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1933 - The Slash - Cloudy to Rainy


Prologue 2


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Prologue – 8 ans plus tôt


Le petit frère



——



Septembre 1925

Sur les quais



D'épais nuages recouvraient le ciel nocturne, dissimulant du regard aussi bien les étoiles que la lune. Mais ces nuages n'étaient pas annonciateurs d'une tempête prochaine ; seul le silence régnait dans l'obscurité. Ni les néons de la ville, ni le vacarme enthousiaste des bistros n'atteignait cet endroit. Le garçon observait le fleuve coulant dans le noir à ses pieds et murmura silencieusement, "Le monde est vraiment un endroit gigantesque." Ses yeux remontèrent des eaux sombres jusqu'au ciel sans étoiles. Son visage resta imperturbable, absorbant du regard la noirceur d'encre qui recouvrait tout son champ de vision.


"C'est comme si le ciel allait m'avaler tout entier. Non, c'est probablement déjà fait."



...Je sais.

Je sais que Père compte vendre Tick demain. Il veut le revendre à une espèce de mafia, les Gandor, quelque chose comme ça, pour couvrir une dette d'à peine deux mille dollars. Et ensuite il compte s'enfuir avec moi. Seulement moi. Non, si le pire devait arriver, je suis sûr qu'il est prêt à me vendre aussi ; il pourrait en tirer beaucoup plus que pour Tick, auprès de cette camorra, la Famille Martillo.


J'aime à croire que je suis plutôt intelligent.

Je ne dis pas ça pour me vanter ou me rendre intéressant. C'est juste un fait objectif. Ils disent que je suis un petit génie. J'arrive à comprendre ce qu'ils enseignent à l'école juste en lisant les livres, avant même les explications des enseignants. D'ailleurs, j'arrive à aller plus loin que ça, extrapolant des conclusions qui dépassent les limites de ce que contiennent les livres.


Seulement, je ne vois pas vraiment d'intérêt à tout ça.

À quoi bon avoir du talent, si ça ne peut pas m'apporter ce que je veux vraiment ? Je souhaitais juste être heureux. Mais ce concept m'est devenu étranger. Je ne l'ai jamais connu depuis le jour où mon père biologique est décédé. Tick et moi avons fini par débarquer dans ce nouveau quartier lorsque Maman s'est trouvée un nouveau mari : cet horloger pathétique. Une nouvelle vie, de nouveaux voisins, une nouvelle atmosphère. J'aurais dû former de nouvelles attaches familiales avec mon beau-père, et me forger un nouveau bonheur.


Mais New York est une ville bien trop vaste.

Bien, bien trop vaste. Maman est morte de tuberculose avant même qu'on ait fini d'emménager ici. Notre beau-père n'en avait rien à faire de nous. En fait, je pense qu'il nous considérait comme une nuisance. Jusqu'à ce qu'il change d'avis en entendant les rumeurs à mon sujet, en tout cas. Il avait décidé, vous voyez, que je pourrai faire une bonne source de revenus pour lui.


Ce n'était pas ça, la famille que je voulais.

Je déteste mon beau-père. Il ne pense qu'à l'argent. Je n'ai aucun amour pour lui, et lui n'a pas plus d'affection pour moi. Tick, par contre, considère son nouveau père comme un membre de sa famille. L'horloger, lui, considère Tick comme le dernier des abrutis. Nous sommes pareils, tous les deux. Qu'il s'intéresse à nous ou pas, nos sentiments envers lui ne sont pas réciproques.



Tick aussi, je le déteste.

Mon grand frère est quelqu'un de complètement innocent. C'est pour ça que les choses finissent toujours mal avec lui. Comme avec mon cochon d'Inde. Il a tué mon premier et seul animal de compagnie, mon cochon d'Inde Jimmy. Je l'avais élevé moi-même, et je l'adorais vraiment. Tick a planté ces ciseaux qu'il transporte toujours sur lui dans le dos de Jimmy. Je ne sais pas pourquoi il a fait ça.


De toute façon, je ne veux pas le savoir.

Je ne lui ai pas adressé la parole depuis ce jour, et je n'ai aucune intention de le pardonner. Je me demande juste... Qu'est-ce qu'il pense de moi ? Je sais qu'il considère l'horloger comme un père. Mais je n'ai pas la plus petite idée de ce qu'il peut penser de moi. Tick se comporte de la même façon avec tout le monde, alors c'est impossible de savoir avec certitude.


Tout de même.

Je ne lui ai pas pardonné pour ce qu'il a fait, mais je tenais quand même à croire qu'il restait quelque chose entre nous, une sorte de connexion fraternelle. Une attache familiale. C'est pour ça que je pensais rester avec lui tel une famille, même si je le déteste.


Mais même ça prendra fin aujourd'hui.

L'horloger compte jeter Tick en pâture aux loups et déguerpir dans la foulée demain soir. Je ne veux pas vivre avec quelqu'un comme ça, devenir une poule aux œufs d'or chargée d'engraisser éternellement un homme pareil. Je ne suis pas arrogant. J'ai juste une confiance absolue en ma capacité à gagner de l'argent ; en tout cas plus que dans les capacités de mon beau-père, qui est parvenu à accumuler une dette faramineuse dans ce casino clandestin, une dette telle que la vente du magasin ne suffirait pas à rembourser. Bon, je n'emploierai pas forcément des moyens entièrement légaux, mais peu m'importe.


Je ne veux pas vivre avec mon beau-père.

Je ne parviendrai jamais à être heureux si ça devait arriver, peu importe l'argent que je récolte. J'ai imaginé mon avenir avec lui, comme si j'extrapolais une nouvelle équation à partir des réponses de mes manuels. Je n'ai vu que des jours d'ennui m'attendant. Je suis certain que mes prédictions s'avéreront vraies.


C'est pour ça que je me suis enfui.

Je ne dirais pas que je me suis enfui pour devenir plus heureux. Ce serait des sottises. Non, ceci est une expérience. Je mène une expérience sur moi-même, pour voir jusqu'où je peux fuir ces choses que je déteste, ces malheurs qui m'accableront sûrement.

C'est pour ça que je n'aurai aucun regret, quelque soit le résultat. Je n'aurai qu'à ajuster la procédure et à réessayer. Essayer encore et encore, jusqu'à ce que j'obtienne le résultat attendu.


Malgré tout...

J'ai encore un peu d'optimisme, un maigre espoir auquel je m'accroche. Ça fait déjà deux heures que je me suis enfui, mais dans mon cœur j'ose encore espérer que Tick vienne me chercher. L'espoir que j'entende sa voix qui m'appelle au loin. C'est un souhait égoïste, certes, mais ça m'intrigue, vous voyez. Les attaches familiales existent-elles vraiment ?

Et dans le cas favorable, s'étendraient-elles à quelqu'un d'aussi méprisable que moi, qui ose envisager de tester leur résistance dans une optique purement égoïste ? Voilà pourquoi je me laisse espérer. Espérer que mon expérience atteigne une fin prématurée lorsque quelqu'un derrière moi m'appellera. Si ça devait réellement se produire, je compte m'enfuir avec Tick. Je le déteste, oui, mais comparé à l'horloger il est bien plus–



Et derrière le garçon s'éleva une voix.


"Tack Jefferson. Douze ans. Célibataire."


Naturellement, la voix n'appartenait pas à son frère, ni à son beau-père.


"Qui est là ?!"


Le regard de Tack quitta les cieux obscurs pour redescendre sur terre, et se focalisa rapidement sur une lumière vacillante.


"Hmm. Peut-être était-il superflu de préciser 'célibataire'. Non, je l'affirme : il faut tout vérifier. Il n'y pas un seul phénomène au monde qu'il ne soit nécessaire d'observer."


Une personne était là, illuminée par l'aura tremblante de la lumière.


"...'Je l'affirme', hmm. Tout cela me fait penser à Nile, je me demande comment il se porte... Ah, je ne faisais qu'énoncer une réflexion personnelle. Ny prêtez aucune attention."


La lumière provenait de la silhouette ronde que tenait l'inconnu, un objet qui ne ressemblait en rien aux lampes que Tack connaissait. Elle faisait à peu près la taille de la tête d'un adulte, et sa forme évoquait le cocon d'un papillon. C'était comme une sphère qu'on aurait étirée verticalement, à la surface recouverte de papier blanc. Tack la regarda avec attention et vit que l'armature était formée par de nombreux fils métalliques entrelacés sous le papier. Étant donné la lumière vacillante qu'émettait la lanterne, une bougie devait être placée à l'intérieur.

Toutes ces réflexions ne lui prirent qu'un instant. Ce n'était pas vraiment le moment de se préoccuper d'une lanterne, mais la peur soudaine qui étreignait son cœur l'empêchait de regarder directement le visage de l'inconnu.


"Alors même si ça peut paraître un peu ridicule, je me dois de demander. Êtes-vous célibataire ?" interrogea doucement le nouvel arrivant, forçant Tack à passer outre son appréhension et à observer son interlocuteur. Éclairé par les lueurs dansantes, devant lui se tenait... un visage parfait, sublime, qu'on aurait pu confondre avec celui d'un ange.


Tack estima sans assurance qu'il devait s'agir d'un homme. La façon qu'avait l'inconnu de s'exprimer était le seul élément qui l'inclinait à penser ça. La voix elle-même était androgyne, le visage si gracieux que ç'aurait pu être celui d'une femme. L'inconnu avait une expression mature, mais semblait encore relativement jeune. La lumière provenant de la lanterne se reflétait étrangement sur ses vêtements blancs, lui donnant presque l'air de briller dans la nuit.


"Je suppose qu'il doit être déstabilisant de se retrouver pressé de questions aussi brusquement. Toutes mes excuses. Ah, est-ce que c'est cette lanterne qui vous intrigue ? Cela s'appelle un chouchin. Je l'ai fait moi-même, en m'appuyant sur la description que m'en avait tenu un ami japonais. Toutefois, je n'avais que ses mots pour me guider, et je n'en ai jamais vu de mes propres yeux, alors je ne saurais garantir l'exactitude de cette réplique."


L'homme souriait gentiment tout en parlant, comme pour calmer les appréhensions du garçon. Tack sentait les questions se bousculer dans son esprit, mais n'arrivait pas à trouver les mots pour les exprimer. Une espèce d'étrange aura pesante émanait de l'homme, et il hésitait à lui répondre. L'inconnu garda le sourire en voyant Tack lutter pour trouver ses mots, et se rapprocha d'un pas.


"Il y a un point que je dois établir avant toute chose. Notre rencontre ici n'est pas une coïncidence."


"Quoi–"


Tack fit instinctivement un pas en arrière, incertain des intentions de l'homme. Il n'arrivait pas à rassembler le courage de s'avancer vers cet inconnu ; mais il ne se sentait pas non plus suffisamment brave pour se retourner et s'enfuir, aussi se retrouva-t-il figé sur place, incapable de se décider. L'homme dégageait vraiment une atmosphère singulière ; Tack n'aurait su dire s'il s'agissait de charme ou de menace.


"Non, ce n'est pas une coïncidence. J'estime que c'est un instant crucial. Oui, j'attendais votre venue. Je sais dans quel prédicament se trouve actuellement votre famille ; en déduire que vous abandonneriez le logis familial cette nuit était tout à fait dans la mesure de mes capacités. Vous voyez – et je vous présente d'avance mes excuses sincères – j'observe vos moindres faits et gestes depuis un mois. Et ma surveillance a porté fruit, m'accordant ce soir l'opportunité de vous rencontrer."


'...Mais qu'est-ce qu'il raconte ?'


L'inconnu poursuivit son récit, alors que Tack luttait encore pour comprendre ce qui se passait. On aurait presque dit qu'il ne s'adressait pas au garçon, mais tenait un monologue adressé à lui-même afin de confirmer la raison de sa présence.


"Vous êtes bien plus brillant que ceux qui vous entourent en ont conscience. Je suis venu ici parce que j'avais entendu parler d'un génie du nom de Claire Stanfield, mais il semblerait qu'il soit déjà parti... C'est à cette occasion que j'ai appris votre nom, et je dois dire que vous pourriez bien vous avérer encore plus remarquable que le jeune Stanfield."


L'inconnu fit un autre pas en avant. Un pas de plus vers Tack. Il y avait encore quelques mètres entre eux deux, mais la voix de l'homme s'insinuait dans les pensées du garçon comme s'il était déjà en train de lui murmurer dans l'oreille.


"Je dois avouer que j'apprécie votre niveau idoine de malchance. Et j'approuve la façon dont vous avez abandonné votre vie derrière vous sans aucune hésitation, évitant à l'avance le désespoir qui vous attendait. Vraiment, vous êtes un spécimen fascinant."


"Qui... êtes-vous ?"


C'était la seule question que Tack avait réussi à construire, et il lui avait fallu rassembler tout ce qui restait de sa volonté faiblissante pour la forcer à sortir. Maintenant qu'il avait réagi pour la première fois de la conversation, il était sûr que l'inconnu allait répliquer avec un autre discours interminable. Peut-être aurait-il été plus sage de s'enfuir à toutes jambes, mais sa curiosité envers l'homme mystérieux dépassait désormais l'inquiétude qu'il ressentait.


"Ah, moi ?"


L'homme déplia la couche extérieure de son chouchin... et plaça son doigt contre la flamme de la bougie à l'intérieur.



"Je suis... un monstre."



Sa main droite tenait la lanterne, tandis que sa main gauche plongeait dans la flamme à l'intérieur. Normalement, Tack aurait cru à un simple tour de magie. N'importe qui pouvait faire la même chose, il suffisait de refroidir suffisamment sa main au préalable avec de la glace ou autre chose, puis d'exploiter astucieusement une couche d'humidité ou d'air pour dissiper momentanément la chaleur.


Mais très vite la main de l'homme prit feu, sa chair se mettant à brûler avec ardeur. Et ensuite... La peau qui aurait dû fondre et se détacher de sa main immolée vint se remettre en place et commença à se réparer devant ses yeux. La main de l'homme était couronnée de flammes ; mais Tack eut beau l'observer pendant un long moment, la chair ne fondit jamais complètement. Le garçon inspira profondément, captivé par le spectacle de la main se régénérant au cœur du feu... puis ses yeux se durcirent et il commença à analyser le phénomène.


"Un trucage ? Non, mais..."


Après un moment de réflexion, Tack eut recours à la méthode la plus rapide à sa disposition pour expliquer la situation. En d'autres termes, il décida de demander directement à l'inconnu.


"Laissez-moi vous reposer la question... Qu'est-ce que vous êtes ?"


"Oh ? Je suis impressionné. Je ne m'attendais pas à ce que vous conserviez un calme pareil face à un tel spectacle. La plupart des spécimens auxquels j'ai montré ceci ont eu tendance à paniquer, vous voyez. Même Goose a réagi plus violemment que vous... Certes, il est vrai que cette fois-là j'avais décidé de ne pas m'embarrasser de démonstrations aussi modérées et avais opté pour me trancher la veine jugulaire sous ses yeux."


Ayant esquivé la question de Tack, l'homme continua, sa voix augmentant de volume avec l'excitation.


"Vous auriez pu me trouver perturbant et décider de vous enfuir. De telles actions rentrent parfaitement dans la norme des comportements attendus chez un humain, et je n'aurai pas été particulièrement déçu... Même si je n'avais pas l'intention de vous laisser vous échapper."


Le regard de l'homme s'écarta de Tack pour se fixer sur un point derrière lui. Comme s'il obéissait à un ordre inconscient, le garçon se retourna et découvrit un nouvel arrivant se tenant juste derrière lui. C'était une fille de son âge, portant une tenue sombre. Elle se tenait à peine à un mètre de lui, ses yeux dorés le dévisageant à travers une frange de cheveux noirs. Il n'y avait rien qui ressemblât à de l'émotion dans ces yeux ; elle se contentait de le fixer en silence, telle une poupée.



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"Chane, il semblerait que notre invité n'ait pas l'intention de s'enfuir, tu peux nous laisser."


La fille acquiesça et s'éclipsa, retournant sans un son dans la pénombre. Un silence absolu envahit la scène, comme pour confirmer qu'il n'y avait jamais eu personne d'autre qu'eux deux en cet endroit. La lumière de la lanterne n'éclairait plus que l'ombre du jeune garçon là où la fille se trouvait il y a un instant.


'...J'ai rêvé, ou bien...?'


L'enchaînement de situations bizarres commençait à convaincre Tack que tout ça n'était qu'une espèce d'hallucination. Il était en train de perdre pied. Ironiquement, ce fut la voix de l'inconnu, l'élément le plus étrange de toute cette situation, qui le ramena à la réalité.


"Bon, je suppose qu'il est temps que je me présente. Mon objectif est de découvrir et de comprendre les limites des matériaux qu'on désigne collectivement sous le terme d'humanité. À cet effet, je rassemble divers spécimens. Des spécimens tels que vous, par exemple..."


Il laissa sa voix s'éteindre graduellement, comme s'il venait de se rappeler un détail oublié. Sa main et sa lanterne avaient retrouvées leur état d'origine, au point qu'on aurait pu croire que la démonstration flamboyante n'avait jamais eu lieu ; Tack se demandait s'il n'avait pas tout simplement rêvé.


"Hé bien, hé bien. On dirait que j'ai oublié la chose la plus importante."


Le sourire détendu de l'homme s'effaça et son expression se fit légèrement embarrassée tandis qu'il secouait la tête. Ce geste semblait chez lui si naturel et intime, si parfaitement familier et cordial, qu'il n'en pouvait être que soigneusement calculé.


"Huey. Mon... Mmm, mon nom est Huey Laforet."


L'homme révéla finalement son identité, ainsi que la raison de sa venue. Comme s'ils se parlaient pour la première fois, et que tout ce qui avait précédé n'avait été qu'un rêve surréel.


"Je veux vous emmener avec moi. Vous emmener dans ce monde heureux que vous souhaitez découvrir avec tant de ferveur."



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