindons de la farce dans cette ville. Mais c'est fini tout ça."
Gustavo posa son pistolet à la vue de tous, puis claqua des mains sur la table.
"Nous allons nous occuper de ces gars aujourd'hui. En guise de premier acte, on va faire un massacre chez ces reporters de merde à la botte des Gandor, ces putains de journaleux du Daily Days ! L'édition de demain sera imprimée en rouge sang ! Le journal le plus sanguinolent et resplendissant qu'on ait jamais vu ! Ne faites pas de quartier !"
Parmi la foule attendant ses ordres, un homme restait perplexe.
"Où ? Où, comptes-tu, aller ?"
Dirigeant un sourire vicieux à Begg qui le regardait avec ahurissement, Gustavo dit d'un ton de défi :
"Ha ! J'aimerais bien te voir empêcher ça !"
Voyant Begg froncer les sourcils, pour la première fois il se sentit supérieur à l'homme qui lui faisait face. Mais le Gustavo actuel était au dessus de ça, il se moquait bien de ce que pouvait penser Begg.
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"Oui, c'est compris ! ...Oui. Bien, nous allons nous y mettre de suite."
Dans le sous-sol du bar de musique jazz, Luck était au téléphone avec quelqu'un.
"...? Une fille d'environ 15 ans ? Non, elle n'est pas passée ici !"
Après avoir raccroché, Luck se tourna vers Berga et Keith avec une expression troublée.
"Ils ont bougé un jour plus tôt que prévu ; nos amis du Daily Days sont sur le point de se faire attaquer."
"Ha ! Ça c'est chouette ; ces connards vont mourir un jour plus tôt que je ne l'espérais."
"......"
"Allons-y ! Allons-y, vite ! Si tout se passe bien la situation sera réglée d'ici demain !"
Un sourire fit surface sur le visage quelque peu fatigué de Luck, et il se laissa aller à un petit ricanement d'excitation.
"Oui, laissons tomber cette affaire de drogue pour le moment. Il est temps de leur rendre la monnaie de leur pièce pour notre champ de course, notre casino, notre bar et pour ma pauvre gorge tranchée ; donnons leur une bonne démonstration de notre pouvoir !"
Les trois frères placèrent des pistolets et des couteaux dans leurs poches de veste, puis enfilèrent leurs manteaux. Finalement, Luck décrocha le téléphone une dernière fois, appela un certain endroit, et prononça juste la phrase 'la visite médicale commence à deux heures' avant de raccrocher.
"M. Tick, vous êtes en charge de garder la boutique ! Si Claire revient, dites-lui que la fête a déjà commencé au Daily Days."
"Oui ! Pas de souci ! Faites bien attention à vous~"
Après avoir échangé une poignée de main avec Tick, qui paraissait légèrement inquiet, les trois Gandor sortirent de leur bureaux.
"Mais où est encore passé ce fichu Claire ?"
"Bah, on ne peut rien y faire ! Même si on le trouvait et qu'on le prévenait que l'assaut allait commencer, il serait capable de nous dire qu'il a quelque chose de plus pressé."
"......"
"Peu importe ! S'il ne vient pas... Alors nous n'aurons qu'à nous y mettre à trois !"
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Il y avait un peu d'anxiété dans l'air.
Dans la maison de Keith, après avoir aidé à nettoyer les restes du déjeuner, Eve s'assit à côté de Roy.
"Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?"
En réponse à la question de Roy, Eve secoua la tête, signalant qu'elle n'en avait aucune idée.
"J'y ai pensé toute la nuit : ça ne sert à rien que tu restes ici, tu devrais rentrer chez toi ! Et puis, même si tu devais changer d'avis, tu pourrais aller voir Kate quand tu veux, alors il vaut mieux rentrer !"
'Il a peut-être raison... Après avoir écouté Mme Kate, j'ai l'impression que M. Keith n'est pas aussi mauvais que je le pensais. Les gens du journal se sont peut-être trompés. Dans ce cas, Dallas est probablement encore en vie ! Je crois que je devrais arrêter de causer des soucis à tout le monde, et aller retrouver Samasa et Benjamin.'
"Tu n'as qu'à dire que je t'ai enlevée ; je vais m'enfuir de toute façon, ce n'est pas une accusation de kidnapping rajoutée à mon casier qui va changer grand chose !"
"Je ne peux pas faire ça !"
'Ah, n'insiste pas, dépêche-toi de rentrer chez toi ! Va retrouver Benjamin, puis tu viendras revoir Mme Kate plus tard pour qu'elle t'emmène voir M. Keith.
Et puis, tu pourras retrouver ton grand frère, Dallas, et vous serez enfin réunis !'
S'étant finalement décidée, Eve se releva et se prépara à annoncer son départ à Kate. Mais à cet instant, la porte d'entrée s'ouvrit et un inconnu pénétra dans le hall.
"Ah ! Vous devez être Miss Eve et M. Roy, je me trompe ?"
S'avançant vers ses deux interlocuteurs figés par la surprise, l'homme poursuivit.
"Suivez-moi, s'il vous plaît !"
"Euh, c'est, qui êtes-vous ? Où est Mme Kate ?"
L'intrus ignora la question de Roy et lui enfonça son poing dans l'estomac.
"Désolé, le temps presse. Allons-y !"
"Argh..."
"M. Roy !"
Eve courut s'accroupir près de Roy pour s'assurer de son état, et l'intrus— le Freelancer, dit avec un sourire dépourvu de joie,
"Tu ne t'es pas enfuie ; c'est très bien, quelle fille bien élevée !"
Il sortit son pistolet et frappa Roy dans le dos avec, pour vérifier qu'il avait bien perdu connaissance.
"Ne t'inquiète pas, je ne fais pas de mal à mes otages. Mme Kate va très bien, elle est juste sortie acheter quelque chose."
Le Freelancer aida Eve à se relever, souleva Roy pour le porter sur son dos, et sortit de la maison tranquillement, sans essayer de faire preuve de discrétion.
"Nous devons nous rendre au Daily Days sans tarder ; dépêchons-nous."
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L'agence de journaux Daily Days, l'endroit où convergeaient tous les participants afin de livrer le match décisif. Pas un seul des bruits typiques de la rédaction ne résonnaient dans le département éditorial aujourd'hui ; tout le monde travaillait en silence.
Les reporters en chef étaient tous rassemblés dans le bureau du président. Avec eux se trouvaient Benjamin et les autres, qui avaient passé la nuit dans l'agence ; Edith, qui était partie chercher Eve et venait juste de revenir les mains vides ; et le président, qui avait continué à consulter ses documents durant tout ce temps.
Après avoir été mis au courant de tous les nouveaux événements, Benjamin s'était jeté sur Henry pour le frapper sauvagement ; John et Fang avaient dû se précipiter pour le retenir. Samasa en avait profité pour elle aussi filer quelques coups de pied à Henry. Une fois ce petit intermède terminé, quelqu'un était venu rapporter de mauvaises nouvelles.
"Notre contact nous a prévenu que, aujourd'hui à deux heures, autrement dit dans une heure à peine, Gustavo va nous attaquer."
Se retournant vers le président, qui semblait hésitant, Nicholas suggéra avec entrain,
"Alors on lance une contre-attaque ?"
"Voyons ! Laissons les Gandor s'en charger pour cette fois."
Nicholas ne fit aucun effort pour dissimuler sa déception.
"C'était une requête de Keith : en tant que parti neutre, nous étions censés régler cette affaire, mais à cause de notre implication imprévue, nous n'avons d'autre choix que de laisser la Famille Gandor s'en charger."
Coupant la parole à Nicholas qui allait l'interrompre, le président poursuivit,
"En tant que parti impliqué dans cet incident, notre vision est forcément biaisée ; pour le moment, ne devrions-nous pas agir avec prudence ? C'est mon avis, en tout cas."
Le président exposa son point de vue personnel.
"Je pense qu'il faut chasser Gustavo et ses abrutis hors de cette ville. Qu'est-ce que vous en pensez, vous ?"
Il n'y eut pas une seule protestation dans l'assistance ; seul Benjamin réagit en laissant échapper un cri enthousiaste.
"Tout comme lors de l'incident du vin d'immortalité l'année dernière, c'est nous qui avons pris la place de la mèche, la mèche reliée à cet endroit. Toutes les préparations ont été faites pour sa venue, non, je dirais même que c'est parce que nous avons fait ces préparations que Gustavo et ses larbins osent venir s'en prendre à nous ! Toutes les informations ont été rassemblées, il n'y a plus qu'à attendre l'instant où tout va exploser et les faire s'effondrer sous nos yeux. D'ici là, nous n'avons plus qu'à faire notre possible !"
Pour conclure ce discours passionné, le président décrocha le téléphone pour passer un coup de fil aux bureaux de la Famille Gandor.
"En attendant, je suggère à tout le monde d'aller se cacher dans les égouts. Le conduit en dessous de l'agence mène tout droit à la station de police ; si les chose tournaient mal, allez vous y réfugier."
Avant de s'adresser à Luck au téléphone, le président assigna à Nicholas et Elean leurs tâches.
"Dites à tous les employés d'emporter les documents et d'aller se mettre à l'abri ; le Daily Days n'a encore jamais manqué un numéro, et l'édition de demain promet d'être intéressante."
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"Fini !"
"Enfin fini !"
Midi était tout juste passé, et dans l'Alveare, les amateurs de dominos venaient d'apporter la touche finale à leur figure géométrique. Une fois qu'Isaac eut posé le dernier domino, tous les clients du restaurant se mirent à applaudir et à se féliciter.
"Shh ! Attendez !"
"Attendez un instant !"
Les deux hurluberlus mirent un doigt devant leur bouche, et tout le monde se tut.
"Le moment le plus excitant..."
"...Est sur le point de commencer..."
La salle se fit complètement silencieuse, Isaac et Miria mirent une main l'une contre l'autre, et—
Lentement, doucement, poussèrent le premier domino.
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Gustavo enfonça brutalement la porte d'un coup de pied, porte qui tomba au sol sous la force de l'impact. Les gonds jaillirent de l'encadrement, et même le verre fortifié vola en éclats dans un vacarme assourdissant.
S'ils sortaient les flingues directement, la police serait là en quelques minutes. Le plan de Gustavo était simple : d'abord envoyer quelques hommes supprimer le réceptionniste, puis prendre le fameux Nicholas en otage, sécuriser les sorties, et lancer l'assaut simultanément de l'intérieur et de l'extérieur.
Mais le plan tomba à l'eau dès la première seconde ; la porte d'entrée était verrouillée, et personne ne vint leur ouvrir.
"Dégagez !"
Gustavo écarta sans ménagement ses hommes surpris et se tint devant la porte. Puis, il souleva la jambe et donna un coup de pied puissant, les gonds décollèrent et la lourde porte d'entrée s'effondra à l'intérieur.
D'après ses hommes, les employés de l'agence, aussi bien les reporters que les rédacteurs, portaient tous une arme sur eux. Gustavo se réfugia aussitôt derrière un pilier de l'accueil, mais il n'y avait pas signe de vie dans le hall d'entrée. Quelques sous-fifres allèrent fouiller la salle, arme à la main, mais ne trouvèrent pas une seule personne. Il n'y avait aucun bruit dans la pièce. Les tables étaient toutes dans un désordre monstrueux, des papiers épars traînant ici et là, mais les journalistes avaient disparu.
"Vide ? Hm ?"
Gustavo appela un de ses subordonnés, celui chargé de surveiller discrètement l'endroit, et le saisit par le col.
"C'est quoi, ça ?"
"J-j'en sais rien ! J'ai surveillé l'entrée sans interruption, personne n'est sorti ! J'avais posté des gars à la sortie arrière, et ils n'ont rien vu non plus !"
"Pas une personne n'est sortie ?"
Gustavo relâcha son subordonné, réfléchissant soigneusement.
"Tu dis que même ces reporters ne sont pas sortis ?"
De toute évidence, ça ne tenait pas debout. La porte d'entrée était verrouillée, comme s'ils s'attendaient à leur venue— ils étaient probablement au courant. Dans ce cas, est-ce qu'ils s'étaient tous échappés ? Comment ?
"...Fouillez le premier et le deuxième, jusque dans les moindres recoins. Si vous ne trouvez personne, alors on fera un feu de joie avec tous ces papelards histoire de cramer la cabane et on ira directement voir les Gandor dans leur terrier."
Gustavo s'alluma une cigarette, tout en distribuant les ordres.
'Ils se sont barrés, c'est sûr. Je savais que j'avais affaire à des types qui savaient se défendre, mais je ne pensais pas qu'ils étaient aussi malins. Il va vraiment falloir leur régler leur compte.'
"Peu importe, ces gars-là ne vont pas lâcher le morceau aussi facilement. Le moment venu je les choperais tous d'un coup."
Gustavo fit craquer ses phalanges, puis monta l'escalier jusqu'au premier.
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Au même instant, deux larbins étaient chargés de garder respectivement l'entrée principale et la porte arrière du Daily Days. Celui qui surveillait la porte arrière commençait déjà à s'ennuyer quand, brusquement, l'assassin au long manteau se mit à parler.
"Votre patron n'est pas tout à fait dans son état normal, hein ?"
La fille mexicaine et l'alcoolique étaient déjà rentrés à l'intérieur, le laissant seul dehors.
"Même si Chinatown est sur le déclin, ce n'est pas très prudent de déclencher une fusillade dans la rue en pleine journée, vous ne trouvez pas ?"
"Ah, il est comme ça, l'patron. Hé, pourquoi vous ne l'suivez pas ?"
"Si on se fait attraper par la police, j'aurais du mal à m'en tirer avec ça."
Il entrouvrit juste un pan de son manteau. Un coup d'œil suffit au sous-fifre bavard pour perdre ses mots et se retrouver la mâchoire béante. À l'intérieur du manteau, rien que sur le pan qui était visible, étaient accrochés plus d'une dizaine de couteaux et de revolvers.
"Le manteau fait bien ses trente kilos à lui tout seul. Pour être honnête, si je suis venu aujourd'hui c'est pour avoir une chance de croiser Vino. Et puis bon, je peux m'échapper en moins de trois minutes si nécessaire."
"C'est vous qui n'êtes pas normal !"
"Tous les assassins rêvent de détrôner ce type."
Tout en parlant, ils repérèrent plusieurs silhouettes qui s'approchaient.
"Bon travail, on dirait !" s'exclama joyeusement le Freelancer, avant d'agiter son pistolet pour forcer Roy et Eve à franchir la porte.
"Hé, vous n'êtes pas d'accord ? M. Felix. Depuis le début, on n'était pas des gens normaux. Et on ne peut pas savoir quand ça commence, quand notre esprit commence à se fixer sur toutes ces idées complètement tarées, et on n'en peut plus, il faut qu'on fasse quelque chose pour ne pas péter les plombs, alors on fait ce genre de boulots, hein, vous ne trouvez pas ?"
À ces mots, le Freelancer répondit tranquillement,
"Normal ou cinglé, qu'est-ce que ça change ? À quoi bon se casser la tête là-dessus."
"Hein ?"
"Il fait un peu frais, n'est-ce pas ?"
Puis le Freelancer rentra à l'intérieur, laissant le garde en charge de la porte frissonnant après son passage. L'assassin au long manteau commença à le suivre.
"Hé ? Vous allez y aller, finalement."
"En fait, je ne suis pas un très bon tireur et je rate plus souvent que je ne touche, c'est pour ça que je me repose plus sur la quantité."
Tout en parlant, il sortit un revolver de son manteau, et se mit à sourire avec une expression à vous faire froid dans le dos, une veine palpitant sur son front.
"Alors, si une fusillade finit par éclater, je devrais avoir largement assez de balles pour abattre tous ces poseurs prétentieux. Hahaha !"
Le larbin bavard choisit de rester muet, se contentant d'observer l'assassin qui se laissait emporter par sa folie rentrer dans le bâtiment. Une fois la porte refermée, il ne put s'empêcher de laisser échapper une remarque :
"Normal ou anormal, pfft ; moi au moins je ne me comporte pas comme le dernier des idiots !"
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"Ah ! Oh ! Oooh !"
Après être sorti sans problème des égouts, Elean surveillait la situation autour de l'agence à travers des jumelles, installé sur le toit d'un building adjacent. La scène à laquelle il assistait lui fit écarquiller les yeux.
"C'est pas bon du tout ça !"
Suant à grosses gouttes, il se retourna vers Benjamin et les autres pour les prévenir.
"Miss Eve, ainsi qu'un autre jeune homme que je ne reconnais pas, ont été amenés de force à l'intérieur."
Il n'avait pas fini sa phrase que le vieux majordome laissait déjà échapper un cri de détresse. Samasa lui arracha les jumelles pour essayer de vérifier elle même.
"C'a bien vra ? Oh ! Mizz, a un autre gars !"
"Passez-moi ça une seconde."
Edith elle aussi leva les jumelles, et aperçut un visage familier.
"Roy !"
Trop rapide pour que les autres puissent l'arrêter, elle se mit à dévaler les escaliers vers la rue.
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"Wouah ! C'est magnifique !"
Ennis ne pouvait s'empêcher de s'exclamer en regardant les dominos tomber les uns après les autres. Les dominos s'effondraient en révélant la couleur qu'ils affichaient sur le côté, changeant l'apparence du motif au fur et à mesure de leur chute ; un vrai spectacle.
"Des dominos qui peuvent changer, changer de couleur en un instant, c'est vraiment génial !"
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Il n'y avait pas âme qui vive au premier étage non plus, et sans s'en rendre compte Gustavo et ses larbins étaient déjà arrivés dans une grande salle au deuxième. On aurait presque dit une salle de stockage ; quelques tables et chaises traînaient dans la pièce.
"Putain ! On les a laissés se barrer, ces connards !" rugit Gustavo avec fureur. Soudain, le son de la porte se refermant retentit derrière eux et ils se retournèrent aussitôt, voyant un homme aux yeux comme ceux d'un renard agiter les mains en leur disant,
"Félicitations pour votre travail, tout le monde !"
Plusieurs des sous-fifres de Gustavo avaient l'air choqués de le voir ici.
"Qui est ce type ?!" cria Gustavo.
Ce fut l'homme en question qui lui répondit d'un ton surpris.
"Franchement ! Franchement ! Comment pouvez-vous ne même pas savoir à quoi ressemblent vos adversaires ? ...Dis donc, je ne pensais pas que vous étiez aussi incapable. Ça en devient embarrassant !"
"Quoi ?"
Gustavo n'arrivait même pas à se mettre en colère, essayant encore de comprendre qui était cet homme sorti de nulle part. Il finit par interroger un de ses hommes au regard affolé,
"Hé ! C'est qui ?"
"P-pas possible ! Il devrait déjà être mort ! J'en suis sûr, chez le vieux bouquiniste, sa tête était, il était—"
"Du calme. En effet, 'il était'. Mais nous ne sommes pas là pour ça aujourd'hui ; nous sommes venus négocier, et nous avons même choisi de venir en personne. Nous espérons une réponse satisfaisante de votre part, M. Gustavo."
Quand il eut fini sa phrase, une personne sortit de derrière les rideaux et une autre de sous une table, comme s'ils attendaient là pour leur tendre une embuscade.
"Vous... c'est vous les trois frères Gandor ?"
Tandis que ses acolytes les fixaient comme s'ils voyaient des martiens atterrir avec leur soucoupe, Gustavo sortit son pistolet de sa poche de veste.
"Des négociations, hein ? Ah ! Je demande à voir !"
"Non, c'est très simple, M. Gustavo ; juste un petit détail à régler."
Luck ne prêta aucune attention à cet abruti de Gustavo, mais interpella la dizaine d'hommes derrière lui.
"Très simple. Une question toute bête : voulez-vous passer de notre côté ? Juste ça."
Pris au dépourvu par cette question choquante, tout le monde resta muet.
"Il vous suffit de répondre 'Oui' ou 'Non'. Bête comme chou."
Puis les hommes de main se mirent à ricaner, échangeant des regards moqueurs,
"Ils nous prennent pour des idiots ? C'est n'importe quoi..."
Gustavo fit taire les bavardages d'un seul regard, et Luck ouvrit la bouche pour poursuivre.
"Nous avons déjà eu une petite conversation avec M. Bartolo."
En entendant ça, tous les regards retournèrent vers Luck.
"Quoi, qu'est-ce qu'il raconte ?"
"M. Gustavo, vous avez fait pas mal de cachotteries à votre boss !"
"......"
"Mais ce ne sont que des détails sans importance, j'en suis sûr. Vendre vos drogues sur notre territoire, jouer le rôle de l'intermédiaire, et collecter des taxes de protection de boutiques qui ne sont pas censée être sur le territoire de M. Bartolo ; qui se soucie de choses pareilles, franchement ?"
Chaque fois que Gustavo fournissait des drogues à ses clients réguliers, il prélevait toujours une marge supplémentaire par rapport au prix prévus par Bartolo. Il ne vendait pas directement aux consommateurs, mais passait par des revendeurs intermédiaires. Après être passée par plusieurs mains, la drogue se revendait dans la rue à un prix multiplié par deux ou trois, dégageant un profit bien plus important. C'est de cette façon que Gustavo se faisait des réserves dans le dos de Bartolo.
Se sentant exposés au grand jour, Gustavo et quelques subordonnés qui trempaient dans la combine commencèrent à s'agiter. Certains des hommes se mirent à crier et à exiger des explications.
"Du calme ! Il n'a aucune preuve ! Ce type essaie juste de nous embrouiller !"
"Des preuves ? Nous avons déjà capturé plusieurs des responsables."
"Quoi ?"
"Nous attendions que vous soyez tous rassemblés ici pour pouvoir envoyer nos hommes sur les lieux de vos 'échanges'. Ils sont en route en ce moment-même. Admettez-le : la bataille est déjà perdue."
Les murmures s'amplifièrent dans la pièce. Ils avaient justement répandu quelques rumeurs ces derniers jours en prévision de cet instant. Luck poursuivit sur sa lancée, sans leur laisser de répit.
"Ceux qui se rendent à nous sur le champ seront libres de s'en aller une fois que tout est terminé. Si certains veulent nous rejoindre, ils sont les bienvenus ; les autres peuvent retourner dans leur organisation, M. Bartolo nous a dit qu'il les pardonnerait sans faire trop de difficultés. Mais, si vous choisissez de devenir nos ennemis—"
Luck fit une pause, plissant les yeux comme un renard et souriant doucement,
"—Si vous persistez à vouloir vous opposer à nous, alors Vino s'occupera de vous."
Le silence se fit instantanément, et les sous-fifres de Gustavo échangèrent des regards remplis d'inquiétude. Agacé par la tournure que prenait la situation, Gustavo saisit l'un des hommes à ses côtés.
"Qu'est-ce que c'est que ça, hein ?!"
"Ah..."
D'une seule main, il s'empara de la tête de l'homme et la claqua contre le plancher. Un cri d'agonie retentit, et il n'y avait pas besoin d'être un docteur pour voir que son crâne avait été fracturé par l'impact.
"Vous êtes venus ici pour m'aider à les réduire au silence, pas vrai ? Ou alors vous voulez vous attaquer à moi ? J'ai hâte de voir ça !"
"Quelle brutalité ; vos hommes doivent adorer travailler pour un tel patron !"
Gustavo ignora la provocation, et dévisagea ses sous-fifres d'un regard sauvage.
"Allez, fini les conneries, je vais commencer par vous buter tous les trois," dit Gustavo en s'approchant de Luck.
"Comme nous vous l'avons annoncé, nous sommes là pour négocier ; exceptionnellement, nous n'avons pas pris d'armes avec nous. Et puis, si vous tirez un coup de feu, la police va débarquer aussitôt, ce qui n'arrangerait personne ici."
"Tout juste !" rajouta Berga.
"Autrement dit, le premier qui dégaine son arme a perdu."
"Ah oui, alors voilà qui est réglé !" rugit Gustavo en souriant froidement. "C'est moi qui perd cette manche !"
Un coup de feu soudain. Le choc résonna dans toute la pièce, et le sang jaillit devant Gustavo. Le tir avait fait éclater la tête de Luck ; le corps perdit son équilibre et s'effondra contre le mur.
"À votre tour ! Allez-y, sortez vos armes ! Je n'hésiterai pas !" proclama Gustavo, pointant le canon de son flingue vers Keith. Berga s'approcha du corps de Luck, sans expression particulière, et observa la tête en morceaux de son frère comme s'il attendait quelque chose.
"Ha ! Dépêchez-vous de dire adieu à votre petit frère, vous allez bientôt le suivre !"
Gustavo s'avançait vers Keith avec un rictus cruel, mais fut interrompu par la voix tremblante d'un de ses hommes.
"Mo- Mo- Monsieur Gustavo, at-attendez !"
"Quoi, tu veux crever avec eux, c'est ça !"
"Non ! Ça ! Je, ça !"
Gustavo se retourna pour voir de quoi parlait ses sous-fifres paniqués et fut lui aussi stupéfié par le 'spectacle' qui l'attendait.
C'était une scène véritablement surnaturelle, dégageant cette impression extraterrestre qu'on ressentait en regardant un film sur un voyage sur la Lune. Sans un son, tout ce qui avait constitué la tête de Luck était en train de se rassembler en frémissant. La chair écarlate, les débris d'os blanchâtres, et les morceaux de cervelle rose saumon ; ils se déplaçaient tous vers le même point, comme de la nourriture transportée par des fourmis jusqu'à la colonie. Ensuite, ils fusionnèrent pour former les muscles et le crâne, les dents et les yeux, s'assemblant les uns dans les autres comme un puzzle anatomique au réalisme répugnant.
"P-putain de merde ?!"
Gustavo sentit sa gorge se serrer et essaya désespérément d'avaler sa salive, en vain.
"Hé. Allez, lève-toi !"
Voyant que Luck avait terminé de se reconstituer, Berga lui toucha la tête du doigt.
"Mm..."
Comme s'il venait de s'éveiller, Luck se releva en s'étirant. Keith et Berga l'observaient comme s'il s'agissait d'un spectacle parfaitement naturel.
"Je suis vraiment rouillé... Je n'ai même pas réussi à esquiver le tir !"
Luck se remit debout et reprit son discours comme si rien ne s'était passé, face aux hommes de main trop terrifiés pour réagir.
"Alors, qu'allez-vous faire ? Venir nous rejoindre, ou rester là et perdre la vie en vain ?"
Confrontés à ce monstre qui n'aurait jamais dû sortir d'un écran de cinéma, les sous-fifres de Gustavo n'arrivaient plus à trouver leurs mots ; leur esprit était frappé de terreur, et ils avaient perdu toute volonté de résister. Soudain, une silhouette jaillit de la foule et, en un instant à peine, s'arrêta à côté de Luck. Un éclat argenté scintilla dans l'air au-dessus de son poignet.
"Ah..."
La manche du costume de Luck tomba au sol, et une ligne rouge sang apparut sur son poignet. Il se dépêcha de le saisir de son autre main ; une seconde de retard, et sa main aurait été rejoindre le bout de tissu par terre. Voyant le flot de sang se résorber presque instantanément, la jeune mexicaine siffla avec admiration.
"Voilà un corps fort intrigant, amigo !"
Luck n'avait pas eu le temps de voir le coup venir, et craignait de ne pas réussir à anticiper l'attaque suivante non plus. Plissant les yeux face à cet assaut inattendu, il l'interrogea d'un ton calme.
"Si vous tenez à devenir notre amie, vous devriez vous tenir à nos côtés, Miss ?"
En réponse, la jeune femme secoua la tête avec un sourire innocent.
"Pas possible, amigo. Si je déposais les armes, comment ferais-je pour voir Vino ? Mais si je continue à vous attaquer, je suis sûre de pouvoir le rencontrer."
'C'est donc Vino qui l'intéresse,' se dit Luck. Il savait qu'elle avait été engagée en renfort par ses ennemis, mais ne pensait pas qu'il y aurait d'autres assassins présents à part Claire. En regardant avec attention, il repéra une autre personne dans la foule qui gardait son calme, un homme avec un flacon d'alcool ; mais peut-être était-il juste trop soûl pour réagir.
Comme si elle faisait exprès d'interrompre ses réflexions, une autre personne fit irruption dans la salle.
"Excusez-moi, désolé de vous déranger !"
C'était un homme barbu portant une paire de lunettes, avec un homme et une fille derrière lui. Luck et Keith ne reconnaissait aucun des deux qui le suivaient : la fille était jeune et avait l'air d'être de la haute, tandis que l'homme était nettement moins distingué et avait un visage blafard. Puis, un inconnu au long manteau pénétra dans la pièce juste sur leurs talons, tout en fixant l'homme aux lunettes d'un regard féroce.
"Ces deux-là sont Eve Genoard et Roy Maddock."
Gustavo était certain que l'arrivée du Freelancer était signe que la situation tournait en sa faveur, et retrouva son calme.
"Merci du coup de main, M. le Freelancer !"
"Bon, hé bien je vais vous laisser !"
"Attendez ! J'ai encore quelque chose à vous demander... Ce n'est pas un assassinat. Simplement, vous devriez être en mesure de mettre ces gars-là hors circuit, me les immobiliser pour de bon, non ?"
En réponse à sa question, l'homme haussa légèrement les épaules.
"Ça, oui je peux m'en occuper."
Gustavo eut un sourire triomphant. Luck et ses frères dévisagèrent le nouvel arrivant d'un air abasourdi.
"Alors je vous laisse vous en occuper, M. Felix Walken ! Vous n'avez qu'à nommer votre récompense !"
"Trois trillions de dollars !"
"......Quoi ?"
Il n'avait aucune idée de combien pouvait représenter un 'trillion' ; il avait mal entendu, peut-être ?
"Hé, pour m'occuper de ces trois-là, ce n'est pas donné vous savez ? Ha ha !"
Tout en parlant, le Freelancer poussa Eve et Roy dans le couloir, et leur dit d'aller se cacher.
"Hé ! À quoi vous jouez, là !"
"Je vous avais seulement promis de les amener ici, pas de les retenir."
Resté muet jusqu'ici, Berga finit par dire avec incrédulité,
"Non mais, qu'est-ce que tu fous fringué comme ça ?"
"...?!?!"
Pendant que Gustavo, plongé en pleine confusion, le fixait d'un regard troublé, la jeune mexicaine saisit son épée et frappa en direction de Luck en s'exclamant,
"Bon, allez ! Où est Vino ? Dépêche-toi de l'appeler, amigo !"
Suite à quoi, l'homme aux lunettes leva la main.
"On m'appelle ?"
La salle se figea instantanément.
Le "Freelancer" ôta ses lunettes et arracha la fausse barbe collée à sa bouche, révélant le visage détendu d'un homme encore jeune.
"Aïe, ça fait mal !"
Il écarta grand les bras pour saluer les personnes présentes.
"Salut tout le monde, c'est moi Felix Walken ; et aussi Vino, mais vous pouvez m'appeler 'Rail Tracer'."
Pendant qu'il prononçait cette phrase, le ton de sa voix et sa façon de parler se modifièrent. L'assassin le plus redouté du pays était arrivé. Gustavo se mit aussitôt à suer à grosses gouttes, toute couleur s'effaçant de son visage. Le temps d'accepter ce qu'il venait de se passer, et son visage était redevenu cramoisi.
"Alors, non mais, attendez une minute, attendez ! C'est vous, les Gandor, espèces de salopards ! Vous m'avez tendu un piège !"
Luck et les autres se contentaient de regarder Gustavo et Claire avec un regard curieux.
"Claire, qui est ce fameux Felix ?"
"Je vous l'ai dit, Claire est décédé. Je m'appelle maintenant Felix Walken. Pour être précis, j'ai acheté ce nom au Felix d'origine."
"Je ne comprends pas un mot de tes âneries !"
Voyant Claire raconter nonchalamment qu'il était devenu Felix, Berga annonça à voix haute sa confusion.
"C'est ce que Luck disait il y a quelques jours : je ne peux pas me marier sans papiers officiels ! Alors j'en ai trouvé des nouveaux."
Pas une seule des personnes présentes dans la pièce n'arrivait à suivre son raisonnement.
"Ouais, hier, j'ai obtenu deux infos intéressantes ici ; d'abord l'adresse de la femme que je cherchais, et puis le nom de 'quelqu'un qui cherchait à oublier son passé'. J'ai été voir cette personne pour négocier. Quelqu'un de sympa, le vrai M. Felix. Puis ces gars sont venus le trouver pendant que j'étais là, disant qu'ils avaient besoin de son aide pour tuer quelqu'un. Vous me connaissez, je suis toujours prêt à rendre service, alors..."
Tout en parlant, Vino réagit brusquement et sa main droite surgit, tenant un petit pistolet, au moment où les deux détonations éclatèrent. Les balles traversèrent la pièce, droit vers l'homme qui venait de dégainer. Les balles atteignirent leur cible, et la bouteille d'alcool éclata dans la main du vieil homme, tandis qu'il s'effondrait par terre, lâchant le pistolet fumant dans sa main droite. Les coups de feu avaient troués le mur derrière Vino, manquant sa tête de très peu.
'Ce fameux Vino est probablement le même genre de monstre que Luck et les autres Gandor ! En fait, c'est sûrement lui le chef du groupe !'
Les hommes de main de Gustavo étaient tellement sidérés par tout ce qui se passait qu'ils n'avaient même pas réagi au son des coups de feu. Face à la foule qui étaient presque devenus son audience, Vino, tel une vraie star de cinéma, lâcha sa réplique :
"Vous n'avez encore rien entendu !"
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Le sous-fifre bavard chargé de garder la porte arrière vit une femme s'approcher en courant et se dépêcha de lui barrer le chemin.
"Dégagez, laissez-moi passer !" lui cria-t-elle.
"Quoi, ça va pas, sale garce !"
Il sortit son flingue pour essayer de l'effrayer, quand soudain, quelqu'un derrière lui lui tapota l'épaule.
"Qu'est-ce que...? Ah ! M- M. Begg !"
Begg observa Edith avec une expression étrange, et dit d'une voix rauque,
"Vous, devez être, l'amie, de, Roy !"
Elle n'arrivait pas à déchiffrer son regard, mais Edith refusait de s'avouer vaincue et le dévisagea en retour, acquiesçant. Begg ordonna au sous-fifre,
"Lai-, ssez-la, entrer !"
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La première personne à briser le silence fut l'assassin mexicaine au katana.
"Hahahahahaha ! Intéressant, passionnant, amigo ! Alors tu es Vino, ou bien Felix ? On pourrait dire qu'en te tuant, je surpasse les deux meilleurs assassins d'un seul coup."
"Ah, c'est comme ça !"
Vino se gratta la tête d'un air distrait en se retournant à moitié vers Luck pour lui demander,
"Bon, je tue qui alors ?"
On aurait cru une réplique de film. Mais à bien y regarder, il semblait ne plus y avoir beaucoup d'ennemis susceptibles d'attaquer. Seul Gustavo avait son arme pointée sur eux, hésitant à presser la détente. Il ne tenait pas à devenir la cible de Vino ; Gustavo sentait que s'il agissait sans réfléchir, il allait y passer.
"Je pense que la police ne devrait pas tarder, alors si possible j'aimerais régler ce conflit de manière paisible. ...J'ai l'impression de me répéter..." reprit Luck.
"Ah, c'est pas drôle ! ...Ah oui, les deux personnes que j'ai amenées ici. Je ne sais pas exactement ce qu'ils viennent faire dans cette histoire, mais apparemment Mme Kate les avait invités."
"Hein ?"
"Je pense qu'il vaudrait mieux s'assurer de leur sécurité," insista Claire.
En entendant prononcer le nom de Kate, Keith jeta un regard rapide à Claire et fronça les sourcils. Luck, lui, se dépêcha de partir dans le couloir ; en sortant, il jeta à Claire un regard agacé, et protesta,
"Pourquoi tu ne l'as pas dit plus tôt ! Franchement !"
Profitant du départ de Luck, Gustavo se rua vers la porte de l'autre côté de la pièce.
"Hé, pas si vite !"
Vino leva son pistolet, prêt à tirer, quand un éclair argenté siffla devant lui et projeta son arme à terre. Gustavo saisit cette occasion pour s'échapper par la porte. La jeune mexicaine, brandissant son katana, siffla avec étonnement.
"Bien joué, amigo ! Je comptais te trancher le poignet."
"Tu n'hésiterais pas à trancher tes amis en deux ?"
"Désolée, c'est ma lame qui a bougé toute seule."
La jeune mexicaine répéta le même excuse qu'avant, et attendant le bon moment, fit une deuxième passe dans sa direction.
"Si possible, j'aimerais autant que tu te rendes ; ce n'est pas mon genre de tuer des amis."
"Ah~~! Ne me traite pas avec condescendance juste parce que je suis une femme ; ou je vais me mettre en colère, amigo."
Elle venait à peine de finir sa phrase que la lame descendait déjà dans une belle courbe argentée, droit vers lui.
Tchic
Le katana de la jeune femme s'arrêta à quelques centimètres du visage de Vino ; on pouvait entendre le son du métal frottant contre le métal.
"Mais qu'est-ce que ça ! Oh non, où sont-ils passés ?"
Dans les bureaux de la Famille Gandor, Tick secouait la tête avec incrédulité.
"Il en manque au moins cinq paires ! Dire qu'ils étaient tout neufs..."
'Que se passe-t-il ? Comment a-t-il bloqué la lame ?'
Observant la jeune femme qui paraissait surprise, Vino plissa doucment les yeux, et répondit d'un ton neutre.
"Je ne t'ai pas traitée à la légère parce que tu es une femme. Il y a plein de femmes extrêmement talentueuses, et je les respecte beaucoup," remarqua-t-il comme si de rien n'était, tout en maintenant fermement les ciseaux dans sa main pour parer les attaques de la jeune mexicaine et bloquer son épée.
"Je t'ai traitée comme une idiote parce que tu es trop faible !"
L'épée de la jeune femme était coincée dans la prise puissante de la paire de ciseaux. Impossible, c'était impossible ! Légèrement paniquée, elle se força à rester confiante et assurée. Elle relâcha sa main droite de la garde du katana immobilisé, le maintenant avec la main gauche, et dégaina son autre katana pour trancher le poignet de Vino.
Tchic ! Tchic ! Tchic !
Vino utilisa lui aussi sa main gauche pour sortir une deuxième paire de ciseaux, et intercepta l'autre lame.
"Je vois, cette épée n'est pas terrible tout compte fait !"
Après le quatrième - ou était-ce le sixième ? - échange consécutif des lames qui s'entrechoquaient, quelqu'un se mit à viser les deux assassins en plein duel.
L'assassin au long manteau sortit deux revolvers de l'intérieur de son manteau et les pointa vers Vino. La jeune mexicaine était aussi dans son viseur, mais il pressa les détentes sans hésiter une seule seconde. À cet instant, une large silhouette surgit à côté de lui, pressant sur ses mains pour le forcer à diriger les canons de ses armes vers le sol. Les multiples détonations retentirent dans la salle, et le sol en ciment fut criblé comme un gruyère. Certaines balles transpercèrent même les pieds des deux hommes.
"Ah ! Ah ! Ah !"
L'assassin au long manteau se mit à crier en roulant au sol, se tournant vers l'homme qui lui écrasait les mains ; c'était Berga qui serrait les dents et restait debout malgré la balle dans son pied.
"Ah ! Ça fait mal, hein ? Espèce de taré !" rugit Berga avec un regard furieux.
L'assassin continua à crier avec les larmes aux yeux,
"Aaaaaaaaaaah ! Qu'est-ce que c'est que ce monstre, aaaah !"
Il sortit deux nouvelles armes de son manteau et vida ses chargeurs sur lui. Le corps de Berga fut transpercé de part en part par plusieurs impacts, le sang jaillissant sur sa poitrine. Les gouttes écarlates qui coulaient au sol commençaient déjà à frémir et à revenir dans le corps de Berga, mais l'assassin n'en avait même pas conscience. Il jeta un pistolet aux munitions épuisées et en sortit immédiatement un autre, continuant à tirer sur Berga. Malgré ça, Berga restait solidement sur ses jambes, insensible aux balles, et balança son poing violemment.
"Arrête---------------------ça !"
Avec un cri de rage, il lança son poing en avant, frappant de plein fouet les balles sur le trajet qui se mirent à déchiqueter sa main. Il vit la chair se faire arracher, révélant l'os à l'intérieur ; mais même ainsi, le poing poursuivit sa trajectoire. Berga mit toute la force de ses muscles dans ce coup de poing, dirigé droit dans la tête de l'homme au long manteau.
'Ah, je suis fichu,' se dit l'assassin juste avant de perdre connaissance.
<==>
"Ha, ce ne sont que des ciseaux !"
Le son du métal heurtant le métal continuait à résonner gaiement, mais le vainqueur avait été décidé depuis longtemps.
Les lames se rencontrèrent brièvement, se retirant juste un instant avant de laisser les quatre armes s'entrelacer de nouveau, et se bloquer aussitôt dans une prise mutuelle. En une seconde à peine la jeune femme balança son centre de gravité en arrière pour gagner de la distance, mais Vino en profita pour lever la jambe et enfoncer la pointe de son pied dans le poignet de la jeune femme.
"Aoww !"
Le katana tomba de sa main. Vino poursuivit son mouvement et balaya sa jambe de l'autre côté pour frapper la main gauche. Il n'avait pas employé beaucoup de force, et ça n'aurait normalement pas dû suffire à lui faire lâcher son épée, mais la jeune mexicaine était épuisée à force d'agiter ses lames et ses mains n'avaient plus la force de les tenir solidement.
"Fini !"
"Ah..."
Comme s'il venait juste de remporter une partie de jeu, Vino posa la lame tranchante des ciseaux contre le cou exposé de la jeune femme à la peau mate.
Une fois sûr que que la jeune mexicaine n'avait plus l'intention de se battre, il tourna la tête vers les hommes de main restants de Gustavo qui étaient restés immobiles et les interrogea, "Bon, et vous vous comptez faire quoi ?"
Se ressaisissant, plusieurs d'entre eux sortirent de la foule et s'adressèrent à Keith :
"Très bien, nous on va y aller !"
"Quoi ?"
Déconcerté par cette réponse inattendue, ce qui lui arrivait rarement, Vino laissa échapper une exclamation de surprise. Keith acquiesça silencieusement et les hommes de main quittèrent la pièce. Parmi eux, certains avaient l'air déstabilisés et complètement perdus par ce qui se passait ; c'étaient ceux qui, lorsque Luck avait dénoncé les manigances de Gustavo, avaient réagi avec étonnement et indignation.
Voyant tous les hommes de Gustavo partir sans faire de fracas, Vino et même la jeune mexicaine affichaient une expression perplexe.
"C'est quoi cette histoire ?"
Malgré la question de Vino, Keith resta muet. C'est Berga qui répondit avec impatience,
"On ne t'avait pas prévenu ? Il y a au moins la moitié d'entre eux qui sont des 'agents infiltrés', on a arrangé ça durant les négociations avec Bartolo."
"Autant que ça ?!"
"Bah, on n'est jamais trop prudent !"
"Je vois ; c'est—"
Vino interrompit brusquement ce qu'il s'apprêtait à dire. Il se jeta gracieusement sur le côté, tout en projetant les ciseaux qu'il avait à la main. La jeune mexicaine se figea en voyant la paire de ciseaux qui fonçait dans sa direction ; au même instant, des détonations éclatèrent de nouveau. Les balles passèrent juste à côté de sa tête, tout droit vers Vino, tandis que les ciseaux passaient en sifflant près de son oreille dans la direction opposée. Vino esquiva les balles de peu, le mur derrière lui frappé par les projectiles, alors que les ciseaux s'enfonçaient dans l'épaule de l'assassin au long manteau encore inconscient : un homme venait de le soulever juste à temps pour se réfugier derrière lui.
C'était le premier assassin à avoir été abattu, le vieil alcoolique. On pouvait voir sa maigre silhouette dissimulée derrière le manteau de l'autre assassin, encore entouré de nuages de poudre.
"Ha ha !"
Vino se mit à rire légèrement, jetant une deuxième paire de ciseaux pour bloquer les mouvements de son adversaire tout en roulant au sol pour récupérer le pistolet qu'il avait fait tomber plus tôt. Au moment où il s'arrêta, la main sur l'arme, le bruit de fusillade reprit de nouveau, l'odeur de poudre âpre remplissant la pièce. Les balles volaient dans l'air, traçant des lignes ininterrompues entre les deux assassins.
Vino se tordait dans un sens puis dans l'autre, esquivant les projectiles, tandis que les coups de feu qu'il adressait au vieillard étaient interceptés par le manteau de l'assassin aux multiples pistolets. Le manteau contenait tellement d'armes qu'il formait un véritable bouclier métallique ; l'assassin inconscient à l'intérieur n'avait même pas été touché. Quand les deux tireurs se trouvèrent à court de munitions, Vino répliqua joyeusement,
"C'est bien ce que je pensais. Je me disais que c'était bizarre que tu sois tombé le premier, le vieux. Quand on s'est rencontrés à l'hôtel, j'ai senti que tu étais le plus fort des trois."
Le vieil alcoolique répondit en rigolant d'une voix profonde,
"Je vois qu'on mérite bien sa réputation. Voilà qui me rassure ; si j'arrive à t'abattre, je pourrais vraiment devenir un assassin célèbre."
"Hé, une minute, le vieux. Ton patron est fichu, tu le sais ça ? Et il s'est fait chasser de son organisation, alors il va falloir repasser pour la récompense. Tu veux continuer à te battre quand même ?"
"Personnellement, il n'y a que ta tête qui m'intéresse !"
"Ah ! Vraiment ?"
Vino secoua la tête avec tristesse, et dans un tchic tchic menaçant, sortit une nouvelle paire de ciseaux.
"Alors, tu persistes à m'attaquer, alors même que votre employeur vous a abandonnés ?"
Incapable de comprendre la réponse du vieil homme, Vino le fixait avec incompréhension.
"Pourquoi ?"
Cette fois il était vraiment déstabilisé. Le vieil homme le dévisagea en retour, depuis l'autre côté de la pièce, pendant que Vino poursuivait.
"Est-ce que tu ne ferais pas mieux de te rendre ou de t'enfuir ? Après tout, tu n'es pas aussi fort que moi. Tu es faible, alors il est normal que tu abandonnes. C'est dans la nature des choses, non ?"
"Jeune homme... tu ne comprends pas ? Nous autres assassins, ce qui fait notre fierté c'est—"
En entendant ça, Vino se mit à éclater de rire.
"Hahahahahahahahahaha ! Hahahahahaha ! C'est, c'est trop drôle, très intéressant, tu es vraiment quelqu'un d'intéressant, le vieux !"
"Qu'est-ce qui te fait rire, hein ?!"
Le vieil homme était clairement irrité de l'attitude de Vino, et il s'empara d'un couteau enfoui dans sa poche de veste. Il continua à dévisager Vino, qui riait à gorge déployée tout en poursuivant,
"La fierté ? La dignité ? Deux assassins comme toi et moi qui discutons de choses pareilles, c'est ridicule, vraiment ridicule !"
Vino fixa tour à tour le vieil homme et la jeune mexicaine, et ricana avec mépris. Épinglé par ce regard écrasant, la jeune femme s'écarta en hâte. Les yeux de Vino commencèrent à se faire encore plus étranges, complètement différents de son expression précédente. Le regard que projetait les deux trous noirs miniatures ornant son visage semblaient vouloir consumer toute la noirceur humaine, vouloir absorber les âmes de l'humanité toute entière, tel un démon révélant sa nature maléfique.
"Depuis l'instant où nous avons envisagé de choisir le meurtre comme carrière, des broutilles comme la fierté ont perdu toute signification ! Réveille-toi, le vieux ! Comme si on pouvait avoir peur, peur de tuer la mauvaise personne, et d'être mis au ban de la société ! Tu crois que c'est la guerre, ici ? Que tu vas gagner des médailles pour avoir tué tous ces gens ? Ouais, c'est moi le plus fort de tous, Vino. Tu crois que tu vas te faire une réputation en tuant 'Vino' ? Tu crois vraiment ça ? Tu trahis les autres, personne ne te fait confiance. Ce genre d'honneur n'existe pas. Les assassins sont des tueurs ; il n'y a pas de place pour des idéalistes chez les tueurs."
Assaillis par ce déni implacable de toutes les valeurs des assassins, provenant de la bouche même de l'assassin le plus fort du monde, le vieil homme et la mexicaine n'arrivaient pas à trouver une seule répartie valable.
"Si vous pensez que je raconte des conneries, ou si vous refusez de me croire, alors très bien, battons-nous. Si vous pensez que j'ai tort, alors mettez votre force au service de votre fierté et montrez-moi ! Mais vos excuses pathétiques resteront toujours des excuses pathétiques, alors réfléchissez bien !"
Son discours provocateur fut soudain interrompu sans prévenir.
Le pistolet d'un noir scintillant était pressé contre l'arrière de son crâne. Sentant le canon qui touchait ses cheveux, Vino s'exclama sans paraître particulièrement surpris ni effrayé,
"Keith !"
Derrière lui, son camarade répondit d'un ton sans appel.
"Ne te moque pas des vivants."
Confronté aux mots de Keith, l'assassin le plus redouté au monde se contenta de fermer les yeux et de répondre en soupirant,
"Tu sais, des assassins comme nous—"
"Ça ne change rien."
Il s'exprimait avec le minimum de mots, sans laisser de chance de répondre à Vino.
"Nous sommes pareils—— tous des méchants."
Vino ne se préoccupait guère du pistolet appuyé contre sa tête, se grattant distraitement tout en se retournant pour regarder Keith droit dans les yeux ; l'animosité meurtrière présente il y a encore quelques instants avait disparu de son regard.
"Je comprends, je te présente mes excuses. Toi aussi tu es une de ces personnes en proie à l'honneur et à la fierté."
Les paroles de Vino— de Claire ne contenaient pas la moindre trace de moquerie ; il était parfaitement sincère, dans son ton comme dans son cœur.
Soudain, les yeux de Keith brillèrent d'un éclat meurtrier et il se jeta à côté de Claire. Avec un bruit sourd, quelque chose s'écroula derrière lui. Sans aucune précipitation, Claire se retourna et ce qu'il vit fut loin de le surprendre.
Profitant de leur discussion et du fait que Claire avait cessé de lui prêter attention, le vieil homme avait tenté de le poignarder dans le dos et s'était fait mettre à terre d'un coup de pied. Keith commença à lui piétiner méthodiquement la poitrine. Le vieil assassin se mit à gémir de douleur, étalé au sol et incapable de bouger.
"Voyons, un peu de pitié pour ce vieillard !"
Dévisageant Claire, qui venait de protester en riant, Keith dit d'une voix impassible,
"......Un ennemi est un ennemi !"
Claire eut un sourire satisfait.
"Finalement, c'est peut-être vous les seuls à être encore de vrais mafieux !"
"Bon ! Et vous, qu'est-ce que vous comptez faire, miss ?"
Berga, qui s'était contenté d'assister à la scène, interrogeait la jeune mexicaine qui commençait à récupérer ses katanas.
"...Trop cool !"
"Hein ?"
Ignorant Berga qui fronçait les sourcils, elle fixait Keith d'un regard admiratif.
"Hé, amigo, est-ce que l'offre de votre frère aux yeux de renard tient toujours ?"
<==>
'Qu'est-ce que je vais faire ? M. Roy a disparu.'
Il y a quelques minutes, l'homme barbu aux lunettes leur avait dit de se cacher, aussi Eve était-elle descendue dans la salle de réception au rez-de-chaussée. Mais en jetant un coup d'œil derrière elle, elle s'était rendue compte que Roy avait disparu. Si elle rebroussait chemin pour le chercher, elle risquait de se mettre en danger. Elle pouvait entendre d'ici les coups de feu qui retentissaient au deuxième étage, comme si elle s'était retrouvée par mégarde à l'intérieur d'un film d'action. Mais elle ne pouvait pas s'échapper sans rien faire ; c'était de sa faute à elle si Roy était mêlé à tout ça, parce qu'elle avait obstinément insisté pour 'rencontrer la Famille Gandor'. Elle ne pouvait pas l'abandonner comme ça.
'Si je ne le retrouve pas...'
Eve venait juste d'entrouvrir la porte de la salle de réception, quand une silhouette apparut dans l'interstice. Elle pensa d'abord qu'il s'agissait de Roy, mais sa tête n'était pas aussi grosse. Elle réagit aussitôt et commença à s'éloigner de la porte, mais l'inconnu l'ouvrit à la volée d'un coup de pied.
"Aah !"
Eve laissa échapper un cri perçant et s'effondra par terre, remplie d'effroi. La lourde porte avait claqué en plein dans le mur, juste là où elle se tenait il y a quelques instants. Le verre encadré avait volé en éclats, envoyant des débris tranchants partout dans la pièce, et même la poignée avait été mise en pièces.
"Voyons, ne crie pas, ma petite !"
L'homme dut se pencher pour pouvoir passer par l'encadrement, poussant sa stature imposante à travers, en dégageant une aura quasi animale.
"Je pensais régler ça vite fait bien fait, mais on dirait que tout le monde a décidé de me mettre des bâtons dans les roues."
Tout en secouant la tête d'un air résigné, il s'avança lentement vers Eve, qui reculait pas à pas vers le mur.
"C'est la première fois que nous nous rencontrons, il me semble ? La petite Miss Genoard a osé nous jouer un sale tour— Non mais pour qui tu me prends !"
'Mais de quoi parle-t-il ? Qui est cet homme ?'
Eve ne savait qu'une chose sur lui : ses yeux étaient complètement vides, ne laissant transparaître qu'une rage terrifiante tandis qu'il la dévisageait.
"Qu'est-ce que je t'ai fait, hein ?! Je voulais juste mener mes affaires tranquillement, c'est tout. Ça valait vraiment la peine de me pourrir la vie pour des conneries pareilles ?"
L'homme tenait un pistolet dans sa main, et le leva posément vers le visage d'Eve.
"À moins... Ne me dis pas que toi aussi tu es un de ces monstres."
Eve se recroquevilla avec effroi, les mains au-dessus de sa tête ; elle aurait bien voulu s'enfuir, mais ses pieds refusaient de lui obéir. Voyant Eve aussi apeurée, Gustavo soupira de soulagement.
"Ah ! On dirait que non ! Je peux enfin souffler un peu, fini tous ces connards qui se foutent de moi. J'ai bien envie de t'éclater la tête, mais ce serait dommage de gâcher une occasion pareille. Je vais plutôt te tuer juste devant ces putains de Gandor. Peu importe les embrouilles, j'ai juste à tuer tous ceux qui se mettent en travers de mon chemin. Courir comme un bon chien, obéir sagement ; j'en ai ma claque de tout ça, je vais crever tous ces connards qui manigancent dans mon dos, et puis ces larbins incapables, Begg et sa tête d'empaffé, et puis Bartolo tiens, depuis le temps qu'il me nargue avec ses airs condescendants."
Pour l'empêcher de résister, Gustavo leva le pied, s'apprêtant lui briser le tibia, quand—
"Celle-là est pour le bar !"
Le cri fut accompagné d'une attaque soudaine. Gustavo sentit le coup heurter l'arrière de son crâne, et son corps imposant trembla sous l'impact.
"Celle-là est pour le casino !"
Ensuite, c'est le côté droit de son visage qui fut frappé ; on aurait dit une sorte d'outil aiguisé. La douleur était telle qu'il eut l'impression d'avoir été frappé par une barre de fer chauffée à blanc. Il perdit prise sur son arme, qui tomba au sol et se déchargea, laissant le coup partir en plein dans sa main. La douleur mordante était accompagnée par la sensation insupportable de sa chair directement exposée à l'air.
"Celle-là est pour le champ de courses !"
Il tourna la tête en direction de la voix qui retentissait et reçut de plein fouet le poing du propriétaire. Le poing venait juste de se retirer qu'une arme aux bords anguleux vint le remplacer ; un pied de chaise en bois, provenant du mobilier du département éditorial. Le coin de chaise tailla dans sa joue, et Gustavo sentit l'os de sa mâchoire se briser. Il n'arrivait plus à diriger ses bras et seule la force qui restait dans ses jambes lui permettait encore de se tenir debout. Le morceau de chaise le frappa une fois de plus au visage.
"Celle-là est pour les blessures de Nicola !"
Le dernier coup mit Gustavo à genoux, et il s'effondra au sol. Luck saisit le pied de chaise à deux mains et le souleva au-dessus de sa tête, avant de se pencher sur Gustavo qui était à peine conscient, et de frapper de toutes ses forces sans la moindre pitié.
"Crève ! Celle-là est pour ma tête !"
Cette attaque complètement inattendue avait choqué Eve au-delà de toute réaction cohérente. Elle s'était contentée d'observer stupidement quand l'homme aux yeux de renard était apparu derrière l'autre homme beaucoup plus imposant et avait donné à son visage une bonne réfection avec des méthodes d'une violence rarement vue dans un cadre médical.
Une fois Gustavo hors circuit, il finit enfin par la remarquer. Son regard sembla hésiter un instant, mais il lui tendit la main.
"Ah, j'ai vu qu'il s'apprêtait à vous tuer alors j'ai réagi sans attendre ; c'était de la légitime défense !"
Eve dévisagea l'homme qui lui souriait légèrement, incapable d'articuler un remerciement malgré ses efforts.
"Oh ! Ah, pas la peine d'avoir peur !"
Luck semblait troublé par la réaction de la jeune fille.
"Ah, que de tracas. Je ne voulais pas vous effrayer."
Dans tous les cas, il fallait qu'il l'aide à se relever avant toute chose. Il lui tendit la main, mais Eve continua à l'ignorer. Peut-être était-ce la violence dont il avait fait preuve qui l'intimidait.
"Vous devez être l'invitée de Mme Kate ; je suis le jeune frère de la famille, Luck Gandor."
En entendant ces mots, la jeune fille cessa de trembler. 'Ouf, le nom de Kate l'a enfin calmée,' pensa Luck, mais la lueur dans les yeux d'Eve était loin d'être une lueur de soulagement.
"Euh... M. Gandor, vous êtes bien, ah, le chef de cette Famille mafieuse ?"
"Le chef de la Famille, vous dites...? J'imagine qu'on peut dire ça."
"S'il vous plaît ! J'ai quelque chose... quelque chose à vous demander."
Avec une certaine appréhension, la fille posa à Luck la question dont elle désirait la réponse plus que tout au monde.
"Mon grand frère— mon frère Dallas, est-il toujours vivant ?"
Après avoir interrogé Eve sur les détails, les souvenirs du passé lui revinrent aussitôt.
Dallas. Luck n'aurait jamais imaginé entendre ce nom à un moment pareil.
Cette jeune fille était à la recherche de son frère, et s'était retrouvée plongée au cœur du danger. Même en ayant été prévenue des risques, elle avait tout ignoré et s'était jetée à corps perdu dans sa quête— quel courage ! C'est pour ça qu'il ne constatait aucun signe d'effroi sur son visage ; et ça montrait qu'elle en savait déjà un peu sur la situation.
Luck étudia Eve, bien conscient qu'un mensonge maladroit ou une tentative de détourner le sujet n'aurait aucun effet. Même s'il parvenait à la tromper, elle continuerait à braver les épreuves à la recherche de son frère. Il se prépara à révéler la vérité, observant l'expression déterminée d'Eve, et commença par la partie la plus incroyable.
"Vous allez sûrement avoir du mal à me croire, et peut-être à l'encaisser, mais— votre frère n'est plus un être humain ordinaire."
Un an plus tôt, le frère en question avait été mêlé à un incident étrange, et était devenu indestructible grâce au pouvoir d'une immortalité 'incomplète'. Puis, il s'était servi de ce pouvoir pour tuer quatre des camarades de Luck. Après ça, en guise de pénitence, Luck l'avait envoyé, bien vivant et encore farouche, dans les profondeurs glacées de la rivière.
Pour convaincre Eve, qui refusait de croire à ses histoires d'immortalité, Luck sortit son couteau et se trancha un doigt, qui se rattacha immédiatement à sa main. Voyant le phénomène se dérouler sous ses yeux, même si elle trouvait ça grotesque, Eve n'avait d'autre choix que de le croire.
Eve se sentait sens dessus dessous, prise dans un tourbillon d'émotions. Elle était infiniment soulagée de découvrir que son frère était toujours en vie, et tout aussi enragée envers cet homme qui avait infligé cette punition inhumaine à son frère. Mais le fait demeurait que Dallas avait tué les amis de cet homme. Eve savait exactement quel genre de personne était son frère, et qu'il méritait probablement son sort. Elle le comprenait de façon rationnelle, mais ne parvenait pas à l'accepter de façon émotionnelle.
"Pourquoi— pourquoi ? Pourquoi faire souffrir mon frère de cette façon ? Vous auriez pu le livrer à la police ! C'est- c'est, c'est trop cruel, je vous en prie, pardonnez, pardonnez à mon frère. Au moins, au moins remettez-le à la police pour qu'il soit jugé légalement ! Je vous en prie, je vous en supplie !"
Face à cette fille clairement instable et débordée par ses émotions, Luck n'avait aucune idée de comment réagir. Dans un sens, ce qu'Eve disait était juste, et Luck le savait. Mais, tout comme Eve qui était portée par le désir de sauver son frère, Luck aussi devait prendre en compte ses propres sentiments. Car des trois frères, celui qui avait été le plus furieux lors de cet incident passé, c'était bien lui.
"Vous ne pouvez pas comprendre comment fonctionne notre monde. Je vous parle de mes sentiments ; d'une furie et d'une rage impossible à apaiser. Déjà, même s'il était jugé et puni par la loi, ça ne ferait pas revenir mes camarades. Je ne peux pas lui pardonner, c'est tout. Si vous voulez me haïr pour ça, soit. Les morts ne reviendront jamais à la vie, et votre frère ne reviendra jamais parmi nous. Ma douleur ne disparaîtra jamais."
Luck s'exprimait d'un ton calme et mesuré, mais on sentait ses émotions s'agiter derrière ses paroles. Même aujourd'hui, la rage qu'il avait ressentie lors du meurtre de ses amis était toujours vivace. Mais il restait capable d'écouter et de comprendre ce que cette fille lui disait, là où des mafieux ordinaires auraient choisi de l'éliminer il y a longtemps. C'est pour cette raison que Claire le déclarait 'incapable d'être un vrai mafieux'.
"Ah vraiment ? C'est juste votre vision des choses ! Alors je ne peux pas comprendre votre monde, vos sentiments ; je dois vous laisser soulager votre douleur. Et mes sentiments alors ? Je veux— je veux juste mon frère, je veux juste que vous me rendiez mon frère."
La colère d'Eve était naturelle ; Luck l'écoutait silencieusement sans répondre.
"Je vous en supplie ! Relâchez mon frère ; je ferai ce que vous voulez pour ça, alors s'il vous plaît, écoutez-moi..."
En entendant ces mots, l'expression de Luck se fit sombre et sa voix prit un ton tranchant.
"Ne croyez pas que des suppliques vont changer ma décision ! Vous feriez mieux d'oublier ça. Si c'est une vengeance que vous voulez, alors allez-y, prenez-vous en à moi, autant que vous voulez. Mais seulement moi ! Si vous touchez à ne serait-ce qu'un cheveu des autres—"
Il s'interrompit en plein milieu.
'À quoi bon ? Ça ne rime à rien de poursuivre cette discussion.'
Luck secoua la tête et commença à se détourner.
"Si vous changez d'avis d'ici quelques années... Alors peut-être ; en attendant..."
Eve ne semblait pas prête à abandonner aussi facilement ; mais il n'y avait rien à y faire. Si elle avait réfléchi un tant soi peu, elle aurait déjà abandonnée.
"Ah !"
Les yeux d'Eve se mirent à afficher une lueur de panique. Le temps qu'il remarque la silhouette qui se dressait derrière lui, il était trop tard. Luck fut frappé en plein dans la tête par le sofa, et sa conscience oscilla pendant un moment.
Gustavo, qui avait réussi à se relever malgré son visage couvert de sang, venait de soulever un énorme sofa presque aussi grand que lui, pesant bien une centaine de kilos, et le jeta sur Luck. Luck tenta d'intercepter le choc avec une chaise, mais elle ne faisait pas le poids face au canapé gigantesque. Il reçut de plein fouet l'impact et se fit projeter en arrière.
"Argh...!"
Son dos s'encastra dans le mur, l'impact secouant tout son corps. Il se releva, tremblant, observant Gustavo. Le colosse au visage ensanglanté le dévisageait avec fureur, l'envie meurtrière brûlant dans son regard.
"Essaie... Vas-y, pour ta vie, pour tes camarades, pour n'importe quoi, allez, essaie de me supplieeeeeeeeer !"
Gustavo éclata la chaise sur le sol, en hurlant. Puis il se mit à sourire, et avec une voix d'un ton absolument maléfique, dit :
"Je vais te tordre le cou encore et encore, t'arracher la tête et en faire de la poudre, flamber les morceaux restants avant de tout enfermer dans un coffre et de le balancer à la mer !"
"C'est mal parti... Bon sang, Berga est mieux taillé que moi pour affronter un monstre pareil..."
Luck essuya la sueur sur son front, et sortit un pistolet da sa veste.
"Vous commencez vraiment à m'agacer ; je comptais vous laisser la vie sauve, mais si vous persistez à nous provoquer... Cette fois, les négociations sont terminées."
Luck secoua la tête et pressa la détente alors que Gustavo s'élançait vers lui. Les coups de feu résonnèrent les uns après les autres, six impacts éclatant sur le corps de Gustavo ; les balles transpercèrent sa poitrine, son abdomen et d'autres endroits vitaux, ne laissant aucun doute sur la fatalité de ses blessures. Mais Gustavo continuait d'avancer.
"Ça ne sert à rien à rien à rien de rien de rien du tout ! Des minus comme vous, des putains de minus ne méritent pas de vivre ! Les balles ne servent à rieeeeeeeeeeeeen !"
"Comment est-ce poss—"
Luck reçut le coup dans l'abdomen, tomba par terre, et Gustavo utilisa sa force colossale pour frapper sa tête du même coup de pied qui avait défoncé la porte plus tôt. Il piétina le corps de Luck allongé au sol de son pied énorme, encore et encore.
"Disparais, disparais, disparais, disparais, disparais de ma vue !"
Tout en émettant des sons étranges, presque inhumains, Gustavo brisait les côtes de Luck avec ses coups de pieds sauvages - crac cric crac. Quand il fut certain que Luck n'était plus en état de bouger, il se retourna vers Eve avec un sourire cruel. Une fois de plus, elle se retrouvait figée par la peur.
"À ton tour, ma petite demoiselle ! Je vais te jeter dans la baie de New York, tu pourras y nourrir les poissons en famille, avec ton père et ton frère."
Eve resta interdite, incapable de comprendre ce qu'il voulait dire.
"Pourquoi tu fais cette tête ? Tu ne le savais pas ? Quand tu sauras tu risques de piquer une grosse colère !"
Voyant le visage apeuré de la fille toujours aussi troublé, Gustavo réalisa qu'elle ignorait vraiment la vérité.
"Ah ! Si tu ne sais rien, alors je vais tout te dire. Ton popa et ton grand frère chéri voulaient m'empêcher de produire une nouvelle drogue, alors je les ai tués de mes propres mains ! Je les ai noyés bien proprement, puis je les ai découpés pour les poissons, et je les ai jetés morceau par morceau dans la rivière."
Le récit morbide de Gustavo frappa Eve, les mots prenant peu à peu sens dans son esprit. Quand elle réalisa finalement ce qu'il venait de révéler, elle se figea sous le choc. Toutes sortes de scènes se bousculaient dans son esprit ; mais une voix retentit faiblement dans la pièce.
"Cessez de raconter des âneries."
Derrière Gustavo se tenait Luck, les côtes déjà reconstituées. Il n'était pas encore tout à fait remis ; sa respiration était laborieuse et on voyait qu'il tenait à peine debout.
"Ce sont les déchets sociaux comme vous qui enfreignent la loi, sèment les cadavres et se réfugient derrière des prétextes idiots sans la moindre honte. Pas étonnant que vous et vos hommes ayez été abandonnés par Bartolo."
"Sale petit enfoiré..."
Enragé par ses mots, Gustavo se jeta contre Luck, le souleva par le col et le jeta dans la direction d'Eve. Son corps encore faible heurta le sol et son dos claqua contre le bord de la table.
"Vous êtes tellement incapables ; même armés vous ne pouvez rien ! Ah ah, c'est déjà tout cuit."
Sentant que le vent avait tourné, Gustavo retrouvait peu à peu son assurance.
"Allez, il est temps d'en finir. Débarrassons-nous de la mauviette et de sa protégée !"
Il baissa la tête et commença à scruter le sol à la recherche de l'arme tombée au sol un peu plus tôt. Mais bizarrement, il ne la voyait nulle part. Profitant de cet instant, Luck murmura à l'adresse d'Eve,
"Je vais le retenir ; courez vous mettre à l'abri ! Claire est là, lui doit pouvoir faire quelque chose contre ce monstre."
Luck tourna la tête pour fixer Eve, luttant contre la douleur venant de son dos, la voix encore tremblante. Mais—
"Miss Eve !"
"Sale morveuse !"
Gustavo venait lui aussi de le remarquer. Eve affichait une expression d'un calme effrayant. Des larmes coulaient sur ses joues tandis qu'elle tenait fermement dans ses mains l'arme tombée plus tôt et la pointait droit sur Gustavo. Elle s'adressa doucement à Luck, sans quitter Gustavo du regard. Sa voix était terriblement sereine, comme si elle avait entièrement refoulé ses émotions. Ses yeux remplis de larmes étaient vides, comme dirigés vers un endroit lointain.
"M. Luck, je suis désolée. Je suis vraiment, sincèrement désolée. Malgré toutes ces demandes égoïstes que je vous ai faites, alors même que je pensais que c'était vous qui étiez injuste, malgré tout ça, je ne peux pas pardonner cette personne ; je ne peux définitivement pas le pardonner."
À cet instant, les yeux d'Eve débordaient d'une conviction inébranlable. Son regard noir ne contenait pas la moindre trace d'effroi.
"C'est seulement maintenant que je comprends ce que vous vouliez me dire, alors, je—"
"Espèce de petite salope ! Tu penses que tu peux m'abattre avec ce flingue ? C'est ça, vas-y, tire, tue-moi si t'en es capable, essaie donc de venger ton abruti de père, sale gamine de merde !"
Provoquée par Gustavo, Eve pressa la détente sans aucune hésitation. La détonation éclata comme un coup de tonnerre, et le sang jaillit dans l'air.
Eve fut projetée en arrière par le recul de l'arme, mais bien plus légèrement qu'elle n'aurait dû. Elle ouvrit lentement les yeux, et devant elle se tenait Luck, sa main gauche transformée en moignon sanguinolent. Sa main était tombée au sol, et l'os fracassé par la balle était apparent.
Il avait saisi l'arme dans sa main droite, et tenait encore le canon pointé vers sa manche gauche. Dévisageant Eve, en état de choc, d'un regard ferme, Luck se releva lentement en suant à grosses gouttes.
"...Je connais ta souffrance !"
Puis il se retourna vers Gustavo, qui recula instinctivement face à lui ; il ramassa sa main tombée au sol, et se précipita vers le colosse.
"Pauv' fils de pute ! Qu'est-ce que tu vas m'faire, hein ?!"
Luck saisit sa main tranchée dans son autre main, et la brandit vers l'homme qui se réfugiait derrière ses deux poings massifs. Mais l'os brisé dépassant de la main franchit la distance protégée par ses poings et vint se planter dans la gorge de Gustavo.
"————"
Une fois qu'il fut certain que le corps massif ne risquait plus de se relever, Luck conclut, avec un regard froid,
"Ça vous apprendra à envoyer quelqu'un me trancher la gorge."
Il appuya sa main gauche contre la blessure atroce sur son bras, et se retourna vers Eve.
"Tu n'es pas blessée, au... au moins ?"
Incapable de supporter la douleur plus longtemps, Luck perdit connaissance.
<==>
'Qu'est-ce que je fais, maintenant ? On a été séparés.'
Quand Roy se précipita dans la pièce, comptant s'enfuir avec Eve, il s'aperçut qu'elle avait disparu. Était-elle restée en arrière ? Ou alors elle était déjà sortie ? Il ne lui restait plus qu'un coin à franchir, et il serait arrivé à la porte par laquelle il était entré. Mais le garde armé était probablement encore là ; impossible de s'enfuir pour le moment. Il ne pouvait pas non plus retourner dans la salle qu'il avait quitté : des coups de feu y résonnaient il y encore quelques instants, sans parler des kachi kachi métalliques étranges.
'Je ne peux pas partir. On peut tourner ça comme on veut, mais c'est de ma faute si elle s'est retrouvée mêlée à tout ça. Pas question de m'enfuir comme ça.'
Son esprit rationnel faisait de son mieux pour le retenir, mais son instinct lui disait de courir. Dans son cœur, il sentait qu'il n'avait pas vraiment le choix.
'Non, je ne peux pas. Quand suis-je tombé si bas ? Fichue, fichue drogue ; quand j'en prenais, j'étais capable de tout. Peu importe l'exploit, c'était dans mes cordes. J'étais presque au summum. Mais maintenant, je ne suis plus bon à rien ? Merde ! Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à le faire si c'est aussi simple, hein ? Qu'est-ce que ça veut dire ?'
Alors qu'il luttait contre sa frustration, Roy entendit quelqu'un crier plus loin.
"...R-, Roy !"
'Bon sang, c'est la voix d'Edith. Est-ce que j'ai des hallucinations ? Stop, il faut que j'arrête de penser ! Si j'ignore Edith, je peux accomplir l'impossible. Oui, je ne dois pas l'écouter. Mais pourtant... C'est vraiment la voix d'Edith ! J'entends sa voix dans ma tête. Encore mon subconscient qui me joue des tours ! Est-ce qu'il croie vraiment que je suis incapable de faire quoi que ce soit sans qu'Edith me le demande ? Ah, c'est comme ça. Mais pourquoi ?
Non, ça ne sert à rien tout ça, je dois y arriver par moi-même, tout seul, seul—'
"Roy !"
Cette fois, Roy reprit finalement conscience, grâce aux claques vigoureuses que lui administrait Edith.
"Reprends-toi, pauvre abruti !"
Edith avait frappé les joues de Roy jusqu'à l'épuisement ; à chaque coup, ses mains lui faisaient de plus en plus mal.
"E-Edith !"
"Salopard ! Pourquoi, pourquoi tu continues à te sacrifier pour les autres alors que tu n'es pas de taille ? Tu comptes encore impliquer des gens que tu ne connais même pas sans aucune prudence ? Et ta promesse, alors ? Tu dois tenir les promesses que tu fais ! Je t'avais dit que je t'aiderais, que je te protègerais ! Alors arrête de t'enfuir dans tous les sens sans prévenir !"
Edith se penchait sur Roy, lui criant dessus tout en le frappant, avant de finalement le serrer dans ses bras.
"C'est ma faute. Je suis désolé, désolé, je suis vraiment désolé !" implora Roy.
'Ah, quel bon à rien. Je ne suis vraiment qu'un bon à rien. Ces excuses pathétiques dans un moment pareil, prouvent vraiment que je suis le dernier des bons à rien.'
À cet instant, quelqu'un qu'il ne reconnaissait pas s'avança derrière Edith.
"Vous êtes, monsieur, Roy ?"
La voix allongée vint les interrompre ; cet homme au teint pâle et maladif semblait s'adresser à lui.
"Qu-qu'est-ce que vous vou-voulez ?"
"Je me, présente, Begg. Je ne suis pas quelqu'un, d'ordinaire ; c'est, au sujet de, cette drogue. Vous, montrez une, réaction anor-, malement puissante, possiblement provoquée par un, effet, secondaire."
Vous m'intéressez vraiment beaucoup. Je n'aurais jamais pensé que quelqu'un soit suffisamment audacieux pour consommer la nouvelle drogue que j'avais créée, avant même qu'elle ne soit mise sur le marché, casse-cou au point de l'arracher des mains des Runorata ! Peut-être étiez-vous quelqu'un de violent, quelqu'un qui n'aurait aucun mal à plonger avec une petite dose de ce stimulant, cette nouvelle drogue expérimentale, à peine plus forte que les produits ordinaires en vérité. Alors je me suis intéressé à vous, j'ai fait des recherches sur ce qu'on disait de vous, vos habitudes, et jamais je n'aurais cru, non jamais je n'aurais cru que vous puissiez être aussi fascinant.
Cette nouvelle drogue aux capacités sédatives, qui est censée faire effet moins de deux heures, vous a plongé dans 'ce monde' pendant plus de trois jours, incapable de revenir à la réalité, comme si vous étiez happé à l'intérieur. Comparé aux drogues ordinaires, mes propres concoctions ont des réactions beaucoup plus fortes, au niveau physique en tout cas, mais là c'est comme s'il y avait eu une influence psychologique, comme si vous refusiez de rejoindre le monde réel ! Cette réaction, ce genre de réaction, c'est ce que je veux voir, c'est vous dont j'ai besoin.
Begg sortit un élastique et une seringue de sa poche de veste et les tendit à Roy.
"Voilà, de la, drogue, injectez, ça !"
Roy fixait la seringue qu'il venait de recevoir, sans comprendre ce que Begg lui voulait.
"Ce produit, est, bien plus, fort que la drogue que vous conso-, mmez habituellement, c'est un mélange, de stimulants, et de, ma, nouvelle drogue, si vous utilisez, ça, vous pourriez même, ne plus, avoir à, revenir dans le, monde, réel."
Edith ne saisit pas tout de suite, mais quand elle comprit le sens de la demande de Begg, elle s'alarma :
"Attendez... Vous, qu'est-ce que vous comptez faire ! Comment pouvez—"
Brusquement, face à Edith qui s'était relevée pour signifier son indignation, Begg pointait un pistolet noir.
"Je suis, navré, mais il n'est pas question, de, refuser."
"Edith !"
Se tournant vers Roy, qui patinait pour se relever en hâte, Begg attrapa Edith et pointa le canon sur sa tempe.
"Voyons, ça. L'expression sur votre, visage alors, que vous, mourrez en, souriant, le monde que vous, découvrez, laissez-moi assister à votre joie, à, votre, monde !"
Begg appuya son doigt le long de la détente, sa voix se faisant de plus en plus intense. Roy se mit à crier :
"La raison... Je ne comprends pas pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui se passe bordel ! J'ai passé ma vie à m'injecter ces drogues préparées par des gens comme vous sans me poser des questions ! Assez, je veux une réponse, une raison, n'importe quoi !"
Begg ignora complètement ses plaintes désespérées, levant lentement son arme.
"Vite, injectez-le."
Roy sentit un regret abyssal l'envahir.
"Je comprends... D'accord, ne faites pas de mal à Edith."
Il ne pouvait rien faire, sinon prendre l'élastique et l'enrouler autour de son poignet. Ses veines apparurent aussitôt sous sa peau, une pression familière engourdissant sa main du poignet jusqu'au bout des doigts.
"Arrête, arrête, Roy ! Ne fais pas ça ! Tu vas mourir !" cria Edith.
"Jurez, jurez d'abord ! Si, si je m'injecte ça, vous laissez Edith partir saine et sauve, jurez-le !"
"Très, bien, je le, jure."
Ayant obtenu une réponse définitive, Roy resserra encore un coup l'élastique. Sans hésiter, il saisit la seringue et la planta d'un geste dans son bras. La drogue dans le tube s'écoula lentement dans ses veines, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus une goutte.
"ROY !"
Edith hurla, luttant pour se précipiter vers lui, mais Begg la retenait fermement, l'empêchant d'avancer. Il observait Roy avec excitation, guettant avec impatience sa réaction au produit.
"Désolé, Edith, je suis tellement désolé. Cette fois encore je n'ai pas su tenir ma promesse. Alors, puisque, c'est, comme, ça !"
Sans même prendre le temps d'y réfléchir à deux fois, Roy leva sa main bien haut.
"Alors, tu n'as pas non plus à tenir la tienne !"
Sur ces mots, il baissa violemment sa main gauche—
Droit sur la vitre du couloir.
Un bruit perçant éclata et le verre vola en pièces. Roy posa sa main contre un des éclats tranchants attaché au cadre de la vitre et se trancha les veines du poignet ; le sang frais se mit aussitôt à jaillir.
"ROY ! ROY !"
Edith hurlait frénétiquement. Quand Begg réalisa le tour que Roy venait de lui jouer, un air accablé vint secouer son regard endurci. Trempé du sang qui coulait de sa propre blessure, Roy affichait un faible sourire.
"Comme promis, j'ai tout injecté. Alors, je suis libre maintenant, hein, c'est bien ça, libre."
"Ça ne, rime, à, rien, vous pensez vraiment qu'en, faisant, ça toute la drogue va partir, avec, votre sang ?"
"Qui ne tente rien n'a-a rien !"
"Pauvre idiot, pour-, quoi ? Si vous, faites, ça vous ne parviendrez, jamais à rentrer dans, ce, monde ! Puisque, vous allez, mourir de toute, façon, pourquoi ne pas, mourir heureux ; vous ne voulez, pas, partir dans ce monde ?"
En réponse à la question de Begg, Roy offrit un sourire sanglant.
"Je connais mieux, je connais mieux que vous ce fameux monde. J'y ai passé des semaines, des mois, des années. C'est un monde de pure joie et d'absolument rien d'autre, alors je m'en souviens très bien."
"Alors pourquoi ?"
"Ah, c'est parce que je m'en souviens aussi clairement que je ne veux plus y retourner !"
Roy continua à dévisager Begg, qui retenait toujours Edith, en parlant le plus fort possible. Sa voix résonnait comme un cri de triomphe dirigé contre Begg.
"Dans ce monde, Edith n'a pas sa place ! Je ne me rappelle que de ça ! Alors, relâchez Edith, je vous dis de relâcher Edith MAINTENANT !"
Roy ignora son poignet qui saignait toujours, avançant vers Begg un pas à la fois.
"Ne, ne touchez pas à mon monde !"
Ce que Roy avait autrefois crié à Edith, qui le rappelait de cet 'autre' monde, fit s'écrouler le rêve de Begg. S'il laissait partir Edith comme ça, cet homme mourrait probablement le sourire aux lèvres, ayant rejeté le bonheur que lui offrait la drogue de Begg. S'il choisissait de tuer Edith, cet homme mourrait malheureux et désespéré.
Dans les deux cas, son expérience était un échec.
Begg sentit une honte terrible l'envahir. Son cœur bouillait de rage et de fureur. Il ne voulait pas pardonner à Roy, et en même temps ressentait le désir de tout faire pour l'aider.
'Dis-moi, Maiza. Qu'est-ce que je dois faire ? Ah, ce sentiment qui me tourmente en cet instant, ce serait l'épuisement de mon âme dont tu parlais ? Que faire ? Dis-moi, dis-moi...'
Begg poussa Edith vers Roy, et pointa le canon sur sa propre tête.
"Il, n'est pas, trop, tard, si vous allez, à l'hôpital, tout de, suite, avant que je, régénère. Échappez-vous vite, ou je vous, tue, tous les deux."
Roy entendit la détonation éclater devant lui. Le coup de feu qui résonna dans le couloir sonna comme le glas à ses oreilles, et il sombra dans les ténèbres.
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"C'est un triomphe !"
"Un triomphe splendide !"
Dans le bar de la Famille Martillo, les gens se congratulaient dans un élan de camaraderie après que le dernier domino soit tombé. En regardant les milliers de dominos étalés au sol, on reconnaissait facilement l'image qu'ils formaient. Dans cette ambiance joyeuse et amicale, la seule personne qui ne participait pas à cette 'cérémonie' était Firo, qui se sentait vaguement mis à l'écart.
Comme Lia s'était elle aussi occupée des dominos, elle ne lui avait rien préparé ce midi.
"Pfff, tout ça pour ça..."
Observant Isaac et Miria qui s'étaient lancés dans un flamenco endiablé sur le tapis, Firo râlait dans son coin, murmurant avec une pointe de regret :
"Qui va ramasser tout ce bazar, hein !"
Son regard s'égara par terre, et il remarqua quelque chose. Il avait cru que le motif représenté était une simple forme géométrique, mais en fait, il venait de repérer une sorte d'oiseau au centre.
"M. Maiza, qu'est-ce que c'est que ça ?"
Interrogé par Firo, le concepteur du motif répondit avec embarras :
"Ah ! C'est un phoenix."
Phoenix. Il avait déjà entendu ce mot, mais il ne savait plus quand.
"Une des déités qu'ils vénéraient en Phénicie antique. Ce n'était pas un oiseau à l'origine, mais elle a été confondue avec plusieurs oiseaux sacrés au fil des siècles, jusqu'à devenir ce qu'elle est aujourd'hui ; on dit aussi phénix."
"Oh !"
Ça lui revenait, les phénix étaient ces oiseaux immortels qui renaissaient de leurs cendres.
"Parce qu'il fallait que ces deux-là viennent rajouter un phénix, bien sûr."
Écoutant leur conversation, Isaac et Miria les interrompirent sans cesser de danser,
"Est-ce que ce n'est pas pareil pour les dominos ? On peut les faire tomber autant de fois qu'on veut et continuer à les redresser."
"Ouais, comparés au phénix qui se relève dans ses cendres, les dominos renaissent avec beaucoup plus d'élégance, tu sais !"
"Pas vrai ?"
Firo ne comptait pas leur prêter sérieusement attention, mais ne put s'empêcher de ressentir une pointe d'inquiétude en les entendant.
"Dites, vous ne comptez quand même pas... y rejouer ? En faire tomber encore plus ?"
"C'est parfaitement naturel, non ?"
"C'est le devoir de ceux qui font tomber des dominos !"
Accablé par leur décision innocente, Firo s'effondra sur le comptoir, secouant la tête à deux mains,
"Pitié ! Épargnez-moi !"
'Le phoenix...'
Écoutant le bavardage de Firo et des autres, Maiza murmurait doucement d'un ton sarcastique.
'Outrepassant la mort à multiples reprises, revenant plus fort à chaque fois. Les humains sont comme ça.
Bien qu'immortels nous aussi, notre 'existence' est complètement anormale.
Pour tirer un parallèle avec un mythe similaire, nous sommes comme la Tour de Babel. Nous atteignons des sommets que même les oiseaux ne peuvent conquérir, et perdons tout lorsque nous nous effondrons.'
Faisant tourner le vin dans son verre, Maiza adressa une question silencieuse à son ami absent.
"À bien y réfléchir, les humains ordinaires sont bien plus proches de Dieu que nous autres. Tu ne crois pas, Begg ?"
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Le 3 janvier 1932.
Dans l'agence de journaux du Daily Days.
"Commençons par l'attaque surprise de Gustavo, dont nous avons été prévenus par un captif de Tick, de la Famille Gandor. Durant notre échange d'informations, j'ai indiqué à Keith comment contacter Bartolo ; j'ignore par contre quel marché ils ont conclu en privé. Ensuite, nous avons informé Miss Edith du plan de bataille de Keith, comme un 'moyen de sauver Roy'. Puisque nous étions déjà impliqués dans cette guerre, nous n'avions pas d'autre choix que de régler quelques affaires dans le dos de Keith et des autres."
La personne dissimulée derrière le tas de documents résumait la situation d'un ton enthousiaste.
"Concernant l'incident en lui-même, il s'agit de Gustavo qui, je cite, 'sous l'influence de la drogue, vint saccager l'agence du journal dans lequel il avait lu un article sur les dangers des substances que lui et ses hommes distribuaient'. Voilà la version que nous avons servie à la police.
Il n'y a pas eu besoin de créer de fausses preuves : nous avons juste déposé la mallette noire à côté de Gustavo. Quand la police aura examiné la drogue à l'intérieur, il se dépêcheront probablement d'arrêter tout le trafic clandestin des Runorata. Les violences et destructions de biens ont été dûment constatées, alors pas de souci à se faire au niveau juridique. Le gouvernement n'est pas du genre à rechigner sur une jolie histoire bien crédible, tant que ça les arrange.
Enfin, le plus important est que tout le monde soit sain et sauf. Gustavo va aller tout droit de l'hôpital à la case prison ; ainsi, on pourrait dire que l'incident est à peu près clos, vous ne trouvez pas ?"
Nicholas et Elean échangèrent un regard, comme si quelques questions les tracassaient encore.
"Euh, M. le Président ?" s'exclama Elean.
"Qu'y a-t-il ?"
"La police est arrivée bien plus tard que ce que nous avions escompté."
En fait, l'incident s'était terminé une bonne demi-heure avant l'arrivée des autorités. Grâce à quoi, ils avaient eu tout le temps d'évacuer les blessées et d'arranger la scène.
"Aah, c'est— oui, oui, c'était le cas, n'est-il pas."
La personne assise derrière la montagne de papiers et de registres s'interrompit puis reprit d'un ton tranquille,
"C'est une information confidentielle, mais bon ! Hier avait lieu l'audition du terroriste, Huey Laforet. Il a été évacué aujourd'hui même de Manhattan dans le plus grand secret. En fait, cette attaque de train qui avait pour but de le faire libérer— vous vous rappelez, l'incident du Flying Pussyfoot ? Certains de ses comparses étaient derrière l'attaque, alors en préparation d'attentats éventuels organisés par les terroristes restants, quasiment tous les policiers disponibles étaient chargés de garder la zone de l'audition. C'est probablement pour ça qu'ils étaient aussi tardifs."
Elean adressa une seconde question aux propriétaire des documents qui lui faisaient face.
"Comment dire... Vous voyez, c'est— Enfin... Quand nous étions partis nous réfugier dehors. Pendant que ce Gustavo se démenait aussi bruyamment, effrontément, faisait un tapage monstrueux... Où étiez vous planqué, bon dieu, patron ?"
On pouvait détecter une trace d'amusement dans la voix impassible qui répondit à sa question depuis l'autre côté du bureau.
"Mais, juste ici, pourquoi ?"
"Hein ?"
"Pardon ?" s'exclama Nicholas.
"Aaah, en fait j'ai été surpris qu'ils ne m'aient pas trouvé. En plus, grâce à ces tubes acoustiques, je pouvais entendre ce qui se disait dans toute l'agence."
L'espace d'un instant, les deux journaliste ahuris eurent l'impression de percevoir le sourire réjoui du maître de ce bureau, même à travers la montagne de papiers. Le Président reprit la parole pour clore cette réunion, avec des paroles choquantes dans la bouche d'un revendeur d'informations.
"Quoi qu'il arrive, c'est toujours mieux de pouvoir rassembler de l'information avec ses propres yeux et ses propres oreilles. Il n'existe aucun démon omniscient dans ce monde. Peu importe la connaissance qu'on possède, au final, on ne peut faire confiance qu'à ses propres idées et expériences."
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Quelques jours plus tard.
Ce jour-là, le président, Nicholas et les autres s'étaient absentés, laissant Henry de garde dans la boutique.
'J'ai risqué ma vie en échange de cette information, alors c'est à moi de la délivrer. Je peux en parler avec plus d'autorité que n'importe qui, même le président. J'ai rencontré toutes sortes de gens, et vécu un paquet d'expériences. En échange de quoi, j'ai beaucoup perdu, mais on n'y peut rien. L'information, c'est le pouvoir ; c'est naturel de payer un certain prix en contrepartie. Je n'ai pas changé d'avis là-dessus.
Mais je ferai attention à ne plus prendre la grosse tête.'
Henry n'avait pas remarqué les cheveux gris apparus sur ses tempes ; ces jours-ci il ne pensait qu'à partager avec quelqu'un l'information pour laquelle il avait payée, mais n'en avait pas encore eu l'occasion.
À cet instant, un client entra.
Un jeune homme avec un tatouage sur le visage. Il semblait s'être blessé au pied ; sa jambe était entourée de bandages, et il se déplaçait avec une béquille. Écrasé par l'atmosphère oppressante du département éditorial, il se mit aussitôt à pleurer.
"Vous devez nous venir de loin. Bienvenue à la boutique."
Le jeune homme semblait interloqué d'être accueilli aussi courtoisement, mais finit par prononcer les mots qu'Henry attendait avec impatience depuis plusieurs jours.
"Ah, euh, je suis venu discuter de l'attaque du train qui s'est déroulée il y a juste quelques jours."
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Et aujourd'hui encore, l'information court les rues.
À travers ceux qui l'utilisent, et ceux qui la manipulent. Les escrocs et les pigeons, ceux qui prospèrent et ceux qui s'effondrent. Ils luttent tous pour contrôler l'information.
Comme s'il se moquait d'eux, ce pouvoir absurde s'accumule graduellement, s'empilant toujours plus haut.
Comme s'il espérait s'accroître à n'en plus finir, ou peut-être même s'auto-détruire.
Comme s'il évoluait et régressait indéfiniment, tel un battement de cœur éternel.
L'information ; elle revient à la vie à chaque fois, encore et pour toujours.