1933 - The Slash - Cloudy to Rainy

Chapitre 2 : Lance, couteaux, katanas

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Millionaires Row, situé près de Grand Central Station, était un des quartiers réservés aux familles les plus affluentes de New York, les riches parmi les riches ; et parmi les grands manoirs qui ornaient l'allée se trouvait le Manoir Genoard.

Il n'était pas décoré avec un luxe ostentatoire, mais avec une simplicité qui ne faisait qu'accentuer l'architecture raffinée du bâtiment. Ses vastes jardins auraient presque pu faire oublier aux invités, le temps de leur séjour, qu'ils se trouvaient encore au cœur de Manhattan. Le manoir était d'une splendeur telle qu'on l'aurait cru tout droit arraché du grand écran, un des ces symboles factices de grandeur et de succès, et nombreux étaient les passants qui l'observaient avec des yeux envieux, persuadés que les gens résidant à l'intérieur devaient avoir tiré le gros lot au jeu de la vie.

Mais en réalité, le maître de maison actuel était présentement accroupi par terre dans un couloir, à pleurer toutes les larmes de son corps. La tête d'affiche d'une tragédie n'aurait pas pu reproduire une expression de désespoir plus parfaite. Le grand gagnant si jalousé pleurait comme un enfant privé de dessert, un flot de larmes intangible coulant le long de son visage.

"Aah... Je pen-, je pen-, je pensais juste... Je me disais qu'il serait bi-bien de nettoyer un pe-, un peu, mais, je-je ne savais que j'allais causer une te-telle catastrophe !"

"C'est bon, je te dis. Tu peux arrêter de pleurer, là. Pfft, c'est juste un stupide vase. T'es un vrai bébé ou quoi ?"

À l'intérieur du prestigieux manoir, un jeune homme sanglotait de façon misérable dans ce qui devait être le hall d'accueil de la demeure. Plusieurs personnes se tenaient en cercle autour de lui.

"M-m-m-mais, ce vase devait coûter un prix fou..."

"Jacuzzi, tu veux dire que tout ce qui compte pour toi, c'est le prix du vase ? Si c'est pas cher, on peut l'envoyer valser, c'est ça ?"

"Pardon... C'est p-pas ce que je voulais dire..."

"C'est bon, on a compris. Arrête un peu, tu veux."

L'homme que les autres appelaient Jacuzzi regarda ses compagnons avec des yeux apeurés. Il était plutôt jeune, si jeune qu'on aurait encore pu l'appeler un garçon, et le détail le plus remarquable chez lui était sans nul doute le tatouage en forme d'épée qui ornait le côté gauche de son visage. Malgré cette marque redoutable, le jeune homme avait tendance à adopter une posture si craintive qu'elle s'avérait presque contagieuse et pouvait faire flancher les plus agressifs de ses interlocuteurs.

Ça faisait un moment que ses amis essayaient de mettre fin à ses pleurs, tentant tour à tour de le raisonner ou de le sermonner, mais ils semblaient encore loin d'être au bout de leur peine.

"Tu-, tu vois, John ? J-je ne suis pas fait pour cet endroit... Si je co-co-continue à vivre dans un endroit pareil encore longtemps, je vais finir par faire une attaque cardiaque."

"Qu'est-ce que c'est que ces histoires de crise cardiaque, dis donc ? Est-ce que tu as la moindre idée des soucis que Fang et moi on a eu pour t'obtenir le droit de loger ici ? Tu ne sais pas la chance que tu as de pouvoir t'installer dans un endroit aussi classe, après t'être fait chasser de Chicago."

"M-mais vous aussi vous vivez ici," fit remarquer Jacuzzi, toujours en reniflant ; John ne se laissa pas déstabiliser.

"Ne commence pas à te plaindre auprès de moi, gamin. Tu devrais remercier Miss Eve de la générosité dont elle fait preuve en te laissant vivre ici, juste en échange du coup de main que vous nous donnez pour le ménage. Si c'était moi le patron, je n'aurais même pas hésité avant de mettre à la porte une bande de hooligans pareils."

John s'avança, prêt à se lancer dans un sermon verbeux, mais les autres spectateurs l'interrompirent avant qu'il ne puisse commencer.

"Je pense il suffira, John. Nous aussi avons obtenu seulement le travail ici grâce au Chef Cuisinier, tu sais."

"Wouah, John. Tu as fait pleurer Jacuzzi. Encore. Méchant John. Pauvre Jacuzzi."

Aux côtés de John se trouvaient un asiatique et un homme gigantesque à la peau bronzée. Il étaient loin d'être les seuls ici, et de nombreux autres résidaient dans le manoir, tous d'âge et de nationalité différentes. La raison commune qui les rassemblait dans ce groupe disparate était obscure ; la seule chose de certaine, c'est que les affaires qu'ils menaient n'avaient qu'un rapport très distant avec la légalité.

D'autres personnes débarquèrent de divers recoins de la demeure, apparemment attirés par les pleurs de Jacuzzi. John, sentant que les choses risquaient de dégénérer, soupira et secoua la tête avec regret, tapant doucement sur l'épaule de Jacuzzi.

"Très bien, je ne m'énerverai plus sur toi. Je m'occuperai de prévenir Miss Eve pour le vase, alors je te laisse nettoyer les dégâts."

"Me-merci, John, mais je m'excuserai auprès de Miss Eve moi-même."

"Voyons, ne sois pas stupide. Tu comptes sincèrement aller la voir, avec ce terrifiant tatouage sur ton visage ?"

"P-pardon..."

Jacuzzi se tut et commença à ramasser les fragments de céramique au sol.

"Quoi, c'est déjà fini ?"

"Moi qui me disais que ça allait être marrant..."

Les spectateurs qui s'étaient rassemblés dans la pièce exprimèrent leur déception et s'éloignèrent dépités dans les couloirs. John les regarda partir en secouant la tête.

"Quelle bande de bons à rien. Jacuzzi, surveille-les un peu, tu veux ?"

"Aaah... Mais..."

"C'est bien toi notre chef, non ?"

Jacuzzi Splot était bel et bien, en fait, le chef de ce gang remarquablement amateur. Ce qui avait commencé comme un simple groupe de gamins et gamines traînant ensemble dans les rues de Chicago était devenu, grâce à son talent naturel et à ses efforts, une organisation capable de rivaliser avec une petite Famille mafieuse.

Il n'était pas réellement charismatique, mais il possédait une aptitude étrange à rassembler des gens autour de lui – ou, plus exactement, c'est comme s'ils étaient attirés vers lui. Ce charme particulier ne venait pas du fait qu'il inspirait confiance aux autres, mais plutôt du sentiment que, laissé à lui-même, il risquait probablement de se perdre et de tomber d'une falaise ; il éveillait une sorte d'instinct de protection chez les gens. C'était lui Jacuzzi Splot, le seul chef de gang d'Amérique qui passait plus de temps à pleurer qu'à manigancer quelque chose.

Son gang, qui ne possédait pas de nom officiel, s'était heurté à la mafia de Chicago lors de l'hiver d'il y a deux ans et avait été forcé de fuir pour sa vie, jusqu'à Manhattan où ils avaient finalement pu s'installer. Ils étaient pratiquement tous des gamins, mais ils étaient sacrément nombreux et leur premier problème avait été de trouver un endroit correct où se loger. Un hasard des plus fortunés les avait fait atterrir dans la demeure la plus incroyable qu'ils auraient pu imaginer.

Leurs compagnons, John et Fang, avaient réussi par chance à décrocher un job au Manoir Genoard – la maison où ils résidaient à l'instant même – grâce à leur expérience de barman et de cuisinier. Puis un jour, l'héritière Eve Genoard avait laissé le manoir sous leur garde tandis qu'elle se préparait à retourner dans la demeure principale de la famille, dans le New Jersey, leur demandant de prendre soin des lieux jusqu'à son retour.

Ils avaient gagné la confiance de Eve lors d'une curieuse série d'événements qui avait pris place juste avant son départ, aussi John avait saisi cette chance inespérée et lui avait demandé s'ils pouvaient inviter quelques amis qui avaient besoin d'un endroit où résider, en contrepartie de leur aide pour entretenir le manoir, expliquant que l'endroit était beaucoup trop vaste pour qu'ils s'en occupent à eux deux. Eve avait donné son approbation sans suspecter anguille sous roche, et pour être honnête, John n'avait pas vraiment menti ; il avait juste omis de préciser que par 'quelques amis', il entendait 'quelques douzaines d'amis'.

Même le Manoir Genoard était trop petit pour tous les accueillir, et seule une vingtaine d'entre eux résidaient actuellement sur place pour aider à l'entretien. Le gang procédait à un peu de distillation d'alcool et de trafic illégal, mais ils exerçaient leurs activités dans Little Italy, pour ne pas risquer qu'Eve soit impliquée si jamais ils devaient se faire choper.

Normalement, il auraient dû obtenir la permission de la mafia qui contrôlait le territoire, mais les familles mafieuses de Chicago avaient tué certains de leurs amis, aussi hésitaient-ils à contacter les mafieux locaux. Il semblait que deux petites organisations, la Famille Martillo et la Famille Gandor, se soient séparés la zone dans laquelle Jacuzzi et son gang opéraient ; Jacuzzi avait pris soin de se renseigner sur elles avant de s'y installer. Ces deux organisations n'avaient pas l'air trop méchantes – pour des gangsters, bien entendu – mais Jacuzzi faisait tout de même de son mieux pour s'assurer de ne jamais croiser leur chemin. Il savait qu'il jouait un jeu dangereux mais persistait néanmoins sur cette voie, essayant de se persuader que tout irait bien même en cas de problème, étant donné que les Martillo comme les Gandor étaient de petits groupes par rapport à la plupart des organisations criminelles. Mais malgré tout...

"T-tout va bien se passer, hein ? Je veux dire, ça fait deux ans et ils n'ont pas encore réagi..."

Jacuzzi passait son temps à angoisser du lever au coucher du soleil, craignant que le jour fatal soit arrivé et que des mafieux viennent l'arroser de balles, ou qu'un assassin anonyme débarque sur le pas de la porte. Chaque fois que le bruit de la sonnette résonnait, un frisson glacial remontait le long de sa colonne vertébrale, et le plus petit bruit incongru venant de l'extérieur suffisait à le faire glapir comme une fillette.

La journée d'aujourd'hui ne faisait pas exception. La sonnette retentit, et Jacuzzi se figea sur place comme un cerf aux abois.

ding dong ding dong ding dong

La sonnette résonna avec un vacarme enthousiaste. Le son inattendu, aux échos braillards et presque vulgaires étant donné la stature des lieux, se propagea avec un écho si perçant qu'il fallut un moment aux occupants de la maisonnée pour reconnaître qu'il s'agissait simplement de la sonnette d'entrée. Jacuzzi, lui, réagit plus vite que l'éclair.

'...Quelqu'un a sonné de façon menaçante, ce qui veut dire que c'est probablement quelqu'un de dangereux, dangereux comme la Mafia, donc c'est la Mafia qui est venue nous tuer, j'en suis sûr, je dois me planquer !'

"Qu'est-ce que tu fais caché sous la table ?" demanda John avec curiosité à Jacuzzi, qui tremblait sous son refuge improvisé.

"Shhh ! A-a-allez vous planquer aussi, les gars ! Vite ! Cachez-vous !"

Jacuzzi fit de son mieux pour convaincre ses compagnons de se mettre à l'abri, mais ses inquiétudes furent dissipées par la voix féminine qui résonna depuis l'autre côté du hall.

"Jacuzzi ! Jacuzzi ! De vieux amis sont venus nous rendre visite !"

C'était une jeune femme portant des lunettes et un bandeau sur l'œil droit, et qui était couverte de cicatrices : Nice, la petite amie de Jacuzzi. Ils vivaient ensemble, ce qui aurait probablement été incroyablement hardi de la part de Jacuzzi s'ils ne vivaient pas déjà quotidiennement avec une vingtaine d'autres personnes.

"Hein ? N-Ni-Nice, de quels amis tu parles ?"

Jacuzzi passa la tête en-dessous de la table, et les exclamations résonnant dans l'entrée apportèrent très vite la réponse à sa question.

"Salut, Jacuzzi ! Ça fait un bail, n'est-ce pas ?"

"Ça fait des siècles et des siècles !"

Il rampa prudemment hors de sa cachette et regarda au fond du couloir, où il reconnut les amis qu'il lui arrivait de croiser de temps à autre à Little Italy.

"Isaac ! Miria !"

Ses peurs effacées en un instant, il se releva d'un bond et se précipita pour les saluer.

"Qu'est-ce qui vous amène ? Vous auriez dû nous prévenir que vous alliez passer, on aurait pu au moins préparer quelque chose à manger !"

"Ah ah ah, ne te tracasse pas pour ça ! On a déjà déjeuné avant d'arriver !"

"Mais Isaac, on a sauté le repas pour poser plus de dominos, non ?"

Il suffit que Miria rappelle ce léger détail à Isaac pour que sa faim redouble brusquement d'ardeur.

"...Il existe un dicton au Japon qui dit qu'un samouraï se cure les dents avec satisfaction, même le ventre plein !"

"Wouah, Isaac ! Tu es un samouraï ! Tu vas t'ouvrir le ventre !"

"C'est juste, ma chère Miria ! Un samouraï ne mange jamais, car c'est inutile. La nourriture va s'échapper de son ventre ouvert de toute façon ! Alors le samouraï doit endurer la faim. C'est la voie du samouraï !"

"Le bushido !"

Replongeant aussitôt dans l'atmosphère détendue qu'amenait immanquablement leurs conversations insensées, Jacuzzi se surprit à rigoler.

"Tu n'étais pas un cowboy, Isaac ?" demanda-t-il, se remémorant de vieux souvenirs de leur première rencontre, tout en les menant à la salle de réception.

"Wouah..."

"Incroyable ! Cet endroit doit être encore plus grand que l'Alveare !"

Les deux convives exprimèrent ouvertement leur admiration à la vue de la grande salle de réception. Ils se retournèrent d'un côté et de l'autre, captivés par l'ampleur de la salle, fixant les anges ornant le plafond avec des yeux ébahis : peint avec des couleurs pastel qui lui conféraient une certaine chaleur et se mariaient à la perfection avec les peintures d'anges dessinées dans les coins, le plafond apportait une sensation de paix intense dans la salle.

Les peintures et bas-reliefs accrochés au mur avaient été, eux aussi, choisis spécifiquement afin de transmettre une impression d'harmonie en accord avec le reste de la pièce. L'endroit n'était de toute évidence pas issu des lubies d'un nouveau riche dépourvu de tout sens artistique. C'était une salle à l'équilibre subtil, sa grâce et sa profonde beauté commençant par impressionner les visiteurs avant de graduellement les infuser d'une sensation d'apaisement.

"Fantastique, Jacuzzi ! J'avais entendu dire que tu vivais dans un manoir, mais même dans mes rêves je n'aurais jamais imaginé un endroit aussi fabuleux !"

"Tu as vraiment décroché le jackpot !"

"Ah ah, non, en fait..."

Jacuzzi n'était ni le bâtisseur, ni même le propriétaire du manoir, mais il ne pouvait s'empêcher de sourire d'un air embarrassé comme si c'était sa propre maison qu'on célébrait ainsi d'une avalanche de compliments flatteurs.

"De dehors, on aurait pu la confondre avec la mienne, alors je ne me doutais pas que l'intérieur était aussi faramineux !"

"Ah... C'est vrai ! On aurait dit la maison !"

"Quoi ? M-mais dans quel genre de maisons vous viviez...?" demanda Jacuzzi, surpris par leur déclaration inattendue. Distraits par leur examen des lieux, ou bien faisant mine de n'avoir rien entendu, ils l'ignorèrent et s'avancèrent jusqu'au centre de la pièce. Jacuzzi décida de ne pas insister et se précipita dans la cuisine, afin de préparer du thé pour ses amis.

Ils avaient fait connaissance fin 1931. Ils se trouvaient à bord du train transcontinental reliant Chicago à New York quand ils s'étaient retrouvés mêlés à la grande attaque de train menée par plusieurs groupes différents (pour être honnête, Jacuzzi avait été impliqué dès le début, étant donné qu'il dirigeait un des groupes participant au casse) et c'est via cette rencontre providentielle qu'ils étaient devenus des amis proches. Plus précisément, ils s'étaient liés d'amitié avant le casse, puis s'étaient séparés une fois que l'action avait démarré, chacun influençant l'issue des événements à sa manière.

Une fois le train arrivé en gare, ils étaient partis chacun de leur côté, mais étaient retombés l'un sur l'autre par hasard dans les rues de New York. Ce n'est pas comme s'ils avaient eu du mal à se reconnaître. Après tout, Isaac et Miria étaient pratiquement impossibles à louper, et le tatouage qui recouvrait la moitié du visage de Jacuzzi avait une certaine tendance à le distinguer du reste de la foule.

Malgré tout, c'était la première fois qu'ils prenaient le temps de venir rendre visite à Jacuzzi dans sa planque actuelle...

"Bref, nous devons faire crier grâce à ce satané Firo !"

"C'est notre objectif numéro un !"

Personnellement, Jacuzzi aurait préféré discuter avec eux de certains des événements à bord du train, mais les deux hurluberlus semblaient complètement absorbés par l'idée de s'en prendre à un jeune homme nommé Firo.

"Ce gars, Firo, on dirait vraiment un sale type. Est-ce que c'est vraiment lui qui s'est emporté contre vous après qu'il ait renversé vos dominos ?"

Jacuzzi était quelqu'un de gentil, aussi avait-il acquiescé à leur récit et pris leur parti, sans même sembler réaliser que l'homme dont ils parlaient était un capo de la Famille Martillo. À sa défense, on pouvait se demander si Isaac et Miria eux-même s'en souvenaient.

"Mais oui, c'est bien sûr !"

"Qu'est-ce qu'il y a, Isaac ?"

Isaac se tapa sur la cuisse et se releva d'un bond ; Miria le fixait avec impatience.

"Je viens juste de me rappeler que nous sommes des voleurs ! N'ai-je pas raison, Miria ?"

"Des voleurs en série, Isaac !"

"Comment ça...?"

Jacuzzi se contenta de les observer avec un sourire creux, ses deux amis venant de se lancer sur une tangente n'ayant plus rien à voir avec la conversation, plongés dans leur propre monde.

"Alors nous allons voler quelque chose d'important à Firo !"

"C'est diabolique !"

"Attends une seconde, Miria. C'est un acte terrible que de voler des choses pour son gain personnel, je suis sûr que tu en as conscience. C'est absolument ignoble ! Alors voilà ce qu'on va faire ! D'abord on va voler Firo et puis lui envoyer un mot pour le prévenir ! Ensuite, on lui rend son trésor !"

"On va tout mettre en scène !"

'...Quoi ?'

Jacuzzi pencha la tête sur le côté, sentant que leur raisonnement était en train de partir définitivement en vrille sans retour possible. Isaac et Miria, cependant, ne semblaient pas s'en être rendus compte ni même en avoir quelque chose à faire, et ils aboutirent à leur conclusion avec des yeux étincelants.

"Alors Firo sera soulagé, non ? Et on pourra se réconcilier sans problème !"

"Nous sommes des génies du crime !"

"Hein ? Vous disiez bien que vous vouliez lui faire crier grâce, un truc comme ça ?" balbutia Jacuzzi, perturbé par la conclusion arbitraire de leur discussion anarchique.

Isaac et Miria le dévisagèrent, bouche bée, prenant soudainement conscience des trous qui parsemaient leur plan génial grâce à l'avis impartial de Jacuzzi... puis il se retournèrent l'un vers l'autre avec une inspiration dramatique.

"Je n'arrive pas à croire que nous ayons sauté un point aussi crucial."

"Grâce !"

"Mmm... Non, attends, peut-être...? Oui, je sais, Miria ! Grâce doit être un cri de victoire ! Oui, je pense que tout s'emboîte à merveille comme ça, n'est-ce pas ?"

"...On dirait que vous tenez beaucoup à Firo, en fait," dit Jacuzzi en riant. Isaac et Miria répondirent du tac au tac, sans essayer de nier l'évidence.

"Firo est peut-être notre ennemi aujourd'hui, mais nous l'adorons !"

"C'est impossible de ne pas l'aimer, même si on essayait !"

Ils sourirent avec ravissement, et le garçon tatoué allait rire de concert avec eux quand...

ding dong, ding dong

La sonnette du Manoir Genoard résonna pour la deuxième fois ce jour-là.

——

Au moment où ils entrèrent dans Millionaires Row, Maria posa à nouveau la question qui l'avait préoccupée sur le chemin.

"Tick, je peux les découper ?"

"Pas question~" répondit Tick, rejetant les suppliques de Maria d'une voix toujours aussi enfantine. "Nous allons juste discuter aujourd'hui."

"Je te le dis, impossible que tout ça se passe bien, amigo ! On va finir par se battre de toute façon, alors pourquoi tu ne me laisses pas en trancher, allez, disons trois d'entre eux avant qu'ils puissent faire quoi que ce soit ? Ça va les calmer, je te le promets !"

"Nooooon. Tu laisses toujours parler la violence !" dit Tick, d'un ton plus strict cette fois. Maria fit la moue et détourna le regard vers le ciel. Les cieux étaient gris et mornes, aucune trace d'azur à l'horizon, mais Maria garda les yeux fixés sur eux tout en se lamentant d'une petite voix auprès de son partenaire.

"Hmph... Je pensais que toi au moins tu comprendrais, Tick..."

"Comprendre quoi ?"

"Tu coupes des gens jour et nuit avec tes fameux ciseaux, non ? Tchic tchac ! Ça t'éclate, je le vois bien ! Alors je pensais que tu me comprendrais quand je dis que j'ai envie de trancher des gens."

Tick sembla un peu choqué, mais il ouvrit néanmoins la bouche pour répondre.

"...Je ne découpe pas les gens pour plaisanter, tu sais."

Maria garda le visage tourné vers les cieux, mais jeta un rapide coup d'œil à Tick, qui avait l'air légèrement différent de d'habitude.

"Mmm... Pourquoi est-ce que tu veux découper des gens, Maria ?"

Étonnamment, Tick fut le premier à poser la question, mais Maria répondit sans hésiter.

"Parce que c'est marrant, amigo ! Il n'y a pas que les gens que j'aime découper. Peu m'importe que ce soit un animal ou une plante ou même que ce soit vivant, tant que je peux le couper ! Je trancherais même de l'acier s'il n'y avait que ça. C'est juste tellement, tellement excitant !"

Le sourire revint sur son visage et elle regarda Tick sans la moindre ombre de remords.

"Je me sens plus forte chaque fois que je tranche quelque chose ou quelqu'un ! Plus l'ennemi est puissant, plus l'obstacle est solide, et plus ça me rend heureuse, amigo ! Ça me réjouit tellement de savoir que moi et Murasamia pouvons couper quelque chose que personne n'a jamais coupé ! C'est pour ça que je ne peux pas m'arrêter ! Alors... est-ce que je peux les découper, s'il te plaît ?"

Elle essaya de dévier la conversation sur sa demande originale et fixa Tick d'un air suppliant, puis soupira de déception en voyant qu'il restait silencieux. Curieuse, elle décida que c'était à son tour d'interroger son partenaire au visage indéchiffrable.

"Pourquoi, tu n'es pas pareil, amigo ? Ça ne t'éclate pas, toi ? Tu ne fais pas ce que tu fais parce que tu aimes faire souffrir les gens, parce que tu aimes voir leur sang couler ?"

"...Si. C'est amusant," dit Tick avec un sourire fatigué, donnant à Maria la réponse à laquelle elle s'attendait. "Mais c'est vraiment triste, aussi."

"Qu'est-ce que tu veux dire ?"

"Hé, Maria. Est-ce que tu crois à des choses comme... comme les liens familiaux, ou les liens qui relient les gens, la loyauté, la compassion ? Est-ce que tu crois qu'il existe des liens tellement forts qu'on ne peut pas les briser peu importe la douleur, peu importe la souffrance qu'on éprouve ?"

Il répondit par une question, et Maria dut prendre un moment pour réfléchir au problème.

"Je ne sais pas, et honnêtement, je n'y ai jamais vraiment réfléchi. Mais... Si tu crois qu'ils existent, alors ça doit être vrai ? Je pense que c'est le genre de chose qui est différente pour tout le monde, amigo."

Ce n'était pas franchement une réponse, mais elle n'avait pas non plus esquivé la question. Tick sortit une paire de ciseaux de leur poche attitrée et observa son reflet dans les lames soigneusement polies tout en parlant.

"Ce qui m'amuse, ce n'est pas de couper les gens, c'est l'instant où je peux sentir ces choses dépourvues de présence."

"...?"

"Tu vois... Je n'arrive à croire que dans ce qui a une présence matérielle," dit abruptement Tick. Sa voix était toujours la même, mais Maria ne pouvait se débarrasser de l'impression que le jeune homme était désormais animé par une âme différente.

"Je n'arrive à croire que dans les choses qui peuvent être cassées. Si on peut les casser, ça prouve qu'elles existent, hein ? C'est pour ça que je torture les gens, pour ressentir cet instant où leurs liens se brisent. C'est pour ça que je les fais autant souffrir~"

Maria resta muette, écoutant ce que Tick voulait lui dire. Ils avaient tenu maintes conversations durant l'année et demi qu'elle avait passé dans la Famille, et elle en était venue à le considérer comme un ami proche, quelqu'un de peut-être un peu trop gamin mais qui restait profondément sympathique. Pour la première fois, il lui vint à l'esprit qu'elle ignorait absolument tout du jeune homme devant elle. Tout ce qu'elle savait de lui venait de sa façade extérieure ; son véritable soi était dissimulé, enfoui à l'intérieur.

Il ne s'agissait pourtant pas d'une occasion particulière. Elle lui avait juste demandé ; elle avait posé la question sans réfléchir, distraitement. Et Tick avait choisi de lui révéler franchement sa pensée. Maria ne savait pas si cela voulait dire qu'il lui accordait une confiance exceptionnelle, ou s'il aurait donné la même réponse à n'importe qui. Et donc elle se contenta d'écouter, hésitant sur la réaction à adopter face au soliloque impromptu de Tick. Elle continua d'avancer à côté de lui et de lui prêter son oreille.

"...Mais je veux y croire."

La voix de Tick changea d'une infime note tandis qu'il levait les yeux.

"Je veux croire qu'il y a des choses ici-bas qui résisteront toujours, peu importe comment on les blesse, peu importe les dégâts qu'on inflige aux corps qui les abritent."

"..."

"Je veux savoir si ce que j'ai ressenti pour Père et pour mon frère quand Père m'a abandonné était une de ces choses qu'on peut briser avec la douleur... Peut-être que c'est tout ce qui m'intéresse, au final. C'est pour ça que je prends toutes sortes de gens et que je..."

Snip

Le son métallique signala la fin du discours de Tick. Il était toujours muni de son sourire innocent, ses yeux plissés dépourvus de toute émotion négative. Maria retourna ses mots dans sa tête, puis livra sa réponse ; elle aussi affichait la même expression que d'habitude.

"Mmm... Hé, tu ne penses pas qu'elles doivent exister puisque tu crois en elles, amigo ? Ces choses incassables ! Réfléchis un peu... Tu ne peux pas prouver que quelque chose qui n'existe pas, n'existe pas ! Alors tout ce que tu as à faire, amigo, c'est d'y croire !" dit-elle, lui offrant son avis sincère sans compassion ou commisération. Tick eut l'air un peu surpris pendant un instant, mais son visage retrouva bien vite son sourie placide habituel.

"Oui... Je vois... Tu es forte, Maria~"

"C'est essentiel d'avoir la foi, amigo ! Mon grand-père me disait quand j'étais juste une mioche que l'on peut découper n'importe quoi dans ce vaste monde, tant qu'on a la certitude d'en être capable !"

"Mais ça voudrait dire qu'il n'existe rien que tu ne puisses pas casser...?"

"On a qu'à faire un concours ! Nous allons voir qui de nous deux a la croyance la plus forte !" s'exclama Maria avec un sourire étincelant.

Tick acquiesça avec enthousiasme, avant d'ajouter une dernière remarque.

"Tu as raison... Je crois sincèrement en ces liens. C'est pour ça que j'ai blessé tant de personnes jusqu'à aujourd'hui... Et un jour, je serai blessé et brisé moi aussi. J'en suis conscient. Je pourrais même être battu à mort par les gens que nous allons rencontrer aujourd'hui, mais... malgré tout, j'ai peur que les liens qui me relient à toi ou à la Famille se brisent avant que je ne cède moi-même, comme c'est arrivé pour tous les gens que j'ai torturé jusqu—"

Tick s'arrêta, prenant soudainement conscience de la ligne fine et froide pressée contre son cou. Il se retourna et vit le fil de l'épée de Maria pressé contre sa nuque. Elle l'avait dégainée sans un son.

"Qu'est-ce qu'il y a, Maria ?" demanda-t-il, d'une voix parfaitement tranquille. Elle s'arrêta et s'exprima, comme lui, sans la moindre animosité.

"Tu ne devrais pas penser des choses pareilles."

Tick détourna les yeux du regard audacieux de Maria, rouge de honte. Il ne semblait pas plus inquiet que ça de la terrible menace qu'elle brandissait contre lui.

"Je suis ton garde du corps. Je ne perdrai jamais contre personne, amigo ! Okay, il y a eu cette fois contre Vino, mais... je ne perdrai plus jamais ! Ni contre les gens que nous allons voir, ni contre Vino ! Alors tu n'as rien à craindre, ils ne toucheront pas à un seul cheveu de ta tête ! Tu peux me croire, d'accord ? S'il y a une chose à laquelle nous pouvons croire ensemble, c'est bien ça, alors ce n'est pas la peine de te tracasser pour des bêtises, amigo !"

Tout ce en quoi Maria avait foi, c'était sa propre force. C'est pourquoi elle tenait à ce que Tick, son protégé, partage sa foi. Qu'il aie une foi absolue en sa puissance, et la certitude inébranlable qu'elle était plus forte que n'importe qui...

Tick, conscient ou non de ces arrière-pensées, pouffa de rire discrètement.

"Je te crois. Personne ne te battra jamais, Maria~"

Il sourit, apparemment plus pour lui-même que pour elle, et acquiesça une fois de plus.

Les deux amis poursuivirent leur chemin, discutant avec animation... complètement inconscients du fait qu'ils avaient déjà dépassé la maison qu'ils cherchaient. Complètement inconscients du genre d'invités qui risquaient de les attendre à leur destination...

——

Au Manoir Genoard

"Bon... Il y a un Monsieur Jacuzzi Splot ici ?" exigea rudement l'homme aux lunettes et au bandana, sitôt entré dans le hall.

"Euh, ah, c'e-c'est... euh, moi..."

Jacuzzi s'identifia d'un ton hésitant et observa son second groupe de visiteurs.

Ils étaient à peu près une dizaine. Ajoutés à Isaac, Miria et au reste du gang de Jacuzzi, ils auraient eu bien de la peine à tous s'entasser dans une maison ordinaire, mais heureusement il y avait encore largement assez de place dans le hall spacieux du manoir pour que tout le monde soit à l'aise.

En croisant le regard de l'homme au bandana noir, Jacuzzi avait craint que cette fois il s'agisse bel et bien d'assassins envoyés par la mafia, mais il se détendit un peu en apercevant la femme à l'air embarrassée derrière l'homme. Les autres membres du groupe semblaient eux habillés sans logique apparente, comme s'ils venaient tous d'horizons complètements différents et que seul le plus grand des hasards les avait rassemblés ici aujourd'hui ; Jacuzzi se dit que leur groupe devait être similaire à son propre gang.

"Ahh... Euh... Si ça ne vous embête pas, vous pourriez, euh, nous dire pourquoi vous êtes là...?" demanda Jacuzzi d'un ton nerveux, incapable de baisser sa garde entièrement.

Isaac et Miria étaient toujours dans la salle de réception, plongés dans un débat furieux pour déterminer quelle était la chose la plus chère au cœur de Firo ; ce qui laissait seulement Jacuzzi, Nice et quelques uns de leurs compagnons dans le hall pour recevoir les nouveaux arrivants.

"Oh, très juste, j'en oublie mes manières. Je me présente, Tim. Les gens qui m'accompagnent sont des amis, en quelque sorte. Tu n'as pas à te préoccuper d'eux."

"Ah, d'accord."

Tim fournit seulement le minimum vital d'informations avant d'en venir à son objectif.

"Allons droit au but. Que diriez-vous, tous, de devenir immortels ?"

——

Pendant que Jacuzzi penchait la tête d'un air intrigué, se demandant quelle était cette nouvelle religion qu'on essayait de leur prêcher, une femme ouvrit les yeux dans une des nombreuses chambres du manoir.

C'est probablement les deux coups de sonnette qui l'avaient réveillée. Elle se leva sans hâte, laissant s'évaporer le sommeil qui brouillait encore légèrement ses pensées.

Elle avait seulement compté se reposer un instant, mais s'était apparemment assoupie sans s'en rendre compte. 'Il faut que je retourne au jardin, et que je finisse de tailler les arbres,' se dit-elle, essayant de dissiper les restes du rêve qu'elle avait fait.

C'était un rêve plus ou moins calqué sur une scène qu'elle avait vécue en personne il y a deux ans de ça.

Elle se tenait au milieu de la foule.

Les journaux n'avaient pas mentionné grand chose, si ce n'est que l'homme escorté par la police était un terroriste ayant planifié de terribles attentats contre le gouvernement. Les curieux s'étaient répandus dans les rues, se poussant les uns les autres pour essayer de l'apercevoir. Parmi tous les badauds présents, elle seule était là pour une toute autre raison, au mépris des yeux vigilants de la police.

Elle était venue libérer le terroriste – son père.

Le plan initial avait été de détourner un train et de prendre les passagers en otage pour négocier la libération de son père, mais des complications avaient surgies et l'opération avait été un fiasco. Elle y avait même perdu tous ses alliés. Enfin, ses "alliés"... Elle savait aujourd'hui qu'ils n'avaient jamais été de son côté. Elle n'était de base pas très emballée par ce plan de toute façon, et son échec ne l'avait pas bouleversée.

Cela ne signifiait pas, bien sûr, qu'elle avait renoncé à sauver son père.

Elle était venue seule assister au transport, comptant bien éliminer tous les gardiens de la paix qui lui barraient la route pour atteindre son père. À l'instant où elle l'aperçut, mené jusqu'à la fourgonnette blindée qui allait l'emmener loin d'ici, sa main fut aussitôt contre le couteau attaché à sa hanche, son corps tendu à l'extrême tandis qu'elle se préparait à s'élancer et à abattre les hommes sur son chemin...

Elle vit les lèvres de son père bouger.

Il épela les mots silencieusement, son visage ne trahissant aucune émotion sinon un calme serein, comme s'il avait conscience de sa présence. Trois mots seulement, pas plus...

"Ne t'inquiète pas."

Elle n'était pas une experte pour lire sur les lèvres, aussi n'avait-elle aucune certitude que ce soient ses mots exacts. Mais ce qu'elle savait, c'est que son père ne semblait pas le moins du monde inquiet quand à sa propre sécurité.

Cet instant d'hésitation lui coûta sa chance d'agir, et elle ne put que regarder son dernier espoir s'éloigner sous ses yeux.

Puis elle s'était réveillée, la dernière image de son rêve à l'esprit : elle-même, l'air perdue et hésitante.

'Je me demande pourquoi j'ai rêvé de ça, après tout ce temps.'

Maintenant qu'elle y pensait, c'est vrai qu'elle portait la même robe noire que sur le train cette nuit-là. Elle l'avait choisie car elle n'avait pas de manches, ce qui lui facilitait la tâche dans le jardin, mais ça expliquait peut-être son rêve à l'instant.

Elle ne savait toujours pas si son choix avait été le bon. Tout ce qu'elle pouvait faire pour le moment, c'était d'avoir confiance dans le sourire que son père lui avait montré, et d'attendre. Telles étaient les pensées qui occupaient son esprit.

Les nouveaux amis qu'elle avait rencontrés à New York lui avaient offerts toutes sortes de nouvelles perspectives sur la vie, et elle avait découvert des choses qu'elle n'aurait jamais envisagée sans eux. Jacuzzi le pleurnichard, Nice la dingue des explosifs, Donny le costaud, Nick et Jack qui se battaient au couteau, Fang le cuisinier, John le barman, et... le Rail Tracer... Et bien d'autres encore, des gens venus de tous horizons, partageant une nature bienveillante qu'elle n'avait jamais eu la chance de rencontrer avant aujourd'hui.

Des gens qui ne ressentaient pas la moindre suspicion et qui accordaient leur confiance à bras ouverts. Ils l'avaient accueillie chaleureusement, ignorant sa confusion, et Chane en était même heureuse ; elle était un peu surprise de ressentir de telles émotions, mais c'était loin d'être un sentiment désagréable.

Elle aimait son père. Elle ferait n'importe quoi pour le protéger. Et elle aimait ses nouveaux compagnons tout autant. Y avait-il quoi que ce soit qu'elle puisse faire pour eux ? Telles étaient les pensées qui occupaient son esprit.

Elle était restée vivre avec le gang de Jacuzzi, sentant que pour la toute première fois, elle avait finalement découvert pourquoi la vie valait la peine d'être vécue. Elle s'était résolue à ne jamais regretter le présent qu'elle avait choisi. Et aujourd'hui, elle allait travailler dans le jardin pour rendre service à ses compagnons...

...Quand elle fut soudain frappée d'une forte impression de trouble en regardant par la fenêtre.

Il y avait deux personnes attendant à la porte arrière du manoir. Un homme, une femme. Elle ne les avait encore jamais vus, mais ça ne l'empêchait pas d'identifier le point le plus important même du haut du deuxième étage.

L'homme tenait une paire de ciseaux aiguisés dans sa main. La femme avait deux épées accrochées à la hanche.

Un éclat dangereux surgit dans son regard. Elle se glissa sans bruit hors de la pièce. Comme par magie, un couteau apparut dans chacune de ses mains.

Cette femme, Chane Laforet, referma la porte d'un crochet du poignet, des pensées simples lui traversant l'esprit. Elle allait éliminer les gens qui menaçaient son nouveau mode de vie et la sécurité de ses amis. Même si elle devait se sacrifier pour ça.

Elle commença à arpenter les couloirs du manoir en silence, sa volonté ferme et indéfectible.

——

"Immortel ? Qu'est-ce que—"

"Tout doux. Je sais, je sais. Je sais exactement ce que tu vas me dire, alors pas la peine d'user ta salive."

L'homme qui s'était introduit sous le nom de Tim leva une main pour retenir les questions de Jacuzzi et ajusta ses lunettes de l'autre.

"Bien entendu, tu penses que nous sommes barjos. Je penserai la même chose, si on venait m'accoster et qu'on me posait des questions pareilles. Mais, tu vois, ce qui est compliqué dans cette affaire, c'est que même si j'abordais la question de façon détournée, tu te dirais quand même que je suis fou à lier, et au final tu risquerais de ne pas me faire confiance."

"Ah, v-vous avez raison, mais je p-pense que ce n'était pas la peine de préciser..."

"Enfin bon, quand à la raison de notre venue... Hé, Adelle. Vas-y, prends le relais."

Tim ignora complètement Jacuzzi et claqua des doigts, donnant le signal à la femme qui attendait derrière lui. Elle avait des yeux hagards, et paraissait à la fois vaguement endormie et très timide. Elle sursauta quand Tim l'appela, s'avança d'un pas hésitant, et acquiesça brièvement dans la direction de Jacuzzi.

Jacuzzi aperçut ce qui ressemblait à un long tuyau ou bâton attaché dans son dos, mais il ne s'attarda pas dessus et acquiesça prudemment en retour.

"Ah, euh, umm. Hé bien, euh, je vais faire de mon mieux pour expliquer, alors, euh, bonjour..."

Tim ricana, son rire narquois visiblement un signal à Adelle de ne pas dériver trop loin ; derrière lui, un jeune homme en costume les fixait tous les deux comme s'il essayait de leur transpercer le crâne du regard.

'Sérieusement, qu'est-ce que c'est que ces gens ? On ne dirait pas qu'ils s'entendent particulièrement bien, et je ne vois vraiment pas ce qu'il voulait dire avec ses histoires d'immortels...'

Soudain, Jacuzzi se rappela la fois où il avait entendu parler d'immortels, de la bouche de revendeurs d'information du quartier. Cela concernait le garçon qu'il avait rencontré à bord du Flying Pussyfoot, Czeslaw Meyer. À en croire ce qu'on lui avait raconté, c'était un alchimiste très ancien possédant un corps immortel. Jacuzzi n'y avait pas vraiment cru cette fois-là, et il n'en avait pas parlé à ses amis. En fait, il avait complètement oublié cette histoire jusqu'à il y a quelques secondes... Mais le souvenir lui était revenu en tête, et il commençait à hésiter à rejeter en bloc la demande abracadabrante de Tim.

Inconsciente de ses émois intérieurs, Adelle commença ses explications.

"Euh... Vous vous êtes enfuis de Chicago jusqu'ici parce que la Famille Russo vous pourchassait, c'est bien ça ? Umm. Je veux dire, si je me trompe, je m'excuse..."

"...?!"

'Comment a-t-elle fait pour savoir ça ?'

Personne en dehors de son gang n'aurait dû être au courant de ça. Même si un de ses amis l'avait mentionné par inadvertance dans un quelconque bar clandestin, comment expliquer que cette femme en ait entendu parler ?

Même Nice et John, qui jusqu'à présent s'étaient contentés d'assister à la scène avec un air de curiosité amusée, se raidirent brusquement en entendant le nom des Russo. Si le groupe de Tim était lié à la Famille Russo d'une façon ou d'une autre, ils représentaient une menace directe envers Jacuzzi et ses camarades.

Adelle gémit en constatant que la température de la pièce venait de chuter en dessous de zéro, et se força à continuer d'une voix ténue.

"Ahh, s'il vous plaît, ne... Je ne tenais pas à provoquer de malentendu... Nous n'avons rien à voir avec les Russo..."

Les camarades de Jacuzzi restèrent sur leur garde. Détectant peut-être l'atmosphère tendue qui régnait, plusieurs d'entre eux débarquèrent par groupe de deux ou trois pour se joindre à la discussion, depuis divers recoins du manoir.

"Qu'est-ce qui ne va pas, Jacuzzi ?"

"Qui sont ces gens ?"

"Des ennemis ? Ce sont des ennemis ?"

"Il faut qu'on s'occupe d'eux ?"

"Hyaha !"

Les arrivants tardifs bavardaient d'un ton distrait, s'interrogeant sur ce qui se passait au juste, mais Jacuzzi ne se laissa pas perturber et se concentra plutôt sur les mouvements des gens qui appartenaient au groupe de Tim.

Au fur et à mesure que le hall se remplissait, le visage d'Adelle se faisait de plus en plus pâle ; si elle avait été une autruche, elle se serait probablement dépêchée d'enfouir sa tête dans le sable. Malgré tout, elle continua à parler.

"Aaah... Euh, bien, disons que... Nous, nous cherchions des gens comme vous..."

Tim l'interrompit et reprit la parole avec un rictus déplaisant.

"Nous cherchions un groupe de gens à New York qui ne soient affiliés à aucune mafia, mais qui restent tout de même relativement nombreux et bien organisés," expliqua Tim, d'un ton franc et brutal en parfait contraste avec celui d'Adelle. Il avait probablement ordonné à Adelle d'entamer les explications pour attirer l'attention sur la différence dans leur comportement, histoire de marquer les esprits. "Pour faire court, nous voulons que vous vous joigniez à nous. En récompense, l'immortalité. Je pense que c'est plutôt une bonne affaire, vous ne trouvez pas ?"

Ils étaient de retour à la case départ. Le "Rejoigniez-nous" était nouveau, mais tant qu'ils continuaient à parler d'immortels, il était impossible que le gang de Jacuzzi les prenne au sérieux.

"Mais, de quoi vous parlez quand vous dites 'immortels' ?"

Tim tourna sur lui-même, observant Jacuzzi et ses compagnons avant de répondre.

"Oh, on dirait que nous avons assez de spectateurs pour notre petit spectacle de magie... Adelle !"

"Ah, oui !" s'exclama Adelle, tendant sa main par dessus son épaule pour saisir le long bâton fixé dans son dos. Elle s'inclina avec embarras devant Dallas.

"Euh, ça va probablement faire très mal alors je tiens à m'excuser par avance ! Je suis vraiment infiniment désolée pour tout ça !"

"Hein ?"

Dallas ouvrit la bouche pour demander à cette folle ce qu'elle essayait de lui jacter, quand une paire de voix trop familières à son goût atteint ses oreilles.

"Hé ! Quelqu'un vient de parler d'un spectacle de magie ? Alors, où ça se passe ?"

"Où sont les lapins et les colombes ?"

Un couple dressé en habits de soirée passa la tête par l'embrasure de la salle de réception. Dallas se figea en posant les yeux sur leurs visages, les souvenirs se ravivant avec une ardeur brûlante dans son cerveau.

C'était les deux qui portaient des costumes bizarres.

Plus précisément... C'était les deux qui portaient des costumes bizarres et qui lui avaient roulé dessus avec une voiture le jour où les Gandor l'avaient jeté dans l'Hudson.

Ce souvenir s'enflamma en lui comme un brasier, la réalité de la situation le narguant de plein fouet.

"Sale bâtards ! Vous étiez làaaargh."

Son cri de haine fut interrompu par un gargouillement étranglé. Car le bâton dans les mains d'Adelle semblait soudain s'être paré d'un assortiment de lames terrifiantes...

...Et avait plongé sans aucune pitié dans la chair tendre sous le menton de Dallas.

"Quo...?" dit Jacuzzi d'un air stupide, incapable d'enregistrer la vision sanguinolente face à lui. Un jet de sang vint recouvrir le tatouage sur son visage, et comme s'il avait s'agi du signal attendu, Jacuzzi laissa échapper un hurlement qui oscillait entre le cri strident d'une fillette effarouchée et un sanglot étranglé ; il s'évanouit sur le champ.

"Hé, vous êtes sûr que c'est ce type le chef par ici ?" demanda Tim, fixant avec étonnement le garçon inconscient par terre. Il laissa échapper un profond soupir.

"Si tu tombes dans les pommes comme ça, ça ne va pas arranger nos plans."

——

Un peu plus tôt, dans le jardin du Manoir Genoard...

"Désolé, je crois qu'on est allés un peu trop loin~"

"Tu devrais faire plus attention à où tu nous emmènes, amigo."

Tick et Maria avaient marché un bon moment avant de se rendre compte qu'ils allaient dans la mauvaise direction ; sans compter qu'ils avaient dû se tromper de virage quelque part en faisant marche arrière, car ils étaient arrivés devant l'entrée arrière du manoir au lieu de la porte principale.

"On devrait peut-être faire le tour et retourner à l'entrée, même si ça nous fait marcher encore un bout."

"Non, pas la peine ! On n'a qu'à les prendre d'assaut par l'arrière !"

"Pas d'assaut, s'il te plaît..."

Ignorant les efforts de Tick pour contenir ses élans guerriers, Maria s'avança d'un pas assuré à travers le petit portique qui menait à l'entrée arrière.

"Pas de problème ! Nous sommes là pour leur flanquer la frousse, pas vrai ? Alors il faut leur montrer qu'on est en position de force ! Quand je bosse, mon truc, c'est de leur tendre une embuscade. Tu les prends par surprise, t'élimines le menu fretin tout de suite et tu finis avec un duel à l'ancienne, seule face au honcho ! Tu n'as pas idée à quel point ce genre de combat peut être fun, amigo !"

"Mais quand même..."

Tick tendit la main pour la retenir, mais réalisa qu'il tenait toujours ses ciseaux dans cette main et la retira. Maria se précipitait toujours vers le manoir. Le jardin s'étendait surtout en longueur sur les côtés de la demeure et restait relativement modeste devant la façade arrière, aussi n'y avait-il pas loin à parcourir pour atteindre la porte. Elle marcha directement jusqu'à l'entrée qui, il fallait l'admettre, avait l'air un peu décrépite comparée à la splendeur du reste de la bâtisse, et leva la main pour frapper à la porte...

"...!"

'Quelqu'un est là.'

Sans un bruit, elle se recula de plusieurs pas, ses doigts posés aussi légèrement qu'une plume contre la poignée de son épée. La porte émit un grincement pesant en s'ouvrant lentement vers l'extérieur, et Maria prit l'initiative de dégainer son katana.

De l'autre côté se tenait une femme au regard acéré, portant une robe noire. Elle était jolie et semblait avoir environ le même âge que Maria. Mais si on regardait au-delà de l'impression générale qu'elle dégageait, on décelait une lueur d'un éclat effrayant dans ses yeux, si perçante que quelqu'un de timide se serait trouvé figé sur place par l'intensité de ce regard.

"...Bonjour, amigo," dit doucement Maria, acquiesçant brièvement à l'adresse de la femme inconnue. Son attitude désinvolte s'était complètement évanouie, et il était clair qu'elle était en train d'estimer son opposante avec vigilance. Il n'y avait pas que son regard intimidant qui inclinait Maria à agir avec prudence ; les outils qu'elle tenait dans chaque main y étaient pour beaucoup.

Il s'agissait de gros couteaux de chasse dont les lames dépassaient facilement les vingt centimètres, qui auraient semblé plus à leur place au cœur de la savane que dans un manoir de New York City. Ils avaient l'air assez encombrants et une personne non entraînée aurait probablement eu du mal à s'en servir, mais la femme en robe noire les tenait confortablement dans ses mains.

Chane gardait ses sens en alerte, fixant la mexicaine qui lui faisait face.

'...Non, je ne l'ai jamais vue avant.'

Une conclusion à l'amiable aurait été idéale, bien sûr, mais elle les avait entendu parler de "tendre une embuscade" et de les "prendre par surprise" à travers la porte. S'ils étaient là pour attaquer les résidents du manoir, il était hors de question de les laisser faire. Son objectif décidé dans son esprit, elle ouvrit la porte d'une poussée, un couteau dans chaque main. Comme elle s'y attendait, la jeune mexicaine préparait déjà sa lame, et quand leurs regards se croisèrent, Chane eut la certitude qu'elle était prête à tuer.

"Quel est le problème ? Dis quelque chose, amigo ! Ah, laisse-moi commencer par me présenter. Je m'appelle Maria. Je suis une assassin !"

Maria révéla son nom, en guise de provocation, mais Chane ne répondit pas. Pour être précis, Chane ne pouvait pas répondre. Son corps n'en était plus capable. Mais même si elle avait été en mesure de parler, elle aurait choisi de rester muette.

"Pfft, ce n'est pas marrant si tu ne dis rien," s'exclama Maria avec un ricanement, avant de ranger sa lame dans son fourreau.

Un tching métallique retentit aux oreilles de Chane...

Et Maria s'était déjà élancée d'un bond, fonçant vers elle en ligne droite. Maria dégaina Murasamia d'un seul geste et traça un arc élégant passant directement à travers les chevilles de Chane. La pointe se balança dans un arc de cercle foudroyant, manquant de peu de racler le mur lorsqu'elle passa là où Chane se tenait.

Mais celle-ci avait déjà bougé. Elle s'était propulsée en l'air avant même que Maria ait fini de tirer son épée, atterrissant promptement sur la poignée de porte avant de s'en éjecter en tournoyant par-dessus la tête de Maria. Elle atterrit juste derrière la mexicaine, les laissant pratiquement dos à dos, et planta aussitôt un couteau en arrière dans un coup sauvage.

Il y eut un choc sonore.

Maria avait bloqué le couteau avec son second katana. Chane ne l'avait pas vue dégainer, mais la longue lame dépassait par-dessus l'épaule gauche de Maria, protégeant son dos.

Un autre choc.

Maria tourna sur elle-même, Murasamia tranchant follement l'air avant d'être intercepté par l'autre couteau de Chane. Les étincelles volèrent du point d'impact, et les deux femmes se jetèrent en arrière comme repoussées par une sorte de force magnétique. Cette même force sembla les attirer de nouveau et elles se précipitèrent l'une vers l'autre, chacune paraissant trait pour trait le reflet de son adversaire tandis qu'elles levaient leurs armes pour frapper.

Le cri du métal contre le métal.

Encore et encore, elles s'éloignèrent puis se jetèrent l'une contre l'autre, leurs styles de combat rapproché partageant une agressivité féroce qui les forçaient à se rapprocher pour de brefs mais furieux échanges.

Encore. Encore et encore, une symphonie de clangs et de tchacs. C'était comme observer deux comètes en orbite mutuelle, s'écrasant violemment l'une contre l'autre avant de se séparer à nouveau.

"Wouah, incroyable..."

Le seul spectateur de leur performance, qui se tenait en retrait pour observer, émit un cri de surprise avant de se rappeler brusquement un détail important ; son sourire naïf sembla s'estomper.

"Ah..."

Le visage de Tick s'affaissa, ses bras tombant sans force à ses côtés tandis qu'il émettait un léger cri de détresse, oubliant pour le moment le staccato métallique qui résonnait autour de lui.

"Oh non... Il ne faut pas que ça tourne mal..." murmura-t-il, mais à en juger par sa voix posée et son regard tranquille, il n'avait pas l'air si inquiet que ça. Honnêtement, il n'y avait rien qu'il puisse faire pour séparer les deux combattantes, et même s'il essayait à crier, seule Maria était susceptible de se retourner vers lui, ce qui serait revenu à offrir une attaque d'opportunité à la femme en robe noire. Autrement dit, tout ce qu'il pouvait faire, c'était continuer de les regarder en silence. Impossible de dire s'il avait réellement envisagé toutes ces possibilités avant de parvenir à cette conclusion, mais en tout cas, il restait calme et assistait au duel sans tenter d'intervenir.

Soudain, un cri brusque vint étouffer le rythme régulier du métal crissant contre le métal.

"Hiiiiiiiiiiiiiaaaaah !"

Le cri était venu de l'autre côté de la demeure, prêt de l'entrée principale. Chane s'écarta d'un bond de Maria et se figea à l'instant où il retentit, attendant sur ses gardes avec les muscles tendus à l'extrême.

'...Ce cri, c'était...'

Une image surgit dans sa têye, celle du jeune homme tatoué qui l'avait accueillie sans condition parmi ses amis. Certaine que Jacuzzi était à l'origine de ce cri, Chane abandonna la mexicaine derrière elle pour se précipiter à l'intérieur du manoir.

Maria écarquilla les yeux en voyant la femme en robe lui fausser brusquement compagnie.

"Ah ! Ne t'enfuis pas comme ça, amigo !" s'exclama-t-elle, mais elle ne sembla pas surprise que son adversaire lui fasse la sourde oreille et se jeta aussitôt à sa poursuite. Laissé à lui-même, Tick laissa échapper un soupir de soulagement et commença à remonter les allées du jardin qui faisait le tour du bâtiment.

"Je ne sais pas vraiment ce qui se passe ici," dit-il à voix haute, s'avançant d'un pas décontracté qui montrait bien qu'il avait abandonné l'idée de garder la situation sous contrôle, "mais je pense qu'en tant que visiteur, la moindre des politesses serait de passer par la porte d'entrée."

——

"Qu... qu'est-ce que vous faites, bande de malades ?!" cria Nice d'une voix à la fois choquée et stupéfaite, remplaçant temporairement le pauvre Jacuzzi qui reposait inconscient au sol.

Un meurtre gratuit venait juste d'être perpétré sous les yeux de Nice et de ses amis.

L'étrange bâton attaché dans le dos d'Adelle était en réalité une lance, pliée en trois. Non, pas juste une lance ; une fois dépliée à sa longueur entière, une paire de pointes aiguisées dépassait perpendiculairement de la lame à l'extrémité, formant ainsi une espèce de croix pointue.

Et au bout de cette lance pendait le corps inerte du jeune homme hargneux qui était entré avec le groupe de Tim. La pointe acérée de la lance était passée droit à travers sa colonne vertébrale, perçant l'arrière de son cou. L'homme empalé avait été pris de quelques spasmes d'agonie avant de se relâcher, son corps entier s'affaissant comme une marionnette dont on aurait coupé les fils.

"Waah !"

"Bordel, ils sont sérieux ?"

"Qu'est-ce qu'elle a fait ?"

Aucun des compagnons de Jacuzzi ne semblait saisir ce qui se passait ; au lieu de se mettre à hurler comme leur chef, ils se tournaient les uns vers les autres avec anxiété. Isaac et Miria restaient muets, les yeux ronds comme des soucoupes. Tim ricanait d'un air narquois, et Adelle se contentait d'attendre sans bouger, le visage dépourvu d'expression tandis qu'elle maintenait sa lance fermement en place.

"Je pense que ça ira, Adelle. Tu peux l'enlever, maintenant."

"Ah, d'accord."

Seulement après que Tim en ait donné l'ordre ôta-t-elle finalement sa lance de la gorge de Dallas, envoyant le corps se vider de son sang par terre d'un coup de pied.

"Maintenant, écoutez-moi tout le monde," dit Tim en écartant grand les bras face à la foule ébahie. "Le meilleur est encore à venir."

Il salua d'un geste théâtral, pointant le cadavre de Dallas de la main droite.

"Je vous ai dit que j'allais vous montrer un tour de magie, non ?"

Tous les gens présents dans le hall, mis à part Jacuzzi toujours KO, tournèrent leurs yeux vers le corps en piteux état...

...Et assistèrent à un véritable miracle.

"Qu..."

L'œil gauche de Nice assista à quelque chose qui allait à l'encontre de tout ce qu'elle avait jamais vécu, tout ce qu'elle avait jamais appris. Elle savait que le sang n'était pas censé ignorer les lois de la gravitation, et qu'une âme ne pouvait pas revenir habiter un cadavre. Mais ces deux vérités, jusqu'à présent incontestées par le reste du monde, étaient sur le point de voler en éclats.

Elle fixait le corps du voyou mort. Les flots de sang qui n'avaient de cesse de s'échapper par sa blessure à la gorge s'étaient interrompus.

'Non, il ne se sont pas interrompus... Ils...?'

Le regard de Nice tomba sur la flaque de sang qui tâchait le tapis. C'est là qu'elle le vit.

Elle vit le sang, la flaque de sang se mettre à rétrécir.

Elle vit que le sang qui avait éclaboussé le visage de Jacuzzi avait disparu pendant que son attention était ailleurs.

Elle vit que le liquide écarlate était en train de refluer vers le cou du cadavre au sol comme une nuée de limaces cramoisies.

Nice et ses camarades étaient envoutés par le spectacle cauchemardesque. Personne ne bougeait. Non, personne ne pouvait même penser à bouger.

C'était une résurrection. Quoique, le terme ne convenait probablement pas à une telle vision d'anathème. Chaque goutte de sang remuait comme une créature vivante, fusionnant avec d'autres pour former une masse uniforme. Toutes les flaques de sang convergeaient, se rassemblant et grandissant... jusqu'à ce que finalement, comme une bête retournant dans sa tanière, le sang se soit faufilé en frémissant dans l'ouverture taillée dans le cou de l'homme.

La dernière gouttelette écarlate retrouva sa place dans le cadavre... et comme pour signaler la fin de ce défilé rouge sang, la blessure se referma sur elle-même. Là où se trouvait une entaille béante, on ne voyait plus que de la peau nette et intacte ; il n'y avait plus trace sur le corps de l'homme de l'attaque qu'il avait subie. Le sang et la graisse avaient disparus de la lance d'Adelle, laissant la lame argentée aiguisée avec soin briller doucement sous les lustres du hall. Tim, voyant que le hall d'entrée au complet était tombé dans un silence captivé, afficha un large sourire.

"Vous voyez, maintenant ?"

Son rictus satisfait toujours attaché à son visage, il se retourna et donna un coup de pied violent dans l'estomac de l'homme à terre.

"Eugh !'

Il était toujours inconscient, mais il se mit à tousser et à siffler de douleur. L'homme avait bel et bien été tué, sans doute possible... et pourtant il respirait à nouveau. Tim lui jeta un regard rapide, s'assurant qu'il reprenait vie, et s'exprima doucement.

"Comme vous pouvez le constater, les immortels existent réellement..."

En entrant dans le hall, Chane se trouva face au spectacle et s'arrêta, bouche bée.

'...C'était... comme avec Père...'

Elle était arrivée juste au moment où la blessure se refermait dans le cou de l'homme, mais même ce bref aperçu suffit à lui faire comprendre quel était le phénomène qui s'était produit. Elle devinait que l'homme étalé au sol était un être semblable à son père.

En réalité, Dallas était un immortel incomplet, mais Chane, qui ignorait tout de Szilard Quates et de son élixir inachevé, prit Dallas pour quelqu'un partageant exactement la même nature que son père Huey Laforet. Son esprit fut saisi d'un tourbillon de pensées confuses.

Que voulait le groupe qui se trouvait dans le hall ?

Pourquoi Jacuzzi était-il inconscient ? Qui l'avait attaqué ?

Et... Que pouvait-elle bien faire contre un immortel ?

Tim repéra la femme qui venait d'arriver du couloir et recula inconsciemment.

'Hein ? Ces yeux... Je pourrais jurer que je les ai déjà vus quelque part...'

Il fouilla dans sa mémoire, mais ne parvint pas à déterminer dans quelles circonstances exactes il avait pu voir cette femme. Il décida que ce devait être une méprise et retourna à son petit discours.

"Alors, ce que j'essaie de vous dire, c'est—"

Mais soudain, des applaudissements enthousiastes l'interrompirent. Le couple incongru qui se tenait à l'entrée de la salle de réception avait commencé à applaudir furieusement avant qu'il ait pu terminer sa phrase.

"Incroyable ! Je n'avais encore jamais rien vu de pareil ! Vous étiez aussi bon que Howard Thurston !"

"Vous l'avez coupé en deux et rattaché en un seul morceau ! Vous êtes Harry Houdini ! Vous êtes Horace Goldin !"

Isaac et Miria balancèrent une liste de tous les noms de magiciens célèbres qu'ils connaissaient, et à leur tour les amis de Jacuzzi se mirent à discuter bruyamment.

"Attends, c'était juste un tour de magie ?"

"Je... suppose ?"

"Ce type chauve parlait de spectacle, hein ?"

"Ah, t'as raison ! Et moi qui commençais à penser qu'c'était un genre de vampire ou je n'sais quoi ! M'a foutu les chocottes !"

"Oh, c'était juste un trucage, en fait."

"Hyaha."

L'un après l'autre, ils affichèrent une expression soulagée. Par bonheur, quasiment aucun d'entre eux n'avait eu l'occasion d'assister à un vrai spectacle de magie auparavant, et l'excuse invraisemblable avait suffi à les apaiser. Nice et John s'entreregardèrent, peu convaincus, mais les autres étaient déjà en train de bavarder pour oublier leur choc.

"Bon sang. Ces gens doivent vraiment être attardés, c'est pas possible..."

Tim était le plus surpris de tous du tour qu'avaient pris les événements. Il ne s'était pas attendu à ce qu'ils prennent ses déclarations grandiloquentes au sens littéral. Il se gratta la tempe d'un air confus, hésitant sur la direction à adopter, puis il aperçut Nice et se tourna vers elle.

"Ce que je voulais, en fait, c'était te proposer à toi et à tes amis de nous rejoindre et de devenir des immortels comme le gars par terre, là. Tout ce que vous auriez à faire, c'est de nous filer un coup de main pour voler un peu d'alcool qui est planqué quelque part... Enfin, on pourra discuter des détails lorsque votre chef sera réveillé. T'en dis quoi ?"

"...Notre objectif est de faire autant d'immortels que possible, tu vois."

Chane entendit sans aucun mal ce que le chauve disait à Nice. À cet instant, elle enregistra cet homme, Tim, comme un ennemi. Il visait à créer plus d'immortels. Autrement dit, il visait à créer plus d'êtres capables de tuer son père, Huey Laforet.

Elle ne savait pas qui ces gens étaient, ni pourquoi ils tenaient à faire plus d'immortels. Mais une chose était claire. Ces gens comptaient recruter le gang de Jacuzzi, ses nouveaux camarades, pour augmenter les rangs des ennemis de son père.

Silencieusement, elle courut vers le centre du hall, se frayant un chemin à travers les autres tout droit vers Tim. Elle n'allait pas lui bondir dessus et l'abattre de sang froid ; si elle le tuait, elle ne pourrait pas l'interroger pour savoir quelles étaient ses motivations. Elle comptait juste le frapper dans le plexus avec le manche de son couteau, mais un éclat lumineux acéré jaillit entre eux deux juste avant qu'elle l'atteigne. Chane sentit le danger instinctivement et se pencha en arrière, levant la lame de ses couteaux là où sa tête se trouvait l'instant d'avant.

Un clang retentissant résonna et la pointe de la lance effleura sa joue. Elle avait bloqué les deux lames qui dépassaient du côté de la lance avec ses couteaux, immobilisant la pointe juste avant qu'elle ne lui transperce la tête. Elle avait tout de même été touchée ; une fine ligne rouge apparut sur sa joue, et une goutte de sang unique se mit à couler telle une larme écarlate le long de son visage.

"..."

"Euhh... Je suis navrée, vous avez surgi et attaqué si soudainement que j'ai... juste..."

Si Chane n'avait pas évité l'attaque, la lance se serait plantée pile entre ses deux yeux. Elle restait cependant imperturbable, dévisageant l'adversaire face à elle. Cette femme maniait une lance qui était largement plus longue que Chane elle-même. Elle avait l'air timide, mais n'avait montré ni hésitation ni effort particulier en maniant son arme pour tenter de tuer Chane.

Chane observa en silence cet adversaire inhabituel. Son esprit était désormais entièrement concentré sur les mouvements à mettre en œuvre afin d'éliminer efficacement cet ennemi.

Au même moment, Adelle fixait l'ennemie qui venait d'apparaître. Elle était certaine d'avoir tué cette nouvelle arrivante du premier coup, et pourtant l'attaque avait été bloquée en encaissant un minimum de dégâts ; cette femme était plus douée qu'elle ne l'aurait cru. Elle révisa son estimation immédiatement et retira sa lance, dégageant de l'espace entre elle et l'assaillante inconnue.

"Hé, Adelle. Essaie de ne pas la tuer si possible," lui dit Tim derrière elle. Adelle s'exprima avec toujours la même voix embarrassée, mais en gardant les yeux fixés sur l'ennemi.

"Très bien... Mais... Je pense qu'elle est vraiment très forte. Je ne sais pas si je vais pouvoir y aller doucement..."

D'autres pensées lui vinrent en tête en l'observant.

'...Elle a des cheveux noirs et des yeux dorés... Comme Maître Huey...' pensa-t-elle, préparant son attaque.

Et soudain, venant du même couloir dont avait jailli son adversaire, résonna une voix vibrante et énergique.

"Ha ha ha ha ! On dirait que la situation devient franchement amusante, amigo !"

"...Quoi encore ?!"

Le gang de Jacuzzi et les Larvae aux ordres de Tim tournèrent leurs yeux comme une seule personne, abasourdis, vers la jeune mexicaine qui apparut brusquement parmi eux.

"Donny, tu la connais ?" demanda quelqu'un au colosse à la peau mate, le seul autre mexicain dans la pièce, mais il ne lui fallut qu'un instant de réflexion avant de secouer la tête négativement. Maria ignora complètement l'atmosphère tendue qui régnait, levant bien haut la lame de ses deux katanas et s'avançant à grandes enjambées.

"Cet endroit est immense ! J'ai failli me perdre en essayant de te retrouver, amigo !" dit-elle, et bien que ses mots restent mesurés quoique exubérants, ses pas se faisaient de plus en plus précipités.

Adelle prit calmement la mesure de la situation, tandis que Chane dévisageait avec véhémence aussi bien Maria que les Larvae. Maria se prépara à bondir juste entre Adelle et Chane...

ding dooong

Quand la sonnette retentit...

...Pour la troisième fois de la journée au Manoir Genoard.

La sonnerie paraissait plus tranquille et moins déchaînée que les coups de sonnette répétés d'Isaac et Miria.

"Qui c'est ça encore..." marmonna Nice, le visage tendu par l'angoisse alors qu'elle se demandait quel nouveau danger mortel attendait derrière la porte cette fois. Sa main se rapprocha de sa taille, les doigts repliés sur l'une des sphères accrochées à sa ceinture.

Tim, Adelle, Chane, Maria, Isaac et Miria, le gang de Jacuzzi, et même les Larvae qui n'avaient pas prononcé un mot depuis qu'ils étaient arrivés ; tout le monde dirigea son regard vers la porte et attendit l'entrée du nouvel arrivant avec la gorge sèche. Et pourtant...

"Ahh... Bonjour à tous~"

L'homme qui pénétra dans le hall d'entrée une fois que la porte eut fini de s'ouvrir lentement s'exprimait d'une voix plus douce qu'un agneau, et avait un visage tout aussi angélique. Le jeune homme parcourut discrètement la foule du regard, aperçut Maria figée avec ses deux épées en main, et grimaça.

"Maria, je t'ai dit que nous ne sommes pas venus nous battre... Monsieur Keith risque de s'énerver, tu sais ?"

Il parlait presque comme un enfant, mais au moment où il prononça le nom de Keith, Maria frissonna instinctivement. Elle réfléchit quelques secondes et dit, "Okay, Tick. Je ne veux pas qu'il se mette en colère contre moi."

Elle laissa échapper un soupir lourd de frustration et de sacrifice personnel, et rengaina les deux katanas dans leur fourreau.

"..."

Tim dévisagea Tick un instant, puis fit un geste de la tête pour signaler la retraite à ses compagnons.

"On dirait que nous n'avons pas de chance aujourd'hui. Dites à Monsieur Jacuzzi que nous lui souhaitons un prompt rétablissement. Nous repasserons dema—"

"Ah, attendez, attendez~" dit brusquement Tick, interrompant Tim avant qu'il ne s'en aille.

"...Oui ?"

"Ah, en fait, si vous devez discuter affaires avec Monsieur Jacuzzi, nous préférons attendre que vous ayez fini. Il vaudrait mieux que vous passiez avant nous."

"Quoi ?"

Tim et les Larvae le fixèrent d'un air froid, attendant qu'il explique son objection. Tick ne prêta aucune attention aux regards peu cordiaux qu'on lui adressait, gardant un sourire fixé sur son visage tout en poursuivant.

"Parce que... Selon la façon dont se déroulent nos négociations aujourd'hui, Monsieur Jacuzzi et ses compagnons pourraient bien disparaître de cette ville~"

"Quoi ?" demanda Nice d'un ton interdit. "Qu'est-ce que—"

Juste au moment où Nice s'apprêtait à questionner leur mystérieux invité...

ding dong

...La sonnette retentit pour la quatrième fois depuis l'arrivée d'Isaac et Miria.

"...C'est quoi le problème, aujourd'hui ?" demanda Nice à personne en particulier, d'une voix à la fois anxieuse et résignée.

Chane se raidit, comptant profiter de la distraction soudaine pour attaquer, mais Adelle se mua aussitôt dans une pose défensive sans faille apparente, les bloquant toutes les deux dans un face-à-face fragile. Cependant, à l'autre bout de la pièce, certaines des personnes présentes semblaient carrément ignorer le sens du mot "tension".

"Wouah, Isaac ! Nous avons tellement d'invités qui arrivent aujourd'hui !"

"Ils sont sûrement tous venus assister au spectacle de magie ! Ou alors ils font partie d'une troupe de cirque ambulante !"

Isaac et Miria semblaient penser que tout ce qui s'était déroulé jusqu'à présent avait fait partie d'un spectacle élaboré, et que Chane et Maria étaient deux danseuses ou acrobates embauchées à l'avance. Pourtant, ils s'étaient déjà trouvés à bord du même train que Chane, lors de la grande attaque du Flying Pussyfoot... Mais ils l'avaient à peine aperçue lors de l'embarquement, et le hasard avait fait qu'ils s'étaient mutuellement évités jusqu'à l'arrivée en gare de New York.

La sonnette s'était interrompue, la personne de l'autre côté de la porte attendant calmement qu'on vienne lui ouvrir. Bien sûr, c'était la façon convenable de procéder ; dans le cas présent, ceux qui s'étaient montrés discourtois étaient Isaac et Miria avec leurs sonneries impatientes, et Tick qui était entré sans invitation.

Mais l'attente se poursuivit, et personne ne faisait le moindre geste dans le hall. La sonnerie retentit à nouveau, comme pour signifier l'impatience du visiteur. Tout le monde resta muet, et de l'autre côté résonna la voix calme d'une femme disant, "Ils sont peut-être absents..."

"..Une femme ?"

Fatigué d'attendre dans une tension insoutenable, Tim fit signe de la tête à l'un des Larvae. Le jeune homme qui reçut le signal acquiesça et marcha sans un mot jusqu'à la porte, l'ouvrant à la volée. Et là, de l'autre côté, se tenait une ravissante jeune femme habillée en costume sombre.

"Ah, bonjour...?!"

La nouvelle arrivante laissa sa phrase à moitié inachevée en apercevant l'intérieur du hall d'entrée. Il y avait presque une trentaine de personnes rassemblées dans la salle aux décorations somptueuses, mais la plupart d'entre elles ressemblaient à des gamins des rues ou à des petites racailles, et leurs habits dépenaillés paraissaient aux antipodes de l'atmosphère luxueuse des lieux. De plus, deux femmes se tenaient au centre de la pièce, à l'écart des autres, et se faisaient face munies d'une lance et d'une paire de couteaux ; n'importe qui aurait été déconcerté.

'...Elle, au moins, elle est normale.'

C'est ce que se dirent la plupart des personnes présentes en voyant sa réaction. Certes, il était rare de croiser des femmes en costume d'affaires, mais en dehors de sa tenue elle avait l'air parfaitement ordinaire.

La femme en costume observa la foule assemblée, étudiant les invités présents... et réalisa que parmi eux se trouvaient deux visages familiers, qui agitaient les bras avec énergie dans sa direction.

"Hé ! Ennis ! On est là ! Héé !"

"Wouah, Ennis ! Toi aussi tu es venue voir le spectacle de magie ?"

"Isaac ! Miria ! De quoi vous... Un spectacle ?"

Ennis eut un sourire réjoui en apercevant ses deux amis et, peut-être intriguée par l'endroit étrange dans lequel elle débarquait, elle se tourna d'un air curieux vers la porte entrouverte, comme pour demander assistance.

"Hein ?"

À cet instant... La porte de facture élégante s'ouvrit en grand, révélant un homme en imperméable.

Et le temps se figea.

Ce n'était pas la première fois que l'atmosphère chutait brusquement durant la dernière dizaine de minutes, mais cette fois, il s'agissait de tout autre chose. L'air ne se rafraîchit pas soudainement...

Il se figea. Complètement.

L'homme qui pénétra dans le hall semblait denier l'accès au passage du temps lui-même ; il semblait non pas couper le souffle aux personnes présentes, mais leur ôter leur temporalité même. Alors qu'il n'avait rien fait d'autre qu'apparaître.

C'était un homme aux yeux perçants, et tout chez lui – l'expression de son visage, la mesure de ses mouvements, l'ampleur de sa démarche – dégageait une mystérieuse aura qui imposait le respect tout en déclarant à tout un chacun que sa branche d'activité était de celles qui ne se préoccupaient que très peu du respect de la loi. Son apparence ne semblait pas particulièrement différente de celle de n'importe quel être humain. Et pourtant... L'air se figea à l'instant où il apparut.

Même le gang de Jacuzzi, dont les membres plaisantaient joyeusement, inconscients du sérieux de la situation, semblèrent ressentir quelque chose qui alerta leur instinct : leurs yeux se firent vigilants et leurs muscles se tendirent, prêts à réagir instantanément.

Adelle, Chane, et Maria, elles aussi, fixaient toutes les trois l'intrus soudain avec des yeux écarquillés. L'espace d'un instant, Adelle cessa de prêter attention à Chane, mais Chane elle-même était figée sur place, captivée par l'homme en imperméable. Quand à Maria... Ses doigts reposaient doucement sur la poignée de son katana, son corps tendu à l'extrême et prêt à dégainer sa lame au moindre moment.

'...Il est dangereux ! Super dangereux ! Ce type, c'est l'arrivée des ennuis, amigo !'

Les Larvae, eux aussi, sentirent leur perception du temps s'évanouir face à l'homme qui venait d'entrer sans prévenir.

'...Bon sang mais qui c'est celui-là ? Il est juste entré sans un mot. Il n'a pas fait un geste, alors pourquoi il donne cette impression si...'

Même Tim, qui avait gardé une expression de suffisance prétentieuse jusqu'ici, se mit à serrer les dents, impressionné.

Avec un visage qui exprimait une totale absence de surprise, montrant clairement qu'une telle réaction, loin de le surprendre, n'était rien de plus que ce qu'il attendait à l'égard de son entrée...

Le chiamatore, Ronnie Schiatto, s'avança d'un pas mesuré dans le hall.

En un mot, il était une existence à lui tout seul. Une existence qui était née de l'obscurité, qui respirait et vivait l'obscurité. Si on avait essayé de transcrire cette sensation avec des mots, on aurait dit que c'était comme si cet homme était une entité propre, quelque chose qui ressemblait à un être humain mais qui était en réalité l'incarnation de tout ce que le mot 'mafia' pouvait évoquer à l'esprit humain – ou plutôt les mots 'crime organisé'.

Ce n'était pas un délinquant comme les camarades de Jacuzzi, pas un facteur inconnu comme Tim et Adelle, pas un vaurien comme Dallas ; il était entièrement différent, une existence singulière. S'il avait été un simple mafioso, les gens rassemblés dans le hall n'auraient pas ressenti une présence aussi imposante et inexplicable. L'aura qui émanait de lui se composait d'innombrables sensations mélangées dans le plus grand chaos... C'était une aura qui n'était pas de ce monde.

Mais même au cœur de la zone temporellement figée par le pouvoir de cet être, certains bénéficiaient toujours du privilège de pouvoir se déplacer librement.

'Monsieur Ronnie sait se montrer assez... intimidant, quand il vient parler affaires.'

L'homme affable qui était entré à l'Alveare avec un sac de poivrières avait complètement disparu ; et pourtant son comportement était aussi, d'une certaine manière, entièrement différent du sérieux dont il faisait preuve lorsqu'il entraînait Firo à se battre au couteau. Ennis faillit perdre contenance en découvrant pour la première fois la puissance dont il pouvait faire preuve, parvenant seulement à garder son calme car elle avait l'habitude de le côtoyer.

Naturellement, Isaac et Miria se contentèrent de rire avec entrain en apercevant Ronnie.

"Oh, Ronnie est là aussi. Attendez, vous n'avez pas amené Firo avec vous, hein ?"

"Ces magiciens sont formidables ! Tu devrais rester assister au spectacle avec nous, Ronnie !"

"Vous connaissez ce type ?!" s'exclama Nice sous le coup de la surprise, mais Isaac et Miria ne semblaient pas avoir remarqué son état de choc et se contentaient d'agiter innocemment la main vers Ronnie.

Hormis eux et les deux hommes inconscients étalés au sol, il n'y avait qu'une autre personne parmi les présents qui était restée parfaitement calme. Après son arrivée, Tick avait attendu sagement près de la porte, l'air un peu perdu, mais en reconnaissant le visage de Ronnie il prit lentement la parole.

"Wouah, je ne savais pas que vous alliez vous déplacer en personne, Monsieur Ronnie~"

Tick avait l'air un peu ridicule à prononcer une salutation cordiale malgré l'atmosphère tendue qui régnait, mais Ronnie lui répondit calmement sans perdre de sa superbe.

"C'est mon travail que de régler ce genre d'affaires, quand bien même elles sont simplissimes. C'est plutôt moi qui ne m'attendais guère à vous voir ici. Les Gandor doivent perdre patience s'ils en sont au point d'envoyer leur fameux tortionnaire."

Les amis de Jacuzzi s'attardèrent sur un nom en particulier, et leur expression se fit encore plus sombre.

"...Gandor ?"

"Hé, ce type vient bien de parler des Gandor ?"

"Et que'que chose comme quoi c'était un tortionnaire..."

"Qui, ce gars-là ? De la torture ? T'as vu sa tête, il ne ferait pas de mal à une mouche."

"Pas moyen."

Pour Jacuzzi et son gang, les Gandor représentaient la mafia responsable du territoire où ils travaillaient. Ils n'étaient encore jamais rentrés en contact direct, mais ils imaginaient sans difficulté que les Gandor ne devaient pas voir leurs activités d'un très bon œil. Les murmures agités s'amplifièrent, et Nice réalisa finalement qui exactement était venu leur rendre visite – plus exactement, qui Tick et Ronnie représentaient. Elle se précipita auprès de Jacuzzi, s'accroupissant près de lui et le secouant désespérément pour essayer de lui faire reprendre conscience.

"Jacuzzi, Jacuzzi !"

"On est dans de sales draps," murmura John à côté d'elle ; lui aussi venait juste de réaliser la situation dans laquelle ils se trouvaient. Il saisit Jacuzzi par la taille et entreprit de le relever.

Les petits camarades de Jacuzzi regardaient Tick et Ronnie avec méfiance, tandis que Tim et ses Larvae se poussaient contre le mur pour observer le déroulement des événements. Isaac et Miria attendaient en retenant leur souffle le prochain tour extraordinaire, et les trois combattantes restaient immobiles, épiant leurs ennemis respectifs avec une expression tendue. Près de trente personnes peuplaient la pièce, chacune d'entre elles baignant dans le suspense ambiant. Seul Ronnie s'avança sans broncher à travers ces courants de nervosité, prenant la parole et s'adressant à tous comme s'il était le propriétaire des lieux.

"Il semblerait que des péripéties complexes soient en train de se dérouler ici... Bah, peu importe."

Il s'arrêta à un mètre ou deux de Nice et Jacuzzi, au centre du hall d'entrée, et poursuivit.

"Je suis venu dans ce manoir au nom de la Famille Martillo pour remplir le rôle de messager, de négociateur, de juge, de bourreau, et... par ailleurs, je me suis également rendu ici pour servir de témoin et assister à tout ce qui se produira à partir de cet instant," dit-il d'un ton grave, sa voix se réverbérant jusque dans les tréfonds de l'âme des membres de l'assemblée. "Je pense que nous savons tous pourquoi les Gandor et les Martillo ont décidé d'envoyer des émissaires ici. Nos affaires sont basées sur la confiance. Quand nous tendons la main à nos partenaires, nous avons foi en leur force et leur diligence. Quand nous levons le poing face à nos adversaires, nous avons foi en leur faiblesse et leur égarement. Tout n'est qu'une suite de tels jugements."

Il parlait avec emphase, comme s'il incarnait un acteur sur scène, mais la puissance de sa voix combinée à l'aura qui émanait de lui suffisait largement à écraser le gang de Jacuzzi de sa présence imposante.

"De quel côté comptez-vous faire pencher la balance ? Quelle carte allez-vous me distribuer ? La conciliation, ou l'affrontement. Selon votre réponse, je jugerai votre passé, évaluerai votre présent et déciderai de l'avenir qui vous attend."

Une chape de silence absolu s'abattit sur la salle après ces mots... avant d'être brisée par les grognements de Jacuzzi, qui se réveillait de sa sieste impromptue.

"Eugh... Ahh...? Mais, qu'est-ce qui s'est passé..."

"Oh, te voilà de retour parmi nous, Jacuzzi."

"Bonne nouvelle... Quoique, tout compte fait, pas vraiment."

"Quoi ?"

Jacuzzi essaya de se relever, mais prit conscience de la sueur qui dégoulinait le long du visage de Nice et entreprit d'observer ses alentours.

"Hah... Mais d'où sortent tous ces gens ? Et... Attendez, où est passé tout le sang ?! Et ce type, là, qu'est-ce qu'il lui est arrivé ?!"

Il regarda sa petite amie d'un air suppliant, attendant une explication sur les événements qui avaient précédé sa perte de connaissance ; Nice put seulement lui dire ce à quoi elle avait assisté, même si il était clair qu'elle avait encore du mal à y croire.

"L'homme qui s'est fait transpercer est revenu à la vie sans une égratignure. Ensuite... Chane a commencé à se battre avec cette fille tenant une lance, et puis cette fille bizarre avec les épées est arrivée, et... Bon, écoute, Jacuzzi. Voilà la partie la plus importante."

Elle prit une inspiration profonde, et lui livra la vérité crue.

"Les Gandor et les Martillo affirment qu'ils ont quelques mots à nous dire."

"...Quoi ?"

Jacuzzi se tourna de nouveau vers les gens assemblés dans le hall. Il aperçut Ronnie, qui affectait une attitude visiblement pas très catholique, et sentit sa conscience commencer à lui échapper à nouveau.

'...Non, non ! Je dois me ressaisir !'

Jacuzzi fit un gros effort de volonté pour s'empêcher de s'effondrer et résuma rapidement la situation dans sa tête. Son premier objectif était d'assurer la sécurité de ses amis. Il se tourna lentement vers Ronnie, gardant ce but à l'esprit.

'Allez, réfléchis. Creuse-toi la tête. Comment peux-tu tous vous tirer de ce foutoir ?'

"Dis-moi, Miria, ma chère. Pourquoi penses-tu que Ronnie fasse montre d'une éloquence si soudaine ?"

"Il est peut-être en colère ?"

À mille lieues des préoccupations de Jacuzzi, qui se préparait à jouer sa vie, Isaac et Miria étaient absorbés dans leur conversation et ne prêtaient plus aucune attention au reste du hall.

"Ah, tant qu'on y est. En parlant de Ronnie..."

"Oui ?"

"Nous avons bien dit que nous allions dérober quelque chose de précieux à Firo, non ?"

"Tout juste," dit Miria, baissant le ton pour adopter un murmure de conspirateur ; elle se pencha vers Isaac pour poursuivre leurs messes basses.

"Ronnie est le chef de Firo et aussi celui qui lui a appris à se battre au couteau, pas vrai ?"

"C'est le vieux maître qui lui a tout enseigné !"

Isaac retourna l'idée quelques instants dans sa tête puis continua d'une voix songeuse, comme s'il tenait à confirmer une idée déjà envisagée.

"Dis, Miria."

"Quoi donc ?"

"Est-ce que Ronnie et Ennis ne seraient pas... tous les deux..."

Miria réalisa aussitôt ce qu'il allait dire et eut un sourire lumineux.

"...Les trésors de Firo !"

'...Je veux tous les découper.'

Elle était entourée de gens forts et costauds. Des gens qui avaient l'air plus résistants que la moyenne. Il y avait la fille aux couteaux d'avant, et cette femme qui tenait une lance, qui devait être celle qui avait blessé la première. Et puis il y avait aussi le représentant de la Famille Martillo, qui avait fait son entrée en dernier, celui qui disait s'appeler Ronnie.

'C'est génial. Il y a plein de gens ici qui valent la peine d'être découpés.'

Maria sentit quelque chose de sauvage commencer à s'agiter en elle alors qu'elle savourait l'atmosphère nerveuse de la pièce.

Elle n'avait pas besoin de tester si elle était la plus forte d'entre eux. Elle le savait déjà. Elle avait la conviction d'être sans le moindre doute possible la personne la plus forte parmi tous les gens présents. Maria tenait juste à le prouver. Elle voulait prouver sa valeur, et la force que renfermait sa lame. Pour dire les choses très simplement... Elle voulait tous les découper.

Son esprit se vida, toutes ses pensées se concentrant sur cette unique phrase.

Elle avait toujours réagi comme ça. Quand quelqu'un l'engageait pour éliminer un assassin ou un mafieux redouté, elle y allait en riant gaiement, sortait ses deux katanas et taillait dans le vif, fauchant sans hésiter la chair, les os, la vie de sa cible. Elle avait envie de couper des choses, alors elle les coupait. C'était la seule justification dont elle avait besoin. C'était tout ce qu'il lui fallait pour survivre. Le fait que c'était son boulot n'était qu'un bonus pour elle. Elle avait choisi de travailler comme assassin uniquement parce que c'était un moyen d'arriver à ses fins, une façon de rassasier ses appétits quotidiens. C'était définitivement le meilleur job qu'elle aurait pu trouver, un boulot qui combinait satisfaction personnelle et profit.

Elle n'avait échoué qu'une seule fois. Cette fois-là, quand on l'avait embauchée pour tuer Vino. Vino l'avait complètement annihilée, et elle n'avait pas pu faire quoi que ce soit.

'Mais s'il était là en face de moi aujourd'hui, je l'écraserais à coup sûr.'

C'était une certitude dépourvue de justification, mais elle y croyait de toute son âme, et attendait avec impatience le jour où quelqu'un viendrait lui proposer un contrat sur la tête de Vino.

Peut-être qu'aujourd'hui, elle aurait enfin l'occasion d'exercer ses talents, après cette longue hibernation. Elle pourrait enfin les trancher en pièces. Elle pourrait démontrer sa puissance, la puissance de Murasamia. Elle pourrait avoir foi dans sa propre force. Maintenant qu'elle avait un adversaire contre lequel elle pourrait montrer de quoi elle était capable... Non, elle en avait même plusieurs !

Elle retint l'énergie qui menaçait de déborder dans ses veines et observa silencieusement la respiration des gens autour d'elle. Elle attendait une opportunité. Une occasion de les abattre. Elle devait agir plus vite que n'importe qui, être plus forte que n'importe qui. Plus tranchante que n'importe qui.

La femme qui avait dévoué sa vie entière au fil de son épée – non, disons même à l'acte de couper – réaffirma une fois plus la volonté qui étreignait son cœur et plissa les yeux. Son ardeur guerrière brillait autant que la lame aiguisée de son katana.

Chane comptait ses ennemis.

À en juger par la réaction de Jacuzzi et de ses compagnons, les nouveaux arrivants étaient très certainement des invités indésirables. La femme à la lance et ses comparses étaient eux probablement des ennemis de son père. Quel camp allait-elle devoir affronter ?

Mais... Il n'était pas encore certain que ces gens allaient être ses adversaires. Elle n'arrivait pas à déterminer comment les mafieux allaient réagir, ni ce qu'allait faire la mexicaine aux katanas. Tout serait plus clair une fois qu'ils commenceraient à bouger.

L'instant où quelqu'un entamerait le premier mouvement déciderait de ses propres actions.

Elle ne pouvait pas se permettre de manquer l'instant crucial. Elle devait saisir l'opportunité la plus rapide et efficace de parvenir à son but... Et ainsi ses yeux se réduisirent à des fentes attentives tandis qu'elle étudiait l'atmosphère.

Tim, Adelle, et le reste des Larvae étaient eux aussi paralysés par la confusion.

Ils étaient probablement les plus troublés par le cours qu'avaient pris les événements. Il y avait certes ce couple d'abrutis qui pensaient que tout ça n'était qu'un grand spectacle de magie, mais même eux semblaient être familiers avec les nouveaux arrivants, contrairement aux Larvae.

Pourquoi la femme aux couteaux les avait-elle attaqués ?

Ils n'avaient aucune idée de ce qui avait pu lui passer par la tête, et Tim et Adelle ne pouvaient se débarrasser de l'impression qu'ils l'avaient déjà rencontrée quelque part. Peut-être que c'était lié à la raison de son hostilité ? S'ils étaient parvenus à déterminer qui elle était, ils auraient pu réussir à expliquer son agressivité, mais vu la situation tendue qui régnait dans le hall d'entrée, ce n'était ni le lieu ni l'endroit pour une session de brainstorming impromptue.

Quoi qu'il en soit, il était probablement mieux pour eux de ne pas bouger et d'attendre calmement que quelqu'un fasse le premier mouvement. Leur décision prise, ils se préparèrent eux aussi à attendre en silence.

"Hein ? Pourquoi la salle entière s'est changée en statues ?" demanda doucement Tick, inconscient de l'échange instantané de regards muets qui avait eu lieu, mais tout le monde l'ignora. Isaac et Miria étaient occupés à chuchoter énergiquement l'un à l'autre, tandis que Ronnie s'était tu, attendant la réponse de Jacuzzi. Tous les autres étaient en alerte, parcourant le hall d'un regard nerveux.

Le temps s'était figé. L'arrivée de Ronnie avait fait plonger la température ambiante dans les négatifs. Et alors qu'ils semblaient bien partis pour rester là à se dévisager pour l'éternité...

Le seul élément perturbateur ayant la capacité de débloquer la situation commença à se relever avec difficulté.

"Argh... Sale... Sale fils de putes... Je vais, je vais tous vous crever... Bordel..."

L'homme qui était resté étendu sans vie à côté de Tim leva la tête, laissant la haine transparaître dans sa voix.

"Ça sonnait bizarre, vaguement... étouffé, mais j'ai... quand même tout entendu, sale enflure... C'est pour ça que tu m'as amené ici, alors ? Juste pour... me buter ?" s'exclama-t-il d'une voix enrouée, sa mort et résurrection récentes lui ayant quelque peu coupé le souffle.

"Plus ou moins, mais pas tout à fait, non," répondit Tim.

"Sale connard...!"

Dallas s'apprêta à saisir Tim par le cou, avant de réaliser que l'ambiance du hall avait changée drastiquement depuis qu'il était mort.

"...Qu'est-ce que c'est que ce bordel ?"

Presque toutes les personnes présentes se tenaient là, tendues comme un ressort prêt à bondir, ignorant complètement le retour à la vie de Dallas comme s'il était à mille lieues de leurs préoccupations. Il parcourut la salle du regard, tentant de saisir ce qui se passait, et s'aperçut ainsi qu'il y avait une personne qui le regardait avec attention. C'était la jeune femme svelte en costume, Ennis.

Elle penchait la tête d'un air curieux en le dévisageant, comme si elle essayait de se souvenir de quelque chose... Et Dallas, lui aussi, fixa le visage de la jeune femme d'un regard absent, submergé par la sensation qu'il l'avait déjà vue quelque part. Un ange passa... l'espace d'un instant seulement, et Ennis se rappela.

"Monsieur... Dallas ?"

Son hésitation se mua bien vite en certitude quand le nom franchit ses lèvres.

'Je me souviens de lui. C'était il y a trois ans, quand...!'

Il avait été un des voyous qu'elle avait mis au tapis puis capturés, lorsqu'elle était encore au service de Szilard Quates. C'était lui le chef du groupe, et il avait fini par la trahir, perforant Firo et elle d'un nuage de balles avec sa mitraillette. Elle ne savait pas ce qu'il était devenu après ça... Mais elle était prête à jurer que c'était bel et bien lui qui se tenait là devant elle.

Au moment où elle prononça son nom... Dallas, lui aussi, retrouva la mémoire.

"Tu..."

Et ainsi... Le flot du temps reprit son cours, dans un rugissement furieux. Il s'épandit telle une avalanche tumultueuse ; comme s'il avait pris le temps de faire une pause pour rassembler ses forces, et qu'on venait seulement d'ouvrir la porte de l'écluse.

"Hein ?"

Dallas parcourut la salle d'un regard fou après avoir reconnu Ennis, et se précipita soudainement tout droit vers Tick.

"File-moi ça !"

Dallas tendit la main pour s'emparer des ciseaux en argent accrochés à la ceinture de Tick ; l'arme la plus proche à sa disposition. Avec la hargne d'un chien sauvage, il les arracha d'un geste brusque.

"Ah !"

Tick tomba par terre, laissant échapper un léger cri de surprise. Dallas ne lui prêta aucune attention et fit demi-tour d'une pirouette, comptant se jeter sur Ennis. Il fit un pas en avant et manqua perdre l'équilibre, car quelqu'un venait d'agripper sa main. Jetant un regard furax par dessus son épaule, il vit que Tick, toujours étalé au sol, avait la main fermement enroulée autour de son poignet.

"Pas possible," dit Tick d'un ton placide, fixant Dallas avec des yeux tristes. "Rendez-moi mes ciseaux."

"Ta gueule, lâche-moi pauvre débile !"

Dallas secoua son bras violemment, mais la prise de Tick s'avérait étonnamment puissante.

"Ces ciseaux ne sont pas faits pour assouvir votre vengeance !" cria Tick d'un ton inhabituellement mordant, ayant deviné les intentions de Dallas.

"Espèce de petit..."

Dallas leva les ciseaux de sa main libre, bien décidé à les planter dans celle de Tick pour le forcer à lâcher...

Mais sa main droite s'envola vers le mur.

splat

La main droite de Dallas s'écrasa contre le mur derrière Tick avec un bruit mou. Le poignet et le corps qui auraient dû y être attachés, cependant, n'avaient pas bougé d'un pouce ; seule la main était tombée au sol dans une flaque sanglante, les ciseaux encore à moitié raccrochés aux doigts inertes. "Qu...?" marmonna Dallas d'un ton stupide, fixant le sang qui jaillissait du moignon où sa main avait été rattachée un instant plus tôt.

"Aaaaaaaaaaahhh !"

Il réalisa enfin ce qui venait d'arriver à sa main, et une agonie intense submergea son esprit.

La fille qui venait de lui trancher le poignet semblait plutôt satisfaite de son œuvre, observant Dallas avec un large sourire tandis qu'il s'égosillait comme un damné.

"Ce n'est pas de ma faute, amigo !" dit Maria, envoyant un clin d'œil malicieux à Tick tout en agitant sa lame par-dessus son épaule. "Je t'avais dit que je te protégerais, non ?"

Elle éclata de rire et se tourna vers Dallas, s'attendant à voir une large flaque de sang s'étendre au sol... et se figea. Le sang avait commencé à s'agiter par terre, refluant en sens inverse vers le poignet de Dallas.

La main qui était tombée près du mur avait roulé d'une façon ou d'une autre jusqu'aux pieds de son propriétaire. Elle tremblait et se tordait comme si le sang à l'intérieur remuait furieusement, saisie de spasmes qui lui firent lâcher les ciseaux. Le liquide rouge visqueux s'éleva dans l'air comme si la blessure l'attirait telle un aimant... et la main tranchée commença à flotter elle aussi.

L'instant d'après, la main et le poignet rentrèrent en contact avec un bruit écœurant et la blessure se referma entièrement, sans laisser une seule cicatrice ou marque indiquant que la main avait pu être tranchée. La guérison miraculeuse qui venait d'avoir lieu semblait aussi avoir fait disparaître la douleur, car la respiration hachée de Dallas retrouva très vite son rythme naturel, le rendant suffisamment cohérent pour qu'il puisse jeter un regard meurtrier à Maria.

"Gah... Ça fait un mal de chien, salope !"

Son corps était remis à neuf. Maria n'avait pas assisté au "spectacle" un peu plus tôt, et elle fixait Dallas avec des yeux ronds...

"Ah ah !"

...Avant d'éclater de rire, comme un enfant qui venait de recevoir un nouveau jouet.

"Pas mal ! Tu es exactement comme mon patron, amigo !"

Plusieurs des personnes présentes réagirent aussitôt aux paroles irréfléchies de Maria. Les Larvae n'avaient pas semblé spécialement soucieux que Dallas se fasse trancher la main, mais ces quelques mots de Maria avaient suffi pour qu'ils se tournent tous vers elle, les sourcils froncés et une lueur d'inquiétude dans le regard.

"...Qu'avez-vous dit ?" marmonna Tim, mais Maria ne l'entendit pas, concentrant toute son attention sur le katana qu'elle agitait en l'air avec enthousiasme.

À en juger par ses mots et ses actes jusqu'à présent, il était à peu près certain que l'assassin était affiliée à la Famille Gandor. Ils étaient parvenus à rassembler des informations éparses, obtenues d'abord via les dealers d'info du journal, puis de la bouche de Dallas, et avaient abouti à la conclusion que les trois frères Gandor étaient probablement immortels. Étant donné l'absence complète de rumeurs à ce sujet dans les rues, ils s'étaient dit que l'immortalité des Gandor devait être un secret jalousement gardé.

"Alors... Ce n'était même pas secret ? Bon Dieu de..."

Ils ne savaient pas exactement qui était devenu immortel lors des événements d'il y a trois ans. Ils avaient appris que Firo Prochainezo avait tué Szilard Quates, ce qui voulait dire qu'il était immortel, et que les Gandor qui étaient revenus à la vie après avoir été abattus par Dallas étaient sûrement dans le même cas. Les types du journal avaient laissé entendre qu'il en existait d'autres, mais Tim n'avait pas accès à des fonds suffisants pour qu'ils lui fournissent autant de renseignements.

Tim fixa Maria avec une drôle d'expression, la regardant abattre son épée en éclatant de rire.

"Ah ah ah ah ! Qu'est-ce qu'on s'amuse ! Tu reviens en pleine forme peu importe la façon dont je te découpe, fantastique !"

Dallas se jeta vers Maria avec des yeux meurtriers, avant d'être stoppé net par un éclat argenté. Ou plus exactement, il se trouva soudain privé d'appui lorsque son pied s'envola et il s'effondra en avant. Mais le pied revint très vite se fixer sur sa jambe, le sang et les muscles qui dépassaient de sa cheville se tordant en rythme avec ses cris de souffrance.

"Qu-qu-qu-qu'est-ce que c'est ce gars-là ?! Qu'est-ce qui se passe ?!" hurla Jacuzzi. Le reste de ses camarades ne semblaient pas autant paniqués que lui, ayant déjà assisté au phénomène à deux reprises, mais la plupart d'entre eux détournaient tout de même le regard de ce spectacle révulsant.

Maria envoya un sourire radieux à Dallas, fraîchement remis, lui adressant une sentence irrévocable d'une voix qui respirait l'extase absolue.

"Ah ah ah ah ! Ça ne sert à rien, à rien du tout, amigo ! Tant que tu continueras à te régénérer, je continuerai à te découper. Encore et encore, encore et toujours. Chaque fois que tu te relèveras, je vais frapper et frapper et frapper et frapper et frapper jusqu'à ce que..."

L'épée fendit l'air, séparant la main gauche de Dallas de son bras.

"...tu finisses par me supplier de t'achever, amigo !"

"Merde," jura Tim, assistant à la scène pitoyable.

Il avait préparé la carotte de l'immortalité pour persuader ces gens de travailler pour lui, mais le spectacle de Dallas se faisant massacrer à répétition, mourant et ressuscitant dans un cycle ininterrompu qui ferait presque passer la mort définitive pour un soulagement, risquait d'avoir l'effet inverse. Il fallait absolument qu'il empêche ça. Il se rapprocha discrètement d'Adelle et lui chuchota un ordre d'une voix étouffée, prenant soin de ne pas la distraire de son duel avec Chane.

"Adelle... Arrête la fille samouraï."

"...Ah, très bien."

Elle était déjà partie avant même de finir sa phrase. La pointe de sa lance traça un arc immense dans l'air, visant l'épaule de Maria.

"Oh ?"

Mais Maria l'aperçut à la dernière seconde, dégainant son second katana pour bloquer l'impact. Elle parvint à positionner sa lame à temps, mais la lance avait accumulé de l'inertie en se balançant, et se heurta violemment à l'épée de Maria – et, par extension, à Maria elle-même – avec une force redoutable.

"Argh !"

Maria réagit à l'instinct, balançant tout son poids sur ses talons pour effectuer une pirouette arrière. Sa silhouette svelte s'écarta en roulant, avant de se relever avec agilité et de foncer aussitôt vers Adelle.

Elle rasait pratiquement le sol en courant, sa lame chargeant en avant comme une balle de pistolet, mais Adelle avait déjà lu dans ses mouvements. Elle fit tourner la lame de sa lance, la ramenant vers elle, puis la poussa en direction de Maria. La pointe fendit l'air comme un ouragan, s'approchant du visage de Maria. La mexicaine leva sa lame pour parer le coup, mais à cet instant Adelle se jeta en arrière.

'Une feinte ?'

Maria écarquilla les yeux avec surprise. Elle avait senti un réel instinct meurtrier dans les gestes d'Adelle. La femme blonde avait dirigé son coup pile entre les deux yeux. Mais à l'instant où Maria avait fait signe de parer...Elle avait immédiatement renoncé à son attaque et était sortie de la zone d'esquive et de contre-attaque de Maria.

Elle avait repéré son mouvement et changé de stratégie à la volée. Sa réponse éclair prouvait indéniablement à Maria que son opposante n'était pas à prendre à la légère. Maria s'éloigna elle aussi, se plaçant hors d'atteinte de la lance, et observa son ennemie attentivement.

Elles étaient toutes les deux de stature similaire. Maria maniait deux épées et l'autre femme tenait une lance. En terme de poids, leurs armes étaient probablement équivalentes, ce qui voulait dire que toutes deux employaient des armes théoriquement trop lourdes pour des femmes de leur carrure. Adelle avait l'air toujours aussi hésitante et incertaine, en tout cas dans l'expression de son visage ; la façon dont elle tenait sa lance était elle solide et assurée.

"...C'est la première fois que j'affronte quelqu'un qui manie une lance ! Je peux sentir mon cœur qui s'emballe, amigo !"

Maria ajusta sa prise sur ses katanas et rit de façon provocante. Mais Adelle ne se laissa pas emporter et répondit d'une voix faible et contrite.

"Vous... mentez, n'est-ce pas."

"..."

L'espièglerie de Maria disparut de son visage.

"Qu'est-ce que tu racontes, amigo ?"

"Vous faites seulement semblant... d'apprécier ça," dit calmement Adelle, regardant Maria avec des yeux de chiot effrayé. "Peut-être que ça vous excitait au début... Mais quand nos lames se sont croisées, vous avez commencé à perdre confiance, je pense ? Vous vous êtes dit que cette fois, il était possible que vous ne soyez pas la plus forte."

"...N'importe quoi ! Il n'y a pas—"

Maria renifla avec dédain et commença à réfuter ses accusations, mais Adelle continua à parler comme si elle n'avait rien entendu.

"Vous essayez de vous persuader en vous dissimulant derrière une façade de bravoure, on dirait ? Vous vous répétez que vous êtes plus forte que n'importe qui, que rien ne résiste à votre épée..."

Maria resta muette, dévisageant Adelle avec des yeux farouches.

"Euh, il n'y a pas de quoi vous inquiéter, vraiment. Vous êtes sûrement au moins deux fois plus douée que moi..."

Malgré ses mots qui paraissaient encourager son adversaire, Adelle poursuivait son réquisitoire avec la même expression navrée.

"Mais... Vous savez, pour battre une lance avec une épée..."

Une lame étincelante apparut devant les yeux de Maria, comme par magie.

"...Je crois qu'on dit qu'il faut être au moins trois fois plus fort que son adversaire... Ah oui, c'était bien ça."

C'était une simple attaque directe, exploitant l'allonge de l'arme. Pas une manœuvre exotique. Mais ce simple coup suffit à déstabiliser Maria bien plus qu'elle ne l'aurait cru. Malgré elle, elle s'était laissée distraire par les bavardages d'Adelle.

Contrairement à Maria, qui avait l'habitude de coordonner ses paroles et son expression avec ses mouvements, Adelle était le genre de personne qui pouvait agir sans laisser ses émotions trahir ses gestes. Son hésitation et sa timidité étaient bien réelles, mais ses attaques étaient envoyées avec une rapidité qui ne transparaissait absolument pas dans sa voix.

L'assaut, si précis et tranchant qu'on pouvait pratiquement entendre des crépitements dans l'air, propulsa de nouveau la lame argentée comme une fusée vers Maria.

"Ah !"

Maria sursauta et ramena en arrière ses deux épées pour tenter de bloquer la triple pointe entre les deux lames. Mais le regard d'Adelle s'illumina quand elle vit Maria bouger, comme si elle n'attendait que ça. L'extrémité de la lance avec ses trois pointes, qui fonçaient vers Maria parallèlement au sol, tourna sur le côté en même temps qu'Adelle faisait tourner le manche de son arme d'un simple geste du poignet. En un clin d'œil, les trois pointes se retrouvèrent superposées verticalement.

Maria tressaillit, mais il était trop tard. Tournoyant comme les pales d'un moulin à vent, les pointes percèrent la défense de Maria... Et un jet de sang vint tâcher le plancher du hall d'entrée.

Contrairement à la fois précédente, les éclaboussures rouge sombre restèrent sagement à leur place, et peu importe le nombre de secondes qui s'écoulèrent, ne revinrent pas à leur propriétaire.

——

"Hé, qu'est-ce qui se passe, bon sang ?"

"Qui sont ces malades ?!"

"Fais quelque chose, Jacuzzi !"

"Hyaha !"

Le hall d'entrée au complet avait explosé dans une cacophonie hors de contrôle, l'attaque désespérée de Dallas ayant servi de catalyseur à la réaction en chaîne chaotique qui avait suivi.

Les jeunes délinquants s'empressèrent de s'éloigner des deux femmes qui avaient commencé à s'affronter sans prévenir, formant un large cercle autour d'elles en refluant avec panique. Malgré tout, aucun d'entre eux ne s'enfuit de la pièce ; ils se tournèrent avec des yeux implorants, l'un après l'autre, vers leur chef. De son côté, Jacuzzi avait l'air complètement perdu, restant là à sangloter et à gémir d'une voix faible, "V-vous ne pouvez pas aller vous entretuer ailleurs, s'il vous plaît ?"

Chane s'était juste écartée de quelques pas du combat prenant place entre Adelle et Maria, adoptant une position qui lui permettait de protéger rapidement Jacuzzi et Nice si nécessaire.

"Ah, Cha-, Chane... Tu saignes ! Ça v-va bien ?"

Chane acquiesça silencieusement à l'adresse de Jacuzzi, pour calmer ses inquiétudes. Le jeune homme laissa échapper un soupir de soulagement, un peu prématuré toutefois, car l'instant d'après une voix grave retentit derrière lui.

"Il semblerait que la situation tourne au vinaigre..."

Jacuzzi se retourna, sentant un frisson soudain le traverser, et se trouva face à face avec l'émissaire de la Famille Martillo qui le dévisageait de son regard plissé et menaçant.

"...Wah !"

"Mais, depuis quand vous êtes...?!"

Ronnie ignora les réactions surprises autour de lui et alla droit au but.

"Ah, peu importe. Je vais répéter mon message, étant donné que vous n'étiez pas en mesure de l'entendre... Vous savez pourquoi je suis là, n'est-ce pas ?"

Jacuzzi fixait Ronnie, qui le dominait de toute sa hauteur, avec des yeux ronds.

"Nous pouvons discuter des détails à une autre occasion ; pour l'instant, je n'attends qu'une simple réponse, à une question encore plus simple... Allez-vous nous affronter ou nous servir ?"

Le visage de Jacuzzi se tordit de désespoir, comme s'il allait éclater en sanglots face à la présence écrasante de Ronnie ; mais il se reprit et secoua la tête, rassemblant son courage pour fixer droit dans les yeux cet homme à l'aura de danger monstrueuse.

"...Nous n'allons pas nous opposer à vous."

"Mmm..."

Ronnie observa Jacuzzi d'un air curieux, et celui-ci poursuivit doucement.

"Mais... Ça ne veut pas dire que nous comptons vous rejoindre."

Offrant l'ombre d'un sourire au jeune homme tatoué, Ronnie attendit patiemment qu'il s'explique.

"Nous... Nous avons perdu des amis proches à cause de la mafia autrefois... Alors tant que nous serons ensemble, nous formerons notre propre groupe et nous ne ferons jamais partie d'aucune organisation mafieuse."

La voix de Jacuzzi ne tremblait plus. Nice, John, et les autres membres du gang de Jacuzzi qui avaient écouté la discussion acquiescèrent en signe de soutien.

"Je vois," dit Ronnie, souriant comme si on venait de lui raconter une bonne blague. Il observa ses alentours, avant de proclamer quelque chose d'étrange. "On aurait dit que vous alliez vous mettre à pleurer il y a un instant, mais maintenant vous avez le visage et la détermination d'un guerrier. Quand à vos amis, tous différents et tous obstinés, les voilà qui réagissent comme un seul homme. Hmph... C'est grâce aux gens comme vous que l'humanité est si amusante... Ah, peu importe."

Ronnie s'exprimait comme quelqu'un adoptant le point de vue d'un observateur, qui étudiait un phénomène sans y participer.

"J'ai bien entendu votre réponse. Mais vous savez aussi bien que moi que vous adoptez une position plutôt risquée."

Jacuzzi avait dit qu'il ne souhaitait pas s'opposer aux Martillo, mais qu'il ne comptait pas non plus s'agenouiller devant eux. Autrement dit, il désirait que les choses continuent comme jusqu'à présent, et que chacun se mêle de ses affaires. Mais si ç'avait été une option, alors ni Tick ni Ronnie n'auraient pris la peine de lui rendre visite aujourd'hui.

Ronnie referma ses lèvres dans une expression sévère, l'amusement s'effaçant de son visage tandis qu'il se tournait pour observer derrière lui. Les deux femmes se battaient toujours, le son de leurs lames s'entrechoquant remplissant la vaste pièce.

"Peu importe... Je suppose que je devrais nous débarrasser des distractions avant d'entamer les négociations proprement dites."

"Quoi...?" demanda Jacuzzi, mais Ronnie l'ignora, se dirigeant vers la bataille féroce qui animait le centre de la pièce. Il s'avança d'un pas mesuré vers cette tempête de sang et d'acier, aussi calmement que s'il était en train de traverser la rue.

Et... une fois encore, le temps se figea.

——

À l'Alveare

"Au fait... Où est parti Ronnie ?" demanda le jeune capo à son supérieur.

Firo avait terminé son café depuis un bon moment. Les autres gangsters restés au restaurant profitaient eux aussi paisiblement de leur après-midi. Maiza rajouta du sucre dans sa troisième tasse de café avant de répondre tranquillement à la question de Firo.

"Il y a des gens qui font des affaires sur notre territoire, tu vois."

"...Ah, ces gamins bizarres à l'accent de Chicago qui sont arrivés l'année dernière."

"Exact. Ils ne nous gênaient pas plus que ça alors on les a laissés faire, mais la Prohibition va bientôt se terminer et il serait temps de penser à faire le ménage pour préparer nos affaires futures. Ronnie est allé discuter un peu avec eux."

"Tout seul ?" Firo avait l'air légèrement choqué. "Vous savez, Maiza, j'ai remarqué ça il y a seulement trois ans quand je suis devenu capo, mais c'est toujours Ronnie qui va se charger de régler ce genre de problème. Et il s'en occupe toujours seul."

"Oui, c'est comme ça que ça se passe la plupart du temps."

"C'est un peu dangereux, quand même ? Je veux dire, Ronnie est imbattable avec un couteau, et il est devenu immortel en même temps que moi et le reste de la Famille durant la fête, mais..."

"Ha ha... Tu te trompes sur un point, Firo."

Maiza éclata de rire, la joie adoucissant les traits de son visage déjà souriant.

"Pourquoi ?"

"Je pensais que les souvenirs de Szilard t'auraient aidé à deviner... Mais peut-être qu'il ne prenait pas la peine de mémoriser le visage des gens. Ou alors, peut-être qu'il estimait inutile de mémoriser son visage étant donné qu'il n'est pas vraiment humain."

"De quoi parlez-vous ? Allez, arrêtez de me charrier et mettez-moi dans la confidence, d'accord ?"

Firo fronça les sourcils et insista auprès de Maiza, se sentant exclu, mais celui-ci esquiva la question en riant.

"Je suppose qu'il te mettra au courant lui-même quand il estimera le moment venu. Et rappelle-toi : quoi qu'il puisse être par ailleurs, Ronnie restera toujours Ronnie."

"Ouais, je suis sûr que vous auriez pu faire encore plus cryptique et mystérieux avec un peu d'effort. Pftt..."

Firo s'étira et tourna son regard vers la fenêtre pour observer le ciel dehors. Les nuages gonflaient d'un air menaçant, et Firo marmonna quelques mots absents tout en les regardant s'assombrir.

"...Ça sent la tempête."

——

Impossible.

C'est complètement impossible.

Je ne peux pas y croire. Je refuse d'y croire.

Je peux la couper en deux. Je peux le faire.

Mon épée, mon Murasamia peut couper cette femme.

Si seulement je pouvais l'atteindre, si la lame pouvait seulement effleurer sa peau...

Mais elle n'y arrive pas.

Ma lame ne peut pas l'atteindre.

Non, je dois me tromper.

Je peux la toucher.

Bien sûr que je peux.

Tout ce que je peux toucher, je peux le trancher. Je peux battre cette femme.

J'en suis sûre. Je peux le faire.

Je peux attaquer cette femme avec ma lame.

Je peux éviter la pointe de sa lance et charger au corps à corps en perçant ses défenses.

Je suis absolument certaine que ma lame va l'atteindre...

Le métal se heurtait au métal dans le hall du manoir, dans un fracas métallique qui vrillait les tympans de tout le monde. Maria et Adelle se battaient depuis déjà plusieurs minutes. Un observateur inattentif aurait juré assister à un duel de titans entre deux expertes de même niveau, mais en étudiant leurs mouvements on devinait que l'une des deux était en train de l'emporter.

"Ça suffit, non, vous ne pensez pas ? Ceci est... une perte de temps."

Adelle gardait une voix calme tout en envoyant des attaques féroces. Cela faisait un bon moment qu'elle se battait avec une lance assez lourde, mais elle ne semblait même pas essoufflée.

"Tais-toi... Tais-toi, amigo ! Je ne perdrai jamais contre quelqu'un comme toi ! Pas question ! Jamais !"

Maria, de son côté, respirait difficilement, et ses vêtements étaient couverts de tâches écarlates.

Elle s'étaient élancées l'une contre l'autre dans de multiples chocs herculéens, mais Maria était la seule à en ressortir un peu plus blessée à chaque fois. Chacune de ses attaques était contrée avec adresse par la longueur de la lance ; si elle essayait de lancer une attaque éclair, Adelle la voyait venir et s'empressait de s'écarter d'un bond, bien plus loin que nécessaire, et Maria se retrouvait à la case départ.

Elle avait fait tout ce qu'elle pouvait, mais malgré tous ses efforts Maria était juste incapable de franchir l'espace qui séparait la portée de la lance de celle de ses épées. Cela ne l'empêchait pas de faire preuve d'une adresse incroyable ; chaque fois qu'Adelle envoyait une attaque meurtrière dans sa direction, elle parvenait à esquiver le coup d'un cheveu. Le résultat était malheureusement en sa défaveur ; son corps était couvert de coupures qui donnaient l'impression qu'elle venait de traverser un champ de barbelés.

Il était clair qu'elle n'allait pas l'emporter. Mais le brasier ardent qui consumait les yeux de Maria refusait de s'éteindre. Il vacillait, malgré tout ; comme le dernier éclat défiant d'une flamme avant qu'elle ne disparaisse. Adelle s'exprima froidement, comme pour étouffer même cette dernière étincelle de résistance.

"Vous essayez de noyer la peur que vous ressentez dans une confiance démesurée."

"...Non."

"Mais la confiance en soi, c'est juste, ah... le dernier espoir auquel on s'accroche pour se réconforter."

"Non !" hurla Maria, se baissant et balançant son katana dans une frappe deux fois plus rapide que les précédentes. Mais même cette dernière attaque désespérée manqua sa cible. Le manche de la lance vint bloquer la lame juste avant qu'elle ne touche, en même temps qu'Adelle s'écartait sur le côté, hors d'atteinte de Maria.

Si seulement son adversaire n'utilisait pas une lance... Non, si seulement cette lance avait été juste un peu moins longue...

Mais elle utilisait bel et bien une lance.

"Et la preuve, c'est que... Vous commencez à douter, je me trompe ?"

Adelle sourit. Finalement, elle sourit.

"Dans une petite part de votre esprit, vous avez déjà commencé à hésiter. Vous n'arrivez plus à être certaine."

C'était un sourire de vainqueur.

"Non... Vous avez acquis une nouvelle certitude, plutôt ?"

C'était le sourire triomphant de celui qui observait le vaincu s'effondrer à ses pieds.

"Vous êtes sûre et certaine que vous ne pouvez pas me battre... Ou même, étant donné que vous êtes plus douée que moi, il serait plus juste de dire que..."

Adelle ramena sa lance devant elle, délivrant le coup de grâce avec de simples mots.

"...Vous êtes convaincue qu'une épée... ne peut pas battre une lance."

"Argh !"

Maria attaqua sauvagement, comme pour disperser les paroles perfides d'Adelle. Ses katanas se muèrent en éclats argentés, plus rapides et plus puissants que tout ce qu'elle avait déchaîné auparavant.

Mais son assaut féroce s'accompagnait évidemment d'une défense imprécise, et les yeux d'Adelle étincelèrent une fois de plus – elle n'était pas du genre à manquer une telle occasion. La lance se propulsa à nouveau en avant, tout droit vers le cœur de Maria. L'impact était imminent et visiblement fatal.

Et... le temps se figea.

——

'Attends, ne la tue pas !'

Ils ne pouvaient pas se permettre que la situation dégénère et attire une attention indésirable sur eux. Tim s'avança pour stopper Adelle, mais elle avait déjà lancé son attaque mortelle et imparable. Sauf que contre toute attente, la pointe ne transperça pas le cœur de Maria.

Adelle se retrouva bouche bée en s'apercevant que le poids de son arme avait brusquement disparu de ses mains. Tim, Adelle elle-même, et les autres Larvae qui s'étaient contentés jusqu'à présent d'observer le combat avec un air blasé, fixaient avec des yeux ébahis le phénomène qui venait de se produire.

"Ma lance...?!"

Si le retour à la vie de Dallas avait été une résurrection miraculeuse, ce qui venait d'arriver à Adelle ne pouvait être appelé autrement qu'un tour de disparition. À l'instant où la lance était rentrée en contact avec Maria, elle s'était évaporée, évanouie de ses mains comme un lapin dans un chapeau.

"...Ah !"

Adelle n'était pas la seule à être choquée. Maria, elle aussi, baissait les yeux vers sa poitrine, incapable d'accepter ce qui venait d'arriver. La lance qui allait lui percer le cœur s'était dématérialisée... et moins d'une seconde après, les deux épées dans ses mains avaient disparu elles aussi. Le poids des deux armes s'effaça sous ses doigts, ses mains se refermant sur de l'air. Elle tomba à genoux, en état de choc et à peine consciente de ce qui s'était passé.

"Pourquoi..."

Leur choc se propagea comme une vague parmi les spectateurs. Qu'est-ce qui s'était passé ? Ceux qui avaient été aux premières loges pour assister au phénomène n'étaient autres que Jacuzzi et ses camarades.

"Quoi, quoi je... C'était quoi ça ?"

Mais même eux, qui avaient pu voir la scène clairement, balbutiaient des questions incohérentes. Ce qu'ils avaient vu de leurs propres yeux était à la fois extrêmement simple et parfaitement invraisemblable.

L'homme qui s'était présenté sous le nom de Ronnie s'était mis en travers des deux attaques sans hésiter... et l'instant d'après, il tenait dans sa main droite une lance, et dans sa main gauche une paire de katanas.

Est-ce qu'il s'en était emparé plus vite que l'éclair à l'aide d'une technique sensationnelle ? Loin de là. Avant le moment même où elles étaient apparues dans ses mains, les trois armes étaient clairement hors de sa portée.

Et pourtant, elles avaient atterri là, comme par magie. Peu importe la façon dont on examinait la situation, c'était absolument impossible.

Ronnie déposa les armes au sol, secouant lentement la tête, et proclama, "Un peu de calme, je vous prie." Son message délivré, il se détourna de Maria et Adelle, qui paraissaient aussi confuses l'une que l'autre, et retourna vers le groupe de Jacuzzi.

"Nice..." murmura doucement Jacuzzi à sa petite amie en observant l'homme qui s'approchait, "qu'est-ce que c'est que cet... homme ?"

Il venait de se rendre compte que quelque chose était anormal. Il venait de réaliser qu'une sensation terrifiante était en train de s'emparer de lui, tandis qu'il fixait cet homme qui venait juste de transgresser les lois de la physique.

Tim et ses Larvae n'avaient pas échappé à la vague de stupéfaction générale qui avait secoué le hall ; même ceux qui avaient assisté à tout ce qui avait précédé sans lever un sourcil étaient clairement mal à l'aise.

"...Hé, Adelle. Qu'est... qu'est-ce qui s'est passé ?"

"Euhh... C'est, disons... J'aimerais bien le savoir, moi aussi..."

Voyant la situation leur échapper complètement, ils restaient figés sur place, échangeant des regards de stupeur partagée. Aucun d'entre eux n'était à même d'apporter ne serait-ce qu'un début d'explication sur ce que Ronnie venait de faire, et ils tombèrent dans un silence inconfortable. Ce sentiment de peur et d'appréhension menaçait d'envahir la pièce et de contaminer tout le monde, quand...

Le bruit frénétique des applaudissement éclata furieusement dans le manoir, chassant l'aura oppressante.

"Wouah ! Fabuleux ! Tout simplement fabuleux ! Je ne savais pas que tu étais un magicien, Ronnie !"

"Est-ce qu'ils avaient prévu un concours de magie aujourd'hui ?"

"La performance de ces charmantes jeunes danseuses était fantastique, elle aussi. On a dû arriver pile au bon moment."

"C'est notre jour de chance !"

Il semblait qu'Isaac et Miria aient pris tout ce qui venait d'arriver comme la suite du grand spectacle qu'ils imaginaient avoir lieu dans le manoir. N'importe qui possédant un minimum de sens commun aurait sûrement eu des réserves à exprimer sur un "spectacle" aussi particulier, mais heureusement, ces deux là étaient un peu éloignés de la norme en terme de rationalité.

'Ces deux-là ne changeront jamais.'

Ronnie camoufla un sourire discret.

Isaac et Miria s'avancèrent vers Adelle qui ramassait sa lance, sans cesser d'applaudir. Ils l'avaient vue pour la première fois il y a moins d'une heure, mais ils l'abordèrent comme s'ils se connaissaient depuis toujours.

"Votre tour était vraiment incroyable !"

"C'était un tour de reconstitution humaine extraordinaire !"

Leurs yeux débordaient de respect et d'admiration, comme s'ils se trouvaient face à une star de cinéma. Mais Adelle les ignora, occupée à ajuster sa prise sur sa lance, essayant différentes positions...

...Avant de percer l'air devant elle, juste à côté de la tête d'Isaac.

"Aïe !"

L'une des lames qui pointaient sur le côté avait égratigné l'oreille d'Isaac en passant, laissant une petite coupure.

"Ouaah ! Isaac !"

Miria se précipita à ses côtés, le visage rongé par l'inquiétude, mais Adelle ne semblait même pas avoir remarqué leur présence, et restait là à fixer son arme d'un air étrange.

"Elle... elle fonctionne toujours... non...?"

Tim s'avança et éleva la voix pour tenter de rattraper les actions infortunées d'Adelle auprès de son public.

"T'as enfin saisi, mon gars ? Tout ça n'avait rien à voir avec un spec..."

Sa voix s'évanouit en même temps que son assurance quand il vit Isaac retirer la main de son oreille, perplexe.

"Hein ? Ça ne fait pas mal."

"Wow, Isaac ! La coupure a complètement disparu !"

"Quoi ?!"

Tim et les Larvae ne purent contenir leur surprise. L'oreille d'Isaac aurait dû saigner, mais quand sa main s'écarta, ils purent voir que l'oreille était parfaitement intacte, et que même sa main ne comportait aucune trace de sang.

"Elle ne va plus..." murmura Adelle, qui paraissait ne pas en croire ses yeux, et elle brandit à nouveau sa lance. Cette fois, elle visa directement Isaac...

Mais quelqu'un bloqua le manche de l'arme derrière elle.

Elle se retourna, agacée, et vit la femme en costume noir qui la dévisageait froidement.

"...Vos excuses."

"Pardon ?"

"Présentez vos excuses à Isaac," exigea Ennis, ses pupilles froides et gelées pareilles à deux morceaux de banquise. Adelle détourna le regard, embarrassée, et essaya de dégager son arme.

"Je suis navrée, mais, euh, le moment est plutôt, ah, mal choisi..."

Adelle poussa sa lance en arrière d'un coup sec, mais Ennis esquiva d'un bond, décollant du sol et passant en tournant au-dessus d'Adelle avant d'atterrir juste devant elle.

"Vos excuses, maintenant."

Adelle recula légèrement, visiblement surprise que cette femme sache elle aussi se battre. Prudemment, elle leva sa lance pour se préparer à attaquer. Un silence tendu tomba autour d'elle et d'Ennis. Ce silence fut promptement réduit à néant par les exclamations bruyantes d'Isaac et Miria.

"Du calme, Ennis ! Ne t'énerve pas ! Cette jeune femme nous faisait gracieusement la démonstration d'un de ses tours !"

"C'est juste de la magie, abracadabra !"

Ennis cherchait les mots appropriés pour expliquer la situation à ses amis excentriques, mais Adelle parla la première, fronçant les sourcils d'un air grave.

"Ennis... Attendez, quelqu'un de la Famille Martillo, et... Ennis ? Ah, euh, excusez-moi, mais vous ne seriez pas celle que Szilard Quates...?"

"Quoi...?"

Le nom inattendu fit remonter dans sa mémoire de terribles souvenirs qu'elle aurait préférés enfouis à jamais. Que savait cette femme sur Szilard ? Ennis fixa Adelle d'un regard déterminé et ouvrit la bouche pour l'interroger, mais un homme l'interrompit brusquement en criant et l'empêcha d'aller plus loin.

"Guh... Argh...!"

Derrière les deux combattantes, Dallas venait juste de reprendre conscience et il se relevait lentement, de nouveau au centre de l'attention.

"Esp... Espèce de salopes..."

Alors même qu'il semblait sur le point de raviver l'atmosphère de conflit ambiant d'une nouvelle étincelle ardente qui allait mettre le feu aux poudres...

"Excusez-moi !" cria Jacuzzi, levant la voix pour se faire entendre au milieu du brouhaha général. "E-excusez-moi ! À vrai dire, cette maison ne nous appartient pas ! Nous ne faisons que l'emprunter temporairement... Alors nous allons avoir de gros ennuis si vous continuez à vous battre n'importe comment !"

'Un peu tard pour se plaindre, gamin.'

Tim se mit à rire face à l'incongruité de cette déclaration... Mais son sourire se figea sur son visage. La femme qui se tenait à coté de Jacuzzi, celle qui portait une paire de lunettes au-dessus du bandeau qui couvrait son œil, brandissait quelque chose dans sa main. On aurait dit une sorte de sphère, de couleur cuivre, et une ficelle noire qui ressemblait à la mèche d'une bougie dépassait de la surface... Et au bout de cette ficelle, une flamme qui craquait et brillait vivement était en train de consumer avec appétit ce qui restait de ce que Tim venait juste d'identifier comme la mèche d'une bombe.

"À terr—"

Tim essaya d'avertir ses compagnons, mais il était déjà trop tard.

"Je suis désolé, Monsieur Ronnie ! Les choses commencent à s'envenimer ici alors nous devrons discuter affaires une autre fois !" cria Jacuzzi par dessus son épaule tout en se tournant pour courir, et à cet instant Nice lança en l'air la sphère qu'elle tenait dans sa main.

La flamme rentra à l'intérieur de la sphère. Il y eut une explosion assourdie... et de la fumée blanche envahit le hall d'entrée.

"Une bombe fumigène ?!" hurla Tim, en se relevant à toute vitesse. Un brouillard blanc boucha brusquement la vue à tout le monde, et en se répandant, il donna le signal au temps de recommencer à s'écouler à toute allure.

Le gang de Jacuzzi déguerpit sans attendre dans les profondeurs du manoir comme des lapins bondissant à l'abri du chasseur ; ils se faufilèrent dehors et décampèrent à l'autre bout des avenues de Millionaires Row.

Chane hésita, toujours préoccupée par la menace des Larvae, mais Jacuzzi lui cria "File un coup de main aux autres !" et elle s'enfuit elle aussi, jetant un dernier regard farouche derrière elle avant de partir.

"Ne paniquez pas ! Escaladez la grille et attendez dans la rue ! Attention à ne pas vous intoxiquer avec la fumée !" ordonna Tim avant de mettre aussitôt en pratique ses recommandations, se baissant près du sol pour sortir dehors.

Tick réagit juste avant que le nuage de fumée ne l'atteigne, prenant la main de Maria dans la sienne et ramassant ses deux épées de l'autre main, avant de foncer vers la porte. La mexicaine paraissait complètement perdue, et elle suivit Tick sans un mot et sans énergie ; il fallait pratiquement qu'il la tire derrière lui.

La fumée blanche prit une teinte gris sale ; elle s'échappa par la porte et s'éleva dans le ciel où elle se mariait parfaitement avec la couche de nuages là-haut. C'est comme si le manoir tout entier avait été englouti par un nuage de tempête. Comme un terrier qu'on aurait enfumé, le hall d'entrée bondé à craquer se vida en quelques secondes. Comme par magie...

Ronnie traversa le brouillard de fumée aveuglante, sans paraître autrement perturbé que son champ de vision n'affiche plus qu'un blanc éclatant. Sentant que Jacuzzi était déjà parti, il eut un demi-sourire satisfait.

"Impulsif, on dirait. Peu importe. Je repasserai dem..."

Soudain, quelqu'un saisit son bras, agrippant son poignet dans une étreinte de fer. Ronnie fronça les sourcils d'une fraction de millimètre et regarda à travers le nuage étouffant pour voir...