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1933 - The Slash - Bloody to Fair


Chapitre 4 : Rouquins aux yeux rouges




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"Voilà les parapluies~"


Tick et Maria étaient restés s'abriter de la pluie dans le bâtiment désert ; mais après plusieurs heures interminables sans le moindre signe d’éclaircie, Tick s’était décidé à courir jusqu’à la gare la plus proche pour récupérer deux parapluies. Elle n’était qu’à quelques minutes de marche, et Tick avait foncé là-bas le plus vite possible, mais le déluge était tel qu’il revint trempé jusqu’aux os après avoir fait l’aller-retour.


"...Merci, amigo," répondit Maria en forçant un faible sourire.


Elle ne s’était toujours pas pardonnée d’avoir blâmé Tick pour ses propres fautes, mais l'intéressé se comportait comme si rien ne s’était passé. C’était noble de sa part et grâce à lui, Maria avait réussi à retrouver un peu d'emprise sur elle-même ; mais en même temps, la façon qu’il avait de tout accepter sans protester pesait sur la conscience de Maria, comme si des chaînes d’acier enserraient son esprit. Si ça se trouve, Tick n'avait pas choisi d’ignorer délibérément leur conversation, elle lui était tout simplement sortie de la tête ; mais non, Maria refusait d’envisager cette possibilité.


"Hmm… Qu'allons-nous faire, maintenant ? Je ne pense pas qu’on puisse revenir les mains vides comme ça. Et nous ne savons pas où est parti M. Ronnie des Martillo, non plus."


Tick réfléchit encore un moment, puis acquiesça résolument et saisit la main de Maria dans la sienne pour l’aider à se relever.


"Nous n'avons qu'à repasser à la maison de M. Splot~"


"Qu..."


Maria hésita quelques secondes. C’était là qu’elle s’était presque battue à mort contre la femme à la lance. Là qu’elle avait vécu une défaite amère.


"Qui sait ? Peut-être que quelqu’un est revenu là-bas depuis tout à l’heure."


"O-Ouais. Oui, t’as raison, amigo."


Mais si c’était cette femme qui les attendait ? Maria essaya de se représenter la situation et se mit soudain à trembler, frissonnant de la tête aux pieds avec une ferveur qui ne devait rien à la température glaciale de la pluie.


‘...J’ai peur ? Moi ?’


"Ça va ?"


"Ah ah ah ! Bien sûr, bien sûr ! C’est toi qui me l’a dit, non ? Je n’ai pas du tout perdu ! Et si je retombe sur cette fille, c’est moi qui l’écraserai, tu vas voir ! Tu peux me faire confiance, amigo !" fanfaronna Maria, malgré la terreur qui la pétrifiait intérieurement.


Elle le savait, bien sûr. Elle savait que tout ce que Tick pouvait lui dire ne servirait à rien tant qu’elle ne serait pas en mesure de l’accepter par elle-même. Et pour y parvenir… il fallait qu’elle la batte.


Elle avait un peu retourné le problème, se disant qu’il y avait peut-être un autre moyen d’éliminer ce poids qui l’accablait, mais au final sa réflexion l’avait confortée dans l’idée qu'elle avait choisi la seule voie possible. Après tout, elle ne pouvait pas vraiment changer la façon dont elle fonctionnait et envoyer paître les habitudes de toute une vie. Elle était bien consciente qu’elle n’avait pas d’autre solution que d’affronter le problème la tête haute, comme elle l’avait toujours fait.


‘Mais ai-je vraiment une chance ?’ se demandait-t-elle. ‘Est-ce que je peux la battre… Non, est-ce que je peux battre sa lance ?’


Cette lance était une arme redoutable, et la femme qui la maniait était une adversaire tout aussi redoutable. Maria devrait pénétrer une zone de frappe presque deux fois plus longue que la sienne, et bien plus large en distance couverte, juste pour avoir une chance d’attaquer avec son katana. Même si elle arrivait jusque là, la pointe en croix de la lance était bien assez grande pour intercepter ses deux lames d’un seul coup.


Si seulement ses armes pouvaient frapper aussi loin que cette lance…


Maria secoua la tête d’un air farouche. Elle avait déjà remporté la victoire contre des flingues, non ? Et ceux-là avaient une portée qui surpassait de loin celle de n’importe quelle arme de mêlée. Blâmer sa défaite sur une simple différence de portée revenait à admettre pour de bon que ses épées étaient des armes inférieures. Malgré tout, elle ne pouvait pas nier que la lance avait une allonge plus grande. Inutile de se voiler la face.


Quand elle affrontait des gens munis d’armes à feu, elle se faufilait pour éviter les balles, esquivant non pas grâce à la vitesse mais grâce à son expérience du combat – elle repérait la direction dans laquelle pointaient les canons et se déplaçait en conséquence. Elle surpassait la différence de puissance avec de la technique pure. Mais aurait-elle autant de succès contre une lance que contre un pistolet ? Et pas n’importe quelle lance. Pouvait-elle l’emporter contre une lance maniée par l’adversaire qui l’avait déjà battue une fois, et sans avoir l’occasion de se préparer entre-temps ?


Certes, elle n’avait pas saisi toutes les nuances du style de combat de son ennemie, et il y avait de nombreux facteurs inconnus qui risquaient de rentrer en jeu durant leur prochain affrontement. Mais l’élément le plus important, c’était Maria elle-même, et elle craignait encore de ne pas avoir ce qu’il fallait pour vaincre. Elle n’avait pas peur de mourir, ça non. Ce qu’elle redoutait, c’est que la vie qu’elle avait menée jusque là – que ses épées, Murasamia et Kochite – soient rendues futiles et négligeables d’un seul coup.


Ses mains se serrèrent en deux poings furieux, dissimulant les tremblements qui les secouaient. Tick ne parut pas remarquer quoi que ce soit, et il envoya un sourire rassurant à Maria en lui disant, "Tout va bien. Je vais croire en toi pour de bon cette fois, d’accord ? Tu pourras battre n’importe qui, Maria."


Les yeux du jeune homme étaient clairs et honnêtes comme ceux d’un gamin, et Maria pouvait voir son propre visage réfléchi derrière ces cils légèrement plissés. Gênée du manque de retenue dont elle avait fait preuve, Maria acquiesça encore une fois avec énergie, pour masquer toute trace de son hésitation. ‘Bien entendu,’ disait son sourire, et elle fixa Tick droit dans les yeux pour la première fois. Peut-être était-elle envieuse de la facilité avec laquelle il arrivait à sourire de cette façon.


"...Oui, merci. Merci, amigo."


Elle prit un des parapluies dans la main de Tick, ignorant le regard vaguement confus qu’il lui jeta tandis qu’elle avançait et sortait du bâtiment. Remplie d'autant d’inquiétude que de détermination, elle s’avança dans la rue, sous un déluge qui semblait bien décidé à ensevelir toute la création sous ses eaux vengeresses.


On aurait presque dit qu’elle cherchait à camoufler les battements de son cœur en émoi dans le bruit infernal de l'averse.



— —



Sur la rive de l’Hudson

À l’usine déserte



"...Ce que ça veut dire, c’est que ces bâtards comptaient tous vous fumer depuis le début. Vous m’suivez toujours ?"


Le gang de Jacuzzi attendait en rond autour de Dallas qui gesticulait avec emphase au centre du bâtiment à l'abandon et dominait de toute son arrogance cette scène à l’éclairage plus qu’hasardeux. Sitôt rentré dans leur planque, il s’était mis à se pavaner avec une prétention ahurissante, comme s’il se prenait pour l'invité VIP d’un club incroyablement select.


Aucun des amis de Jacuzzi n’était très chaud à l’idée d’accueillir un type pareil parmi eux, mais les renseignements précieux qu'il détenait les retenaient de le jeter dehors par la peau des fesses. Ils auraient certes pu le torturer pour lui faire cracher ses infos, mais Jacuzzi n’aurait évidemment pas apprécié. Personne ne prit la peine de suggérer l’idée.


Au final, ils n’avaient pas eu besoin d’en arriver à de telles extrémités. Dallas avait à peine jeté un coup d’œil rapide dans la salle avant de se lancer directement dans une explication bavarde, leur racontant tout ce qu’il savait sur les Larvae et les immortels. Enfin, non, "raconter" n’était pas vraiment le terme approprié. La façon dont il s'adressait à eux exprimait clairement l’immense faveur qu’il estimait leur accorder, et au cas où ça n'aurait pas été suffisamment apparent, il avait même pris la peine de s’interrompre à plusieurs reprises pour le leur signifier de vive voix.


"N’oubliez pas, vous m’en devez une. Si je n’avais pas décidé de vous filer un coup de main… Hé bien, vous seriez déjà trop morts pour le regretter, morts comme des cons en plus."


"Mmm."


Jacuzzi et ses camarades trouvaient que l’histoire de Dallas tenait plus du conte de fées. Pour commencer, il y avait eu le récit de tous les déboires qui avaient mené Dallas à devenir immortel. Bien entendu, il avait soigneusement omis de mentionner les passages qui ne lui étaient pas très favorables, mais même ainsi ses explications paraissaient complètement invraisemblables à son audience attentive.


Jacuzzi s’était autrefois trouvé nez à nez avec le Rail Tracer, une créature terrifiante et surnaturelle, et le simple fait de savoir qu’une telle chose existait réellement rendait l’histoire de Dallas plus facile à avaler. Malgré tout, s’ils n’avaient pas tous vu de leurs propres yeux le corps de Dallas se régénérer et revenir à la vie, son récit rocambolesque d’élixirs d’immortalité et d’organisations secrètes dont l’influence s’étendait dans le pays entier aurait ressemblé à un ramassis de sottises. Ils avaient toujours du mal à l’accepter complètement, mais étant donné l’immortalité indubitable de Dallas, ils pouvaient difficilement nier qu’il disait la vérité. Toutefois, ses explications ne firent qu’amener plus de questions.


"Euh… Alors, cette fameuse Ennis qui était au manoir. Vous dites qu’elle travaillait avec ce type, le méchant ? Szilard, c’est ça ?"


"Ouaip, et ne vous laissez pas tromper par son joli minois. Elle a buté des douzaines de gens. Qu'est-ce que j'dis, des centaines carrément. Jamais vu une meurtrière aussi impitoyable."


Dallas n’avait aucune idée du nombre de personnes qu’Ennis avait pu tuer ou non, mais il lui fallait un détail qui apporte du "piquant" à l’histoire et des meurtres feraient aussi bien l’affaire que n’importe quoi d’autre. Techniquement, Ennis avait effectivement tué plusieurs personnes sous les ordres de Szilard, alors ce n’était pas totalement du flan.


"Mais… Mais elle avait l’air de connaître Isaac…"


"Isaac ? Oh, lui. On s’en tape de ces deux débiles, non ?"


‘Alors comme ça, ce gars-là s’appelle Isaac. Faut qu’je note ça quelque part, pour le retrouver et le crever plus tard.’


Isaac et Miria étaient tous les deux sur la liste des cibles de Dallas, mais il se dit que ce n’était pas une très bonne idée d’en parler à Jacuzzi et ses compagnons.


"Euh, alors, ah. Monsieur Dallas. Vous êtes vraiment de la famille Genoard, et c’était dans votre manoir que nous habitions ?"


"Bordel, il faut que je vous l’écrive ou quoi ?" maugréa Dallas.


"Ben, c’est un peu le morceau le plus dur à avaler de tes histoires, mon pote," interrompit une voix derrière Jacuzzi. Apparemment, John n’était pas aussi décidé à lâcher le morceau que son chef. "Tu essaies de nous faire croire que c'est toi le frère de Miss Eve, alors ?"


"Quoi…?" Dallas écarquilla les yeux un instant, avant de les plisser avec méfiance, surpris d’entendre le nom de sa petite sœur prononcé par un parfait inconnu. "Pourquoi connaissez-vous Eve ?"


"Pourquoi moi je la connais ? Et pourquoi je ne la connaîtrais pas ? Après tout, c’est elle l’héritière de la famille Genoard, et c’est elle qui nous a donné l’autorisation de résider dans le manoir…"


"Sérieux ?!"


Dallas ne pouvait en croire ses oreilles.


‘Eve ? L’héritière ? Mais putain ?! Qu’est-ce qui est arrivé à Papa et Jeff, alors ? Ils sont morts ? Quelqu’un a vraiment été leur en foutre une entre les deux yeux !’


Il inspira profondément et reprit son calme, mais son esprit courait toujours au galop.


‘Attends, alors s’ils sont morts… Je viens de toucher le putain de jackpot !’


Si son père et son frère aîné étaient tous les deux décédés, cela signifiait qu’il n'avait qu'à prouver qu’il était toujours vivant pour mettre la main sur la fortune familiale. Il n’accorda même pas une pensée à ses proches en apprenant qu'ils avaient été assassinés ; son esprit glouton exultait de joie à l’annonce de cette aubaine inattendue. Dallas ignorait le triste état dans lequel la fortune de la famille était tombée, et sa tête se remplit de visions de montagnes d’argent et d’une éternité passée dans le luxe.


"Hm ? Il y a un problème ?" demanda John, et Dallas leva en hâte une main pour se couvrir la bouche et mimer une quinte de toux.


"Euh. Em, non, je veux dire, ouais, Eve c'est ma petite sœur. Mais sachez que maintenant que je suis de retour, c’est moi l’héritier légitime de la fortu… de la famille."


"Ah, ce ne sont peut-être pas mes affaires, mais Miss Eve s’est faite un sang d’encre au sujet de son frère, et maintenant que nous l’avons vu en chair et en os… Disons, que tu n’es pas vraiment ce à quoi je m’attendais," fit remarquer John, sans prendre la peine de dissimuler son ton réprobateur. Normalement, Dallas se serait aussitôt foutu en rogne et aurait bondi sur lui, mais à cet instant il n’avait vraiment pas de temps à accorder à de telles bêtises.


Il repensait à la dernière fois où il avait vu sa sœur, revoyant la scène défiler dans sa tête.


Parfois les gens traitaient Dallas de bon à rien, et à dire vrai il faisait souvent de son mieux pour se montrer à la hauteur de cette réputation. La seule personne qui lui était précieuse – le seul être qui rattachait encore à la société ordinaire cet homme qui considérait même la mort de son père et de son frère comme un coup de chance inattendu – était sa petite sœur, Eve Genoard. Elle représentait aussi son talon d’Achille (sans vouloir insinuer, bien sûr, que Dallas ait quoi que ce soit d’aussi formidable que le héros grec mythique), et la seule personne au monde envers qui il lui arrivait de montrer ce qui pouvait ressembler à de la gentillesse.


"...Laissez-la en dehors de ça. Ce que je suis devenu, c'est mon problème," dit-il calmement sans même daigner accorder un regard méprisant à John. Détectant peut-être le changement dans son attitude, John n’insista pas au sujet de Eve. Dallas non plus ne mentionna plus sa sœur.


Eve était le point faible de Dallas, et c’est aussi pour elle qu’il était si véhément à l’idée de tuer Tim et Adelle. Il va sans dire qu’il avait dissimulé le fait qu’Eve avait été utilisée comme otage contre lui. D’abord parce que Jacuzzi et ses camarades étaient de simples pions pour lui, mais surtout, parce qu’il craignait que d’autres découvrent le seul point qui pouvait l’atteindre. Même à cet instant précis, Eve était en tête des préoccupations de Dallas.


Il s’était d’ailleurs arrêté pour lui passer un coup de fil avant d’aller trouver Firo Prochainezo, mais pour une raison inconnue, personne n’avait décroché. La peur lui avait étreint le cœur l’espace d’une seconde à l’idée que les Larvae avaient peut-être déjà mis leur menace à exécution. Mais il s'était très vite rassuré en réalisant qu’ils n’auraient jamais pu se rendre jusqu’à la propriété Genoard dans le New Jersey durant le court intervalle qu’il avait mis à s’échapper du manoir et à trouver un téléphone.


Il ne pouvait nier qu’une partie de son esprit se faisait encore du souci pour elle, mais il ne pouvait de toute façon pas faire grand chose pour la prévenir du danger qu’elle courait. Non, il fallait qu’il suive un autre plan d’action pour la garder en sécurité. Il fallait qu’il s’occupe de Tim et Adelle, ainsi que du reste des Larvae. Et pour cela, il avait besoin de trouver un moyen d’amener cette bande de gosses dépenaillés à à se plier à ses quatre volontés.


La question étant, comment faire pour convaincre Jacuzzi que Tim et Adelle étaient ses ennemis ?


Dallas n’avait pas été informé de tous les détails sur l’objectif des Larvae. Mais il se rappelait sans le moindre doute que Tim avait mentionné avoir besoin de main d’œuvre, et qu’il avait parlé d’attaquer un endroit. Alors Dallas s’était basé sur ces informations pour laisser courir son imagination, tirant ses propres conclusions et ajoutant une couche de créativité artistique à ses dires. D’après le peu qu’il avait entendu, il supposait que les Larvae ne possédaient pas le secret de l’immortalité – le fameux "élixir" qu’ils avaient mentionné. Autrement dit, cet élixir se trouvait fort probablement à l’endroit qu’ils comptaient attaquer.


"Ouais, comme je vous disais. Ces salauds de Larvae comptaient se servir de vous pour faire diversion, et vous faire attaquer l’endroit où se trouve l’élixir pendant qu’ils se faufilent discrètement à l'intérieur et qu'ils se taillent avec le produit."


Dallas ignorait complètement si l’élixir d’immortalité que cherchait les Larvae était l’ersatz qu’il avait bu ou le vrai produit. Mais quoi qu’il en soit, il n’était pas difficile de deviner ce qui se passerait une fois qu’ils auraient atteint leur but.


"Ils comptaient sûrement tous vous buter une fois qu’ils auraient eu ce qu’ils voulaient… Ou ptét’ bien qu’ils l’auraient partagé avec vous. Comme promis. Mais qu’est-ce qui se passerait ensuite, hein ? Qui sait, ils ont peut-être un véritable immortel avec eux, et vous vous seriez tous faits dévorer."


Tim n’avait pas pris la peine d’élaborer sur le sort qui attendait le gang de Jacuzzi, mais Dallas continua son explication en partant du principe que les Larvae les auraient trahis sitôt la mission terminée. Il insista encore et encore sur ce point.


"Réfléchissez un peu. Ils vous ont laissé me voir – maintenant vous connaissez le grand secret. Vous savez que les immortels existent. Vous pensez vraiment qu’ils vont vous laisser partir tranquillou comme ça, même si vous les envoyez bouler ?"


"Oh non…"


Son plan semblait fonctionner, vu comment Jacuzzi avait l'air au bord des larmes et échangeait des coups d’œil alarmés avec ses amis.


"On est encore tombés dans un sacré pétrin, pas vrai ?"


"Hé merde. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?"


"Ces connards pensaient qu’ils allaient nous rouler ni vu ni connu, hein ?"


"Hyaha."


Ils semblaient enclins à faire confiance à Dallas et exhortaient leur chef à prendre une décision, mais certains d’entre eux – dont Nice et John – paraissaient encore dubitatifs.


"Attends une minute, Jacuzzi, pas de conclusions hâtives."


"Je ne dirais pas que tu nous mens… Mais il me semble clair qu’une bonne partie de ce que tu racontes n’est que de la conjecture."


Tim et ses Larvae les inquiétaient, pas de doute possible, mais cela ne voulait pas dire qu’ils allaient baisser leur garde autour de Dallas et croire aveuglément tout ce qu’il racontait.


‘Bah. Ces putains de bons à rien me traitent de menteur ? Mais ils se prennent pour qui, franchement ?’


Dallas les injuria copieusement sous son crâne, mais maintint une façade de calme absolu.


"Ben, c’est à vous de voir si vous me croyez… Si vous pensez que j’en ai quelque chose à fiche de ce qui vous arrive, hein," répondit Dallas, en jetant un regard lourd de sous-entendus à Jacuzzi. Le garçon réfléchit un moment et décida de commencer par faire le point sur les informations en leur possession, en partant du début.


"Euhh… Alors vous disiez que vous n’étiez pas sûr de quel genre d’organisation formaient ces Larvae, c’est ça ? Vous êtes certain que le chef est bien cet homme appelé Tim, au moins ? Personne d’autre ? Il n’y a personne au-dessus de lui, aucun groupe qui tire les ficelles ?"


"Quoi, tu crois qu’ils m’ont gentiment fait un exposé sur—"


Dallas s’interrompit en pleine réplique, son esprit frappé par un souvenir récent.


‘Maintenant que j’y pense, ils étaient bien en train de jacter un truc quand je me suis réveillé, en fait.’


"Nous sommes une bande de détraqués fous à lier."


‘Ça, c’est sûr. Attends, il y avait encore quelque chose...’


"Nous sommes une bande de détraqués fous à lier, au service de Huey Laforet."


‘C’est ça, le nom c’était...’


"Huey Laforet…" dit finalement Dallas, ayant achevé son flashback intérieur. Il était surpris de voir qu’il se souvenait encore du nom. Probablement qu'il l'avait l’aperçu une fois dans un journal ou autre. "Ouais, maintenant je me souviens. Ils ont dit qu’ils bossaient pour ce mec appelé Huey Laforet…"


Il était plus en train de se parler à lui-même qu'aux autres, mais ses paroles eurent un effet dévastateur sur son auditoire. Les camarades de Jacuzzi cessèrent aussitôt leurs bavardages et plongèrent dans le silence, leurs yeux se tournant comme un seul homme vers la jeune femme qui se tenait en périphérie du groupe.


"Hein ?"


Dallas suivit leurs regards, surpris par le changement soudain dans l’atmosphère. Il finit par remarquer une jeune femme aux cheveux noirs et aux yeux dorés, et il était évident même pour lui qu’elle était fondamentalement différente des autres gringalets. Elle se tourna et croisa son regard avec une intensité effrayante, les yeux grand ouverts, le dos redressé droit comme un piquet.


"Q-quoi ?!"


Elle ne répondit pas à son exclamation irritée ; Jacuzzi prit la parole d'une voix tremblante à sa place.


"Vous… vous êtes bien sûr de ça ? Du nom de leur chef ?"


"...Pourquoi tu m’demandes ça ? Quoi, ce type Huey, c'est une star ou quoi ?"


"Ah… Disons que nous, nous le connaissons. Presque. Bon, je ne l’ai pas rencontré moi-même, mais…"



Pour la plupart des gens, le nom ‘Huey Laforet’ évoquait le terroriste de triste mémoire qui avait fait les gros titres il y a quelque temps après avoir tenté de renverser le gouvernement ; mais pour Jacuzzi et ses amis, ce n’était pas tout à fait la même chose.


Leur gang avait tenté de dévaliser un train il y a deux ans de ça, et suite à un sacré manque de bol ils s’étaient retrouvés face à une bande de terroristes qui comptaient s’emparer du même train. Les terroristes, un groupe d’hommes en costume noir qui se désignaient comme les Lemure, avaient mis en œuvre leur plan en escomptant demander la remise en liberté de leur chef, Huey Laforet.


C’était un plan ambitieux et soigneusement préparé, qui consistait à prendre un train rempli de passagers en otage, mais malheureusement pour les Lemure, le gang de Jacuzzi s’était opposé à eux. Sans compter un autre groupe de gens qui n’avait rien à voir avec les deux autres mais qui souhaitait également prendre le contrôle du train et s’était jeté dans la mêlée sans hésiter, ni même cette créature terrifiante surnommée le Rail Tracer qui avait attaqué le train. Il va sans dire que les Lemure avaient subi une défaite écrasante.


Une des rares parmi eux à avoir survécu au fiasco avait fini par rejoindre le gang de Jacuzzi. Son nom était Chane Laforet, et c’était la fille biologique de Huey Laforet. Jacuzzi et ses camarades savaient tous qui elle était et d’où elle venait, et ils l’avaient quand même accepté sans condition comme l’une des leurs ; depuis, elle menait une vie paisible et sans incident avec eux à New York.


Jusqu’à l'instant d'avant, en tout cas. Jusqu’à ce que Dallas mentionne le nom de Huey Laforet.


"Quoi ? C’est quoi le délire, là ? Allez, crachez le morceau," dit Dallas, complètement déstabilisé par leur réaction soudaine. Mais si Dallas était simplement perdu, Chane venait elle de voir son monde se renverser sous ses yeux.



‘Comment. Comment se fait-il qu’ils aient mentionné le nom de Père ?’


Chane tremblait violemment, incapable de faire face à la brusque réalité qu’elle devait affronter. Le plus terrible dans ce qu’elle venait d’apprendre, c’est que si Dallas disait la vérité et que son père contrôlait effectivement les Larvae, alors tout s’expliquait. Ça expliquait comment ils avaient eu connaissance de l’existence des immortels. Ça expliquait pourquoi ils essayaient d’en créer de nouveaux. Si elle examinait la situation en supposant qu’il s’agissait d’une des expériences de son père, alors tout prenait sens.


Mais les Larvae savaient-ils qui elle était ? Chane était curieuse, mais réalisa qu’elle ne pouvait pas vraiment tirer de conclusion en se basant uniquement sur ce qui s'était passé au manoir. Après tout, son père était précisément le genre d’homme capable de ne voir sa fille que comme un cobaye de plus. Pour ce qu’elle en savait, en dehors de lui-même, il n’existait qu’une seule personne au monde que son père considérait comme un être humain.


Il existait une raison pour laquelle son père refusait de sacrifier de parfaits innocents au nom de ses expériences. Il avait expliqué à Chane, et uniquement à Chane, quelle était la raison. "Elmer serait déçu," avait-il dit.


Elle n’avait jamais eu la chance de rencontrer ce fameux Elmer en personne, mais elle devinait sans mal qu’il devait s’agir d’un ami de son père. Les seuls moments où son père laissait ses émotions transparaître sur son visage, c’était lorsqu'il parlait d’Elmer. Et à l’inverse, son père était toujours légèrement distant quand il parlait d’autres personnes.


Enfin bref. Huey Laforet ne sacrifiait jamais d’innocents. Mais envers ceux qui ne rentraient pas dans cette catégorie – ceux qu’il considérait comme des "spécimens" – il ne faisait preuve d’aucune pitié. C’était ce qui inquiétait Chane.


‘Si… Si Père a décidé que Jacuzzi et ses amis étaient des spécimens… Alors j’imagine que moi aussi j’en suis probablement un pour lui. Ça ne me gêne pas. Je me sacrifierai avec joie pour Père. Mais…

Mais pourrais-je rester là et observer pendant que Jacuzzi est… ou Nice… ou Donny, John, Fang, Jack, Nick…’


Les noms des camarades qui l’entouraient tourbillonnaient dans sa tête. Ils étaient ses amis, des gens qui l’avaient accueillie comme l’une des leurs sans se formaliser de son passé. Ils étaient ses camarades, de vrais camarades, bien loin des pseudo-alliés qu’elle avait connus durant son passage chez les Lemure.


Que ferait-elle, si son père devait lui ordonner de les tuer ?


À la réflexion, elle obéirait probablement à la requête de son père. Mais ils lui étaient presque aussi chers… Non, ces jours-ci, elle était aussi attachée à eux qu'à son propre père. Plus elle y pensait, plus elle se sentait perdre pied.


La peur était une émotion qu'elle n'avait jamais connue avant de rencontrer le gang de Jacuzzi. Il avait fallu qu’elle découvre la vie dans les rues de New York pour réaliser ce qu'on ressentait à l'idée de perdre quelque chose de précieux. Pour Chane Laforet, qui aurait sacrifié sa vie sans une arrière-pensée si son père le lui avait demandé, l’idée de perdre ses amis était la plus terrifiante qu’on puisse imaginer. Tout comme Maria, qui avait été terrifiée à l’idée de perdre sa fierté… Chane était au point de rupture, luttant pour ne pas se laisser emporter par un redoutable maelström d’émotions.


"Alors ? C’est qui c’te fille, pourquoi vous la regardez comme une bête curieuse ?"


"Euh, en fait…"


Jacuzzi balbutia et détourna la tête, refusant de répondre. Agacé, Dallas ouvrit la bouche pour dire à ce gamin de cracher le morceau ou sinon…

Mais il n’en fit rien. Tous les gens présents dans l’usine abandonnée réalisèrent soudain qu’il se passait quelque chose d’anormal. On aurait dit que l’air avait rafraîchi brusquement. Comme si quelque chose qui n’était pas là auparavant venait d’apparaître…


Dallas regarda autour de lui, essayant de repérer cette présence dont ses sens l'avaient alerté, et la trouva très vite. Là. La fille aux yeux dorés, celle que tout le monde dévisageait. Non. Derrière elle. Derrière elle se trouvait une ombre qui n’y était pas quelques secondes plus tôt. Pourtant, Dallas n’avait pas quitté Chane des yeux, tout comme Jacuzzi et les autres. Quand est-ce que cette silhouette était apparue ? Personne n’aurait su l’affirmer, si ce n’est son propriétaire lui-même.


"Ah…"


Jacuzzi tressaillit malgré lui, réalisant à qui appartenait cette silhouette. Chane, cependant, était toujours en prise avec les doutes qui l’avaient assaillie, et ne semblait pas avoir réalisé qu'une personne se tenait derrière elle. L’éclat de son regard se fit de plus en plus intense sous le coup des émotions qui l'agitaient, qui menaçaient de déborder et de lui faire perdre contrôle…


Et soudain l’ombre fit un pas en avant et plaça doucement ses mains sur les épaules sveltes de Chane. Elle sursauta à cette étreinte inattendue, mais réalisa vite de qui il s’agissait et se détendit, en se laissant glisser dans le creux de ses bras. C'est à peine si les muscles de son visage tressaillirent, et ceux qui ne la connaissaient pas bien n’y auraient sûrement vu aucune différence, mais le soulagement de Chane était indubitable.


"Ça va aller," murmura doucement la silhouette, d’une voix apaisante. "Ça va aller. Quel que soit le problème, tu n’as pas à t’inquiéter. Je suis là pour toi."


Pour un observateur quelconque, les mots de l'inconnu auraient paru d’une arrogance outrecuidante, présumant aveuglément que sa présence suffirait à régler les problèmes de Chane sans même savoir en quoi ils consistaient. Mais elle savait que ce n’était pas de la vantardise. On aurait dit une promesse en l’air, mais Chane savait que l’assurance de la personne derrière elle était basée sur une force absolue et solide comme le roc. Il pouvait transformer n’importe quelle déclaration anodine en un décret irréductible, simplement en lui prêtant sa voix, simplement en y croyant.


Tous les gens présents connaissaient son nom et ce dont il était capable. Tous sauf Dallas, bien sûr. De son côté, Dallas n’avait aucune idée de qui pouvait être l'inconnu, mais il s’aperçut qu’il tremblait malgré lui, affecté inconsciemment par tous les visages devenus brusquement pâles autour de lui.


"Q-qui…?"


Le mot qu’il parvint finalement à forcer à travers ses lèvres sèches résonna dans l’air figé de la salle, lui attirant un unique regard de l’homme qui enlaçait Chane. Un seul coup d’œil, pas plus, comme s’il avait perçu, jugé, et rejeté tout ce qu’il y avait à savoir sur Dallas dans ce bref instant. Normalement, la façon dont il venait d’être froidement ignoré l’aurait rendu furieux, mais Dallas se sentait presque paralysé ; il déglutit avec difficulté tout en surveillant le moindre mouvement de l’homme. S’il détournait les yeux ne serait-ce qu’un instant, il était mort. L’homme devant lui irradiait une aura de danger si terriblement oppressante que Dallas avait du mal à réfléchir calmement. Les cheveux de cet homme, d’un roux flamboyant sous la lumière crue de l’ampoule, faisait penser aux couleurs employées comme des signaux d’avertissement par les animaux toxiques.


‘Merde.’


Dallas réalisa que son esprit venait tout simplement d’abandonner et d’admettre défaite.


‘Ce mec est… dangereux.’


Il n’avait aucun moyen de le savoir, mais les émotions qui s’agitaient en lui en ce moment étaient pratiquement identiques à celles que Jacuzzi et ses amis avaient ressenti un peu plus tôt au Manoir Genoard, confrontés à Ronnie Schiatto. Dallas lui-même s’était trouvé dans divers états d’inconscience ou de mort pure et simple durant l'arrivée de Ronnie, aussi n’avait-il rien remarqué, mais ceux qui avaient pu voir aussi bien Claire que Ronnie avaient très vite pu constater le point commun entre ces deux hommes : face à eux, n'importe qui se sentait saisi de l'envie pressante de plier bagages et de décamper sans demander son reste. Pour le gang de Jacuzzi, il s’agissait de la deuxième rencontre de la journée avec un homme aussi dangereux, mais ils n’étaient visiblement pas aussi tendus que devant Ronnie. Ils savaient que l’homme en face d’eux en ce moment n’était, au moins, pas un ennemi.


"Monsieur... Claire."


"Pour vous, ce sera Felix," répondit l’homme à Jacuzzi sans même prendre la peine de se retourner.


"Ah… c’est vrai, pardonnez-moi, M. Felix."


"Claire est le nom de mon âme. Seule Chane est autorisée à m’appeler ainsi. Qu’est-ce que vous n'arrivez pas à comprendre là-dedans ?"


Il s‘exprimait d’une voix détendue, mais les ondes de menace diffuse qui émanaient de sa personne montraient bien qu’il était mortellement sérieux. Il paraissait ridicule que seule Chane, une femme muette, soit autorisée à l’appeler par son véritable nom, mais personne n’osa dire quoi que ce soit.


L’homme qui répondait au nom de Claire mais insistait pour qu’on l’appelle Felix baissa les yeux vers Chane pendant quelques secondes, souriant doucement tout en effleurant la petite coupure sur sa joue.


"...Est-ce que tu es blessée ailleurs ?" demanda-t-il, et Chane secoua négativement la tête.


Felix laissa échapper un soupir de soulagement… et comme par magie, l’atmosphère pesante qui enveloppait l’usine se dissipa.


"Je vois… Mmm, hé bien, tu sais." Il fit semblant de tousser. "Je suis heureux que tu sois en forme."


Chane le fixa droit dans les yeux, comme si elle avait quelque chose à lui dire.


"Hein ? Ah, c’est ça qui t’inquiétait ? Je t’assure, tout va bien se passer. Tu comptes plus pour moi que n’importe quel boulot… Ouais, ouais, ne t’en fais pas pour ça. Je vais discuter de l’affaire avec Luck, et régler le problème avec ce Ronnie d’une façon ou d’une autre… Mhmm. Bien sûr. Je vais m'assurer que personne ne touche à tes amis," dit-il, s’interrompant de temps en temps comme s’il attendait la prochaine question.


Chane n’avait pas dit un mot, ou même ouvert la bouche, mais ça n’empêchait pas Claire de lui sourire avec assurance et de continuer, "Quoi ? Oh oui, pas de souci. Je m’occupe de ton père aussi. Il sera mon beau-père un jour, après tout ? C’est le moins que je puisse faire. ...Ah, encore une chose. La personne qui a osé faire ça à ton visage… Ben, je pense qu’il est inutile de te préciser que je compte me charger d’elle, non ? Je ne le fais même pas pour toi. Pas vraiment. C’est juste que je ne peux pas laisser passer ça, question de principe."


Il avait l’air de se parler à lui-même, en gesticulant dans le vide. On aurait facilement pu le prendre pour un évadé de l’asile psychiatrique. Mais avec un peu d’attention, on pouvait voir que Chane réagissait aux paroles de Felix, qu’elle acquiesçait ou secouait la tête lorsqu'il finissait ses phrases. Parfois elle se mettait même à sourire. On aurait dit qu’elle réussissait à discuter avec lui, d’une certaine façon.


"Euh, M. Felix," intervint Jacuzzi après avoir finalement trouvé le courage d’interrompre l’échange des deux fiancés, "vous pouvez vraiment comprendre ce que dit Chane ?"


"Bien entendu."


Jacuzzi le fixa avec curiosité quelques instants avant de se tourner vers Chane. Réalisant ce qu’il voulait lui demander, elle acquiesça immédiatement, confirmant qu’il y avait bel et bien une conversation entre eux deux.


"Mais vous n’utilisez pas le langage des signes, ni aucun autre système. Comment faites-vous ?" demanda Nice, en secouant la tête.


Felix la dévisagea comme si c’était elle qui était bizarre et répondit, "Je lis dans ses yeux, bien sûr."


"C’est n’importe quoi."


"Ah, vous savez, j’aime Chane du plus profond de mon cœur, c’est probablement pour ça," répondit Felix sans la moindre trace d’embarras. Il était visiblement cent pour cent sérieux. Jacuzzi réalisa qu’il était futile d’insister et, malgré cette explication absolument déconcertante, garda pour lui les nombreuses questions qui le démangeaient. Chane, elle aussi, regardait son fiancé comme s’il venait de lui pousser une seconde tête ; mais, à moins que ce ne soit leur imagination qui leur joue des tours, Jacuzzi et ses amis avaient l’impression de distinguer une nuance rose pâle sur ses joues. Elle était peut-être gênée.


L’homme qui attendait près de sa fiancée impassible agita les mains de façon grandiloquente, changeant le sujet de la discussion.


"Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?"


Felix Walken, qui empruntait parfois le nom de Vino, jeta un coup d’œil à toute la salle, avant d’arrêter brusquement son regard sur Dallas. Dallas pâlit visiblement, toujours dans le brouillard complet par rapport à ce nouvel arrivant, mais Claire l’ignora et ouvrit grand les bras d'un air théâtral.


"Tu n’as pas froid aux yeux, toi ; oser te servir de moi comme ça. Tu devrais faire attention : avec un outil aussi tranchant, tu risques de te couper par mégarde… Compris ?" dit-il, en envoyant un signal de la tête à Dallas.


"Que…"


L’héritier Genoard se trouva soudain la cible de tous les regards, et il était toujours désespérément perdu.


"Qu… Vous êtes qui, putain de b—"


"Ouais, ouais, cause toujours. Je me moque de ce que tu peux bien raconter. J’ai déjà tout entendu de toute façon."


Personne ne savait quand est-ce qu’il était entré dans l’usine, alors difficile de savoir ce qu'il avait pu entendre des explications de Dallas, en supposant qu’il ait réellement entendu quoi que ce soit. Cependant, Dallas ne se sentait pas d'envie à lui faire la remarque. La lueur dans les yeux de Felix Walken indiquait à tous qu’il n’admettrait aucune contestation. La pénalité si on ignorait cet avertissement pouvait très bien s’avérer fatale.


Et donc Dallas se contenta d’acquiescer, l’esprit rempli d'un vague sentiment d’appréhension.


"Bon, alors ne traînons pas. Tu essaies d’utiliser ces gamins pour te débarrasser des Larvae, c’est leur nom il me semble ? Oh, je vois. Tu as un compte personnel à régler avec eux, hein."


"Qu…"


Démasqué sans avoir rien vu venir, Dallas avait l’air estomaqué, mais il n’était pas le seul à être surpris. Les camarades de Jacuzzi se lancèrent aussitôt dans des bavardages frénétiques. Certains d’entre eux – Jacuzzi, Nice et John, entre autres – avaient deviné le plan de Dallas depuis un moment et attendaient juste de voir où il voulait en venir ; mais maintenant que Felix avait révélé les intentions de Dallas à tout le monde, ils n’avaient plus qu’à observer attentivement ce qui allait se passer.


"Vous… Je… Ce n’est pas…"


"Ouais, ouais, laisse tomber," l’interrompit Felix, agitant la main d’un air distrait. "C’est pas mon style de tourner autour du pot. Comme je disais, ne traînons pas."


Il s'avança nonchalamment jusqu’à l’endroit où Dallas était assis et plaça tranquillement une main sur son épaule, se penchant sur l’autre homme. Son visage était souriant, mais la force redoutable que renfermait sa voix perçait à travers son allure enjouée.


"Je me moque complètement de ce que tu manigances. Quoi que tu aies envisagé, cela ne représente plus aucune menace à partir du moment où je suis là," proclama bruyamment Felix, avec une arrogance ultime qui humiliait les meilleurs efforts de Dallas. "Peu m'importe quel plan tordu tu as pu concocter. Ce serait une pure perte de temps de gaspiller des secondes de mon temps à considérer que les petites combines qu'une petite frappe comme toi a pu imaginer aient la moindre chance de mettre mon monde en danger, et ces gamins ne sont pas nés d’hier non plus. Alors laisse-moi juste préciser une chose. Si tu comptes vraiment te servir de moi – de nous – alors très bien. Fais-toi plaisir."


La menace que dissimulait ces mots était évidente pour tous.


"Sache juste que nous aussi nous allons nous servir de toi," hein...


Pas besoin de prononcer la phrase ; Dallas était déjà terrifié par la menace implicite.


"Mais moi aussi je vais me servir de toi comme ça m’arrange."


‘Ah, il l’a balancé cash.’


La rencontre entre les deux hommes, si on pouvait appeler ça ainsi, se termina sitôt commencée, mais elle avait plus que suffi à Dallas pour réaliser qu'il était face à quelqu'un qu'il ne fallait pas prendre à la légère. Felix Walken n'était pas le genre de personne qui complotait dans l'ombre, ajustant ses plans pour exploiter les faiblesses de son adversaire. Non, il se contentait de mettre en œuvre le premier plan qui lui passait par la tête. Il possédait la confiance absolue capable de soutenir ses actions quelles qu'elles soient.


'Cet enfoiré a tout ce qu'il me manque. Toute la force dont j'ai besoin, c'est lui qui l'a. Absolument tout. Il a probablement toute la force qui existe dans ce putain de monde !'


Face à Felix, l'émotion qui le hantait n'était pas l'envie, mais la terreur.


'Comment un type pareil peut-il exister ? C'est pas du jeu !'


Dallas n'avait même pas vu Felix en action, mais le simple fait que cet homme puisse parler et agir à son gré sans la moindre retenue lui prouvait la puissance que possédait Felix aussi sûrement que s'il en avait eu la démonstration. Il se sentait dans ses petits souliers face au mystère Felix Walken, mais il n'avait pas vraiment la possibilité de s'enfuir à toutes jambes ; aussi garda-t-il une façade de calme apparent malgré la sueur qui coulait sur son front, tout en cherchant désespérément une excuse pour se sortir de cette situation. Mais avant même qu'il ait pu ouvrir la bouche pour dire quoi que ce soit, Felix reprit soudainement la parole, penchant la tête d'un air curieux.


"Hé, tu nous caches encore quelque chose, non ?"


"Que—"


"Laisse tomber, ce n'était pas une question. Crois-moi, mon gars, je sais tout ! Mais ça ne m'intéresse pas de toute façon."


A dire vrai, Dallas leur dissimulait encore tellement de choses qu'il n'avait aucune idée de ce dont Felix voulait parler. La question inattendue le déstabilisa encore plus, au point qu'il finit par ouvrir la bouche et demander, "Comment le saviez-vous ?"


Dallas n'avait pas la moindre idée de quel secret Felix avait pu découvrir, mais il décida au moins d'admettre que Felix savait effectivement quelque chose, faute de mieux. Il se rassit et marina dans sa frustration, attendant la réponse de Felix, sans avoir aucune idée de ce à quoi s'attendre.


"Hmm ? Oh, juste une impression, je suppose. Ou peut-être que je l'ai lu dans tes yeux. En fait, c'est un peu difficile de trouver les mots pour expliquer ça à quelqu'un. Mais si je devais décrire ça, je dirais que…"


Felix s'interrompit, cherchant rapidement les mots appropriés… et finit par balancer une phrase tout droit sortie des déclarations d'un magicien de conte de fées.


"Pour moi, tout est possible."



— —



Millionaire's Row



Le soleil s'était couché depuis longtemps sur l'avenue, laissant derrière lui le martèlement ininterrompu de la pluie se poursuivre dans la pénombre. Une lumière pâle s'échappait des larges fenêtres des manoirs de l'avenue et éclairait la végétation qui ornait leurs jardins. Les gouttes d'eau étincelaient comme des joyaux éphémères, réfléchissant brièvement la lumière avant de s'écraser dans les feuillages.


Un homme et une femme marchaient sans bruit le long de l'avenue sombre, protégés de l'averse par deux parapluies.


"Hmm… Je ferais mieux de nettoyer mes ciseaux après, ou ils vont rouiller…"


"Mhmm. Moi aussi, il serait temps que je m'occupe d'aiguiser Murasamia un bon coup."


Ils observèrent leurs armes un moment, examinant l'humidité qui imprégnait leurs étuis avant de se mettre à rire d'un air embarrassé.


"Nous ne sommes vraiment pas très soigneux de notre matériel, hein ?"


"Bien sûr que si, amigo ! J'entretiens mes épées tous les jours !"


"Mais on dit que le plus sûr moyen de ruiner une lame, à part en la frottant contre du métal, c'est de l'utiliser pour couper des êtres vivants."


"Ah ah ah, on t'a raconté des histoires, amigo. Moi j'ai entendu qu'au contraire ça renforçait l'acier !"


Tout en échangeant des propos sinistres d'une voix légère, l'assassin et le tortionnaire avançaient vers leur destination. Il y avait eu une telle agitation qu'ils n'auraient pas été surpris de retrouver le Manoir Genoard en ruine, mais en réalité rien ne laissait deviner de l'extérieur qu'un incident ait eu lieu plus tôt dans la journée. Il va sans dire qu'il n'y avait plus aucune trace de la fumée étouffante qui avait inondé le hall de la demeure.


"Hmm ? La lumière est allumée."


Tick et Maria repérèrent la lumière qui se dégageait des fenêtres du premier étage et échangèrent un regard incertain. Ils s'attendaient à ce que personne ne soit revenu sur les lieux après la pagaille qui avait éclaté, ou au moins à ce que ceux qui soient revenus fassent profil bas et se planquent à l'intérieur ; pas à ce qu'ils laissent les lumières allumées en pleine soirée.


"Il y a quelqu'un à l'intérieur ?"


"C'est peut-être la police, amigo."


Il était probable, en effet, que la police ait débarqué en force après avoir été avertie que de la fumée épaisse s'échappait du manoir. Ce n'est pas comme si l'incident s'était produit dans les bas-fonds de la ville, après tout. Millionaire's Row accueillait la demeure des riches et des puissants. Tout événement inhabituel aurait sûrement été remarqué et immédiatement rapporté aux autorités.


"Qu'est-ce qu'on fait ?"


"Allons au moins jeter un coup d'œil."


Une paire de ciseaux aux lames redoutablement pointues pendait nonchalamment à la ceinture de Tick, et Maria était encore moins discrète avec ses deux katanas véritables rangés dans leur fourreau. Si la police les apercevait, il y avait peu de chance qu'ils arrivent à se faire passer pour un barbier et une actrice de Broadway qui passaient là par hasard.


Ils jetèrent un regard prudent par les fenêtres du rez-de-chaussée, mais il ne semblait pas y avoir de policier à l'intérieur, ni même aux alentours de la maison. Malgré tout, ils restèrent sur leur garde tandis que Tick s'avançait et appuyait sur la sonnette. Le son aurait dû retentir avec un bruit perçant, mais la pluie étouffa même la sonnerie stridente, lui donnant un air bien plus timoré. Tick leva la main pour sonner une seconde fois, n'étant pas sûr que le premier coup de sonnette ait été entendu à travers le rugissement de l'averse…


"Oui…?"


La porte s'entrouvrit lentement, et le maître actuel – ou plutôt, la maîtresse actuelle – de la maisonnée passa prudemment la tête par l'interstice.


"Hein ?" s'exclama Tick, pris de court face à la jeune fille. "Excusez-moi, mais… Qui êtes-vous ?"


Normalement, c'était le propriétaire des lieux qui était censé poser cette question aux visiteurs, mais en l'occurrence Tick avait une bonne raison d'être surpris. Il s'était attendu à être accueilli par un groupe de délinquants peu commodes, pas par une fille charmante, cordiale et qui avait l'air d'avoir quinze ans au grand maximum. Certes, il y avait plusieurs adolescentes dans le gang de Jacuzzi qui devaient être de cet âge-là, mais la fille devant lui ne possédait aucune trace de la brusquerie de ces jeunes femmes. Elle avait l'air d'une personne qui avait grandi sans jamais avoir été exposée au côté sombre de l'humanité. Si elle avait été un peu plus âgée, elle n'aurait pas été une simple "femme" aux yeux du monde, mais plutôt une "dame". Tick et Maria, membres à part entière du milieu criminel, étaient carrément éblouis par l'apparition inattendue de cette fleur délicate.


"Pardon ? Oh. Navrée. Je m'appelle Eve Genoard," répondit la jeune fille à la question qu'on lui avait posée. Elle observa ses deux visiteurs d'un air pensif comme si elle considérait quelque chose, avant de leur demander, "Pardonnez-moi, mais êtes-vous des amis de Fang ?"


"Hein ?"


Tick et Maria échangèrent un regard rapide.


'Fang ? Qui c'est ?'


Ils savaient seulement que le chef du gang avec qui ils devaient négocier s'appelait Jacuzzi ; le nom de ses camarades leur était inconnu. Ce Fang était-il un des acolytes de Splot, ou bien quelqu'un qui n'avait rien à voir avec eux ? Il était même possible qu'il s'agisse du nom d'un réparateur appelé pour nettoyer les dégâts à l'intérieur, ou d'un membre des forces de l'ordre.


Malgré tout , ils ne pouvaient pas franchement dire "Non." Comment expliquer leur visite autrement ?


"Mmm…" Tick se gratta la tête, ne sachant que répondre. Maria, cependant, ne se faisait pas tant de soucis. "Tout juste, amigo !" répondit-elle avec fracas, offrant un sourire lumineux à Eve.


"Maria ?" chuchota Tick.


"Je m'occupe de tout," lui souffla-t-elle en retour.


Eve poussa un soupir rassuré et sourit, inconsciente de la conversation silencieuse entre les deux criminels.


"Ah, je vois ! Attendez juste un moment, je vous en prie. Je vais prévenir Fang que vous êtes là. Entrez vous mettre à l'abri de la pluie, n'hésitez pas."


"Ah, merci, amigo."


"Pardon ?" demanda Eve, ce mot étranger lui étant totalement inconnu. Mais, image parfaite de l'hôtesse distinguée, elle sourit sans demander de précisions, et retourna dans le hall.


"Fang ? Fang ?" appela-t-elle, et très vite un homme asiatique qui portait un bandana blanc sur la tête sortit d'une des pièces un peu plus loin dans le couloir.


"Hé, il est arrivé quoi quand j'étais sorti acheter les cours..."


Il s'attendait apparemment à voir ses compagnons dans le hall. Il s'approcha en s'adressant à eux, mais réalisa vite son erreur et s'arrêta net.


"...Qui vous êtes ?" demanda-t-il, les sourcils froncés par l'inquiétude.


"Tu ne les connais pas ?"


Eve commença à se retourner, mais Maria s'était déjà élancée, fonçant dans le couloir droit sur la petite. Eve eut à peine le temps d'inspirer sous le choc ; Maria était là, devant elle, et la température chuta brusquement en dessous de zéro.


"...Je pense que tu ferais mieux de ne pas bouger, petite princesa."


Murasamia avait surgi dans ses mains comme par magie, pivotant dans l'air tandis que Maria se plaçait derrière Eve. La lame au tranchant acéré vint se poser contre la gorge de l'héritière de la Famille Genoard, et Maria l'agrippa violemment par la taille pour la tirer en arrière, se plaçant dos au mur et en face de Fang.


"Argh ! Miss Eve ?!" cria Fang, mais il se figea sur place en réalisant qu'il était déjà trop tard pour faire quoi que ce soit.


"Maria, qu'est-ce que tu fais ?"


Maria envoya un clin d'œil amusé à Tick pour calmer ses inquiétudes, le priant sans un mot de lui faire confiance. Son sourire s'effaça de son visage et elle se tourna vers Fang.


"Ah ah ah ! Je ne pense pas avoir besoin de te faire un dessin, non ? Pas de panique, je veux juste te poser quelques questions."


Eve finit vite par surpasser la peur et la surprise qu'elle avait ressenti en voyant une véritable lame posée contre son cou, et elle se débattit pour se dégager des bras de Maria ; mais l'assassin était d'une force surprenante et ne bougeait pas d'un pouce malgré les efforts de la jeune fille. Après tout, Maria s'entraînait jour et nuit à manier une lourde épée en métal ; ce n'était pas un gros effort pour elle de retenir Eve. Si nécessaire, elle aurait probablement pu immobiliser complètement la jeune fille avec un seul bras.


"Fang, c'est ça ? J'ai juste une question pour toi, amigo. Est-ce que tu connais Jacuzzi Splot ?"


Fang hésita, ne sachant pas comment réagir, et Maria eut un sourire espiègle.


"En fait, je connais déjà la réponse, amigo ! Je suis sûre que tu le connais, puisque tu es là dans cette maison ! Et même si je me trompe, j'imagine que cette fille doit savoir quelque chose," dit-elle, en lui tirant la langue.


Tick pencha la tête d'un air dubitatif ; il ne paraissait pas convaincu par l'approche musclée de Maria, mais semblait plutôt enclin à rester en retrait. Il pouvait probablement voir qu'elle n'avait pas vraiment l'intention de tuer qui que ce soit.


"Ah…"


"Je suis désolée, amigo, mais… Oh ?" continua Maria, baissant les yeux vers Eve qui luttait pour se dégager. Elle paraissait étonnée, pour une raison quelconque. "…On s'est déjà vues quelque part ?"


Eve cessa de se débattre et jeta un coup d'œil prudent au visage de Maria. Elle ne fit pas immédiatement le rapprochement, mais au bout de quelques instants elle finit par reconnaître l'allure singulière de l'assassin. Elle remonta lentement le fil des souvenirs de son bref séjour à New York, avant de retrouver…


"Attendez… Vous n'étiez pas à l'agence du journal avec M. Gandor l'an dernier…?"


"Hein…? Oh. Ooooh. Oui, je me rappelle de toi, amigo. Tu étais la fille que Vino avait amenée, c'est ça ?"


Elles ne s'étaient jamais parlées, et n'avaient d'ailleurs pas été présentées. Leur seul lien était le fait qu'elles s'étaient entrevues un court instant il y a un an de ça, lorsque Eve avait été enlevée et emmenée de force aux bureaux du Daily Days par les larbins de la Famille Runorata, et que Maria avait été engagée pour tuer Vino. Normalement, cette brève rencontre n'aurait pas dû suffire à leur laisser une impression marquante, mais l'accoutrement flamboyant de Maria avait frappé Eve par son incongruité. Quand à Maria, elle semblait se souvenir de la fragile demoiselle, dont la présence presque éthérée était si différente des criminels endurcis qu'elle avait l'habitude de côtoyer chaque jour.


"Que… Êtes-vous des amis de M. Gandor ? Pourquoi êtes-vous ici ?"


"Attends, tu connais le patron ?"


'...Mince, tu parles d'une boulette.'


Maria pensait avoir saisi l'avantage en prenant la jeune fille en otage, mais cette impression partit aussitôt en fumée quand elle réalisa que Eve était une connaissance, voire même une amie de Luck Gandor. Mais bon, il était trop tard pour faire marche arrière. Maria garda les yeux sur Fang, sans relâcher ses muscles un seul instant.


"Ah, euh… Où est Jacuzzi Splot ? Si tu refuses de nous mener à lui, amigo, je ne réponds plus de rien."


Elle sourit d'un air gêné en avouant toute la vérité.


"Parce que franchement, je suis plutôt à court d'idées, là."



— —



"Dallas, hein ? On dirait un nom de ville… Oh, c'en est un," dit Christopher en souriant avec malice tandis qu'il s'installait confortablement. Ils avaient décidé de faire une pause pour le moment, dans un bâtiment abandonné au sud de Grand Central Station. Par le plus grand des hasards, il se trouve que l'endroit était un des nombreux lieux de rendez-vous secrets installés par Szilard Quates tout autour du monde, et que c'est dans ce même bâtiment que Tick et Maria s'étaient abrités de la pluie il n'y a pas très longtemps ; bien entendu, Firo et ceux qui l'accompagnaient n'avaient aucun moyen de savoir tout ça.


"Mettons les choses au clair. Ce type, Dallas, est la seule piste que vous ayez pour retrouver vos amis, c'est ça ? Vous ne trouvez pas cette histoire un peu bizarre ? D'habitude les kidnappeurs mentionnent leurs exigences dans leur demande de rançon, vous savez."


"Oh, il est bien du genre à agir ainsi. Je ne l'ai rencontré qu'une ou deux fois, mais ça crevait les yeux. Il prend plaisir à voir les gens souffrir, c'est tout."


"Vous n'êtes vraiment pas tendre avec lui," répondit distraitement Christopher. On aurait dit un homme faisant un commentaire sur la météo, histoire de. À vrai dire, cela n'avait rien d'étonnant ; Christopher ne possédait aucun enjeu personnel dans la situation. Une chose en avait amené une autre, et Firo s'était retrouvé à chercher Ennis avec ses deux nouveaux "amis". Il ne souhaitait pas tellement mêler de parfaits inconnus à ses affaires, mais Christopher avait insisté plutôt rudement pour l'aider.


'C'est vraiment pas mon jour...'


Et puis, c'est vrai qu'il ne pouvait pas faire la fine bouche si on lui proposait de l'aide pour retrouver Ennis. Il avait envisagé de retourner à l'Alveare pour demander l'aide des autres membres de la Famille, mais il n'avait pas vraiment de piste hormis Dallas, et très peu d'entre eux savaient à quoi ressemblait cette crapule. Vu leur manque d'informations, Firo ne pensait pas que ce soit une très bonne idée d'avoir un large groupe de personnes se baladant sans but précis ; ils ne feraient qu'attirer l'attention sur eux.


'La demande de rançon est toujours là-bas et Maiza m'a vu partir, alors je suis sûr qu'ils savent qu'Ennis et Ronnie ont été enlevés.'


Ennis n'avait pas de lien officiel avec les Martillo en dehors du fait qu'elle vivait avec Firo, mais Ronnie Schiatto n'était nul autre que le chiamatore de la Famille. À moins d'une catastrophe, les Martillo allaient se mettre à la recherche de Ronnie que Firo le leur demande ou non.


'Maintenant que j'y pense...'


Firo interrompit son explication ; une idée lui avait traversé l'esprit.


'Ronnie avait parlé d'aller régler quelque chose lorsqu'il était sorti chercher Isaac et Miria. Discuter avec des gamins de Chicago, il me semble…'


Peut-être que le groupe dont il parlait avait quelque chose à voir avec Dallas. Ce n'était pas comme si Firo croulait sous l'inspiration, alors il décida de creuser cette idée, quand bien même elle paraissait peu probable. De toute façon, il fallait qu'il appelle Maiza pour lui expliquer son départ précipité.


"...Juste une seconde, j'ai un coup de fil à passer. Je reviens tout de suite, je passe à la gare," dit-il à Christopher et Chi avant de se détourner pour partir.


"Attendez."


Christopher saisit Firo par le bras avant qu'il ait pu s'éloigner de plus de quelques pas.


"Qu'est-ce qu'il y a encore ?"


Firo se retourna et se trouva nez à nez avec un parapluie noir.


"Prenez ça," dit Christopher, tendant le parapluie à Firo avec un sourire. Firo hésita une seconde, observant le parapluie comme s'il ne reconnaissait pas de quel objet il s'agissait, puis finit par acquiescer brièvement de la tête. "...Euh, merci."


Il saisit le parapluie qu'on lui offrait et s'éloigna en courant dans la nuit pluvieuse, ouvrant le parapluie au passage. C'était toujours le déluge dehors, et Firo se sentit reconnaissant envers Christopher d'être à l'abri des gouttes ; il courait dans les rues silencieuses où l'on n'entendait que le bruit sourd de l'averse sur le macadam.


'...Ah, peut-être que ce gars n'est pas aussi méchant qu'il en a l'air.'



"Attends une minute, tu comptes vraiment lui filer un coup de main ?" demanda Chi d'un ton abasourdi, dès que Firo fut trop loin pour les entendre.


"Mais, bien entendu. C'est le tout premier sur la liste de ma centaine de nouveaux amis !"


"On doit aller aider Tim demain, tu sais."


"Hé bien, on va commencer par lui, et Tim attendra son tour."


"Ce ne sera peut-être pas aussi simple," s'emporta Chi, jetant un regard de travers à son partenaire. De son côté, Christopher avait l'air de ne pas comprendre pourquoi Chi était en colère.


"Vois les choses de cette façon : s'il ne veut vraiment pas nous laisser nous occuper de notre travail," reprit-il, son sourire candide exposant les rangées de crocs dans sa bouche, "nous pouvons toujours nous débarrasser de lui."


"...Tu tuerais un de tes amis ?"


Chi le dévisagea avec des yeux froids, et Christopher y réfléchit un moment avant d'écarter grand les bras avec enthousiasme.


"...La mort d'un ami proche ! Une tristesse infinie ! Mais hélas, c'est une peine que nous devons tous apprendre à surmonter. On ne peut passer sa vie à se lamenter, après tout."


"Personnellement, c'est l'état de ton cerveau qui me désole," marmonna Chi, en soupirant profondément. "Christopher. Qu'est-ce que je représente pour toi ?"


"Un ami. Pourquoi ?" répondit immédiatement Christopher, en souriant innocemment. "Combien de décades crois-tu que nous avons passé à travailler ensemble ? Ne t'en fais pas. Peu importe le nombre d'amis que je me ferais dans le futur, tu seras toujours le meilleur de tous. Oh, mais pas de panique, hein. Comme je te l'ai dit, je ne suis pas attiré par les hommes, alors tu n'as pas à t'inquiéter de ce côté-là."


Chi n'avait pas l'air rassuré du tout, et il posa sa question suivante avec un visage de marbre.


"Si je trahissais Maître Huey, est-ce que tu me tuerais ?"


"Mais, bien entendu !" s'exclama Christopher sans même y songer un instant. À bien regarder son expression, il avait même l'air un peu surpris que Chi ait eu besoin de le lui demander. "Pourquoi cette question ?"


Chi observa le visage de son "meilleur ami" et soupira à nouveau.


"Dans un sens, j'ai presque du respect pour Maître Huey ; créer un tordu pareil n'a pas dû être chose facile."



— —



Empire State Building

Dans un bureau



"On dirait que je ne mérite pas plus qu'un addendum dans l'esprit de Firo, comparé à Ennis," murmura Ronnie, en se tapant de l'index sur la tempe. Avec un rictus amer, il reposa son menton sur la paume de sa main. "Bah, peu importe."


Sans prêter attention aux bavardages excités d'Isaac et Miria derrière lui qui examinaient les marchandises en transit, il observait tranquillement par la fenêtre les rues trempées par la pluie.


"Le seul point qui me dérange, ce sont ces nouveaux amis de Firo…" dit-il, presque comme s'il pouvait voir où était Firo et ce qu'il faisait à l'instant même. Il pressa une nouvelle fois l'index contre sa tempe et se rassit brusquement. "Ah, peu importe. Je ne voudrais pas me gâcher la surprise…"


Tandis qu'il parlait tout seul, Ennis le dévisageait, perplexe.


"Vous disiez quelque chose, M. Ronnie ? Au sujet de Firo ?"


"Ce n'est rien. Ne t'embête pas pour ça."


"D'accord… Mais alors, qu'allons-nous faire maintenant ?" demanda-t-elle, légèrement anxieuse.


"Je vais retourner voir Jacuzzi Splot demain pour discuter. Tu es libre de m'accompagner, ou pas, comme tu le désires."


"Pardon ?"


"Tu as des affaires à régler avec l'autre groupe qui était là, non ?" dit Ronnie comme si de rien n'était, en baissant ses yeux perçants vers les rues en contrebas. C'était une pensée stupide, mais en voyant l'intensité de son regard, on aurait presque dit qu'il était capable de prédire tout ce qui allait arriver ; comme si les jours à venir ne lui réservaient aucun secret.



— —



Dans le bâtiment abandonné



"...Bizarre," dit soudain Chi.


"Quoi donc ?" Christopher leva les yeux vers son ami qui venait de briser le silence contrairement à son habitude. "Qu'il y ait un bâtiment désert juste à côté de Grand Central Station ? Est-ce vraiment important ? Je préfère voir ça comme une intervention divine, un coup de pouce de là-haut pour nous protéger de cette pluie. Mes plus sincères remerciements à la sainte Grande Dépression qui a généreusement vidé les occupants pour notre plus grand confort."


"Ce n'est pas ça," reprit Chi, fronçant les sourcils avec inquiétude. "Je me demande pourquoi Liza ne t'a pas encore arrêté."


Chi pressa une main contre son front en mentionnant leur compagnon invisible.


"M'arrêter ? Pourquoi ferait-elle donc ça ? M'arrêter de faire quoi ?"


"Ça. Tes caprices. Normalement elle aurait déjà dû te dire d'arrêter ces bêtises… Ou si tu dépassais les bornes, elle se serait déjà occupée de ce Firo elle-même."


"Je ne vois de quoi tu parles. Je suis sûre que Liza est ravie que je me fasse des amis. Une centaine d'amis," répondit Christopher en haussant les épaules. Il souriait de toutes ses dents, et Chi se remit à soupirer avec lassitude.


"...Liza est au moins dix fois plus loyale envers Maître Huey que tu ne le seras jamais. Elle est peut-être disposée à suivre tes instructions quand il s'agit de notre job personnel, mais elle ne te laisserait jamais en faire à ta guise si tu ignorais les ordres de Huey."


"Wouah, tu as vraiment une si piètre opinion de ma personne ? Je te ferais dire que je suis cent fois plus loyal que Liza !"


"...Cette équation ne fonctionne que si vous avez tous les deux une loyauté de zéro. Mais plus sérieusement, le problème n'est pas là. Je me demandais juste s'il était arrivé quelque chose à Liza—"


"Je vais parfaitement bien," répondit une voix sortie de nulle part, résonnant dans le bâtiment désert. C'était une voix feutrée, séduisante, qui donnait l'impression de glisser langoureusement dans l'air jusque dans leurs oreilles. Mais les deux hommes auraient pu fouiller la salle de fond en comble sans apercevoir personne. Seule la voix elle-même était présente, se faisant entendre malgré l'absence de bouche pour la prononcer.


"...Alors tu étais là."


"Hé bien, quel accueil chaleureux. Je vous gêne, peut-être ? Je ne suis pas là pour vous espionner, mon chou."


Chi ignora les railleries qui lui étaient adressées et revint sur son raisonnement initial.


"Tu m'as entendu, non ? Pourquoi tu ne dis rien à Christopher ?"


"Parce que ça ne me concerne pas pour le moment. Chris a raison : les ordres sont d'aller aider Tim demain, pas aujourd'hui," expliqua Liza en ricanant. Chi plissa les yeux avec méfiance, son regard se faisant encore plus acéré qu'une lame de rasoir.


"Vraiment ? Ou bien… Ce Firo aurait-il un rapport quelconque avec notre mission ? Maître Huey le connaît ?"


"Chi, mon chéri, tu as peur de ton ombre. Maître Huey ne dicte pas le moindre de mes actes, tu sais. Honnêtement, mon ange, tu ferais un très mauvais détective," se moqua la voix.


"...Et pourtant, tu as vu juste," ajouta-t-elle un instant plus tard.


"Quoi ?"


"Que veux-tu dire ?"


Chi écarquilla les yeux, et Christopher, lui aussi, tourna la tête avec surprise vers un coin vide de la salle. Ils n'avaient guère le choix, puisqu'ils ne pouvaient pas voir d'où provenait la voix, mais malgré tout, le spectacle de ces deux hommes qui fixaient attentivement un recoin vide était vraiment déstabilisant.


"Je ne peux rien vous dire pour le moment, et pour être honnête je préférerais ne pas vous en parler du tout. De toute façon, même moi je viens seulement d'être prévenue par les Jumeaux qu'il se pourrait qu'il s'avère important."


"...Alors pourquoi t'es-tu sentie obligée de me tourner en ridicule une fois de plus ?"


"Parce que la vie est d'un ennui mortel," murmura doucement la voix, comme si elle se parlait à elle-même, avant de continuer comme si de rien n'était. "Christopher, j'ai un message pour toi de la part des Jumeaux."


"Je suis tout ouïe."


"Apparemment Adelle arpente les rues toute seule à ta recherche. La pauvre petite va attraper un rhume monstrueux ; si elle en meurt, ce sera entièrement ta faute."


Christopher se contenta de grogner vaguement aux sarcasmes de Liza, puis se releva en prenant son temps. Il s'étirait paresseusement, avec des gestes endormis et sans énergie, comme un chat sortant de sa sieste ; il donnait presque l'impression d'avoir des muscles faits de caoutchouc ou de cuir souple.


"Liza, ma chère, pourrais-tu me rendre un service et annoncer à Adelle que nous sommes ici ?"


"Quoi ? Tu vas réellement te mettre au boulot ?" demanda Chi d'un ton incrédule.


Christopher secoua négativement la tête. "Mais qu'est-ce que tu racontes, Chi ?"


"Hein ?"


"Plus nous serons nombreux pour chercher les amis de Firo, plus nous aurons de chances de les retrouver !" s'exclama le rouquin, avec un gigantesque sourire. Chi se mit à soupirer et à bouder, baissant les bras avec lassitude comme si ses gantelets d'acier étaient soudainement devenus trop lourds à porter.


"...Je viens juste de réaliser que je ne te vois pas du tout comme un ami, en fait."


"Q-quoi ?!" Christopher pâlit brusquement et recula d'un pas hésitant. "Tu veux dire que tu es réellement amoureux de moi ?!"


"Disons que tu es quelqu'un que j'aimerais tuer, mais que les circonstances m'empêchent de concrétiser ce souhait. Et ça fait plus d'une quarantaine d'années, quand on y pense…" répondit Chi, bien que ni lui ni Christopher n'ait l'air de dépasser les 25 ans. Un passant qui les aurait entendus par hasard aurait sûrement cru à une plaisanterie, mais Christopher se contenta de rire d'un air gêné, embarrassé par le compliment. D'un côté, il donnait l'air d'être en train d'y réfléchir sérieusement, mais de l'autre, c'est comme s'il ne pensait à absolument rien.


Seul les éclats de rire doucereux de Liza remplissaient le silence entre eux, sortant de partout et nulle part à la fois. Des gloussements de rire ravis.


Ah, ah.



— —



"Tu es bien sûr que c'est la bonne route ?"


Un étrange groupe de personnes se frayait un chemin sous les torrents de pluie qui avaient littéralement englouti New York. Ils se dirigeaient vers l'ouest en passant par les rues de Manhattan.


"...Ouais," répondit l'homme asiatique qui menait le groupe, son expression montrant clairement qu'il n'était guère d'humeur à se montrer serviable. Deux femmes marchaient derrière lui en partageant un seul parapluie ; la jeune femme habillée comme une danseuse avançait en gardant la fille blonde près d'elle, comme deux sœurs en promenade. À côté d'elles, un jeune homme portant de nombreuses paires de ciseaux accrochées à sa ceinture les accompagnait muni de son propre parapluie, plongé dans ses pensées.


Fang attendit qu'ils soient isolés dans une petite rue qui menait jusqu'au fleuve Hudson pour prendre la parole.


"Allez, ça va suffire, oui ? Laissez Miss Eve et pointez cette épée sur moi plutôt."


"Pas question, amigo. Quelque chose me dit que tu seras plus honnête avec nous tant que la miss m'accompagnera."


De loin, on aurait dit qu'Eve et Maria marchaient ensemble, comme deux amies proches. Mais à y regarder de plus près, on pouvait voir que Maria se tenait légèrement en retrait par rapport à Eve, ses doigts fins posés délicatement sur la poignée du katana accroché à sa ceinture, prête à dégainer au moindre instant. Elle ne les menaçait pas directement à proprement parler, mais ils savaient tous les quatre que personne ne pourrait l'arrêter si elle décidait de dégainer et de frapper. En fait, la menace implicite de l'épée rangée dans son fourreau et du coup rapide comme l'éclair dissimulé à l'intérieur était bien plus efficace que si elle avait brandi la lame métallique au vu de tous.


"Fang, ne t'en fais pas—"


"'—pour moi et fuie', vous voulez dire ? Pas possible. Si je fais ça, John va me frapper, et Nice va me tuer, et Jacuzzi va pleurer sur le cadavre. Difficile de savoir quel serait pire."


Fang soupira, résigné à son destin, et décida d'emmener Tick et Maria à l'usine abandonnée sur la rive du fleuve, advienne que pourra. Tous les camarades de Jacuzzi étaient censés se retrouver là-bas en cas d'urgence. Il avait plus ou moins compris ce que voulaient ces assaillants mystérieux après avoir réalisé qu'ils travaillaient pour les Gandor, mais ce qui l'inquiétait beaucoup, c'est qu'ils n'avaient pas du tout la tête de négociateurs.


Fang ruminait de sombres pensées, se demandant quelles étaient les intentions exactes des Gandor lorsqu'ils avaient envoyé ces deux-là pour "parler" à Jacuzzi. Il se força à ignorer ces idées alarmantes et se concentra sur la situation présente, cherchant un moyen pour qu'au moins Eve s'en sorte saine et sauve.



Il était revenu au manoir avec des sacs de courses pleins à craquer et avait trouvé la demeure complètement vide, en dehors de la maîtresse des lieux qui attendait à l'entrée, inquiète. Apparemment Eve avait décidé de venir s'installer quelques temps à Millionaire's Row tandis qu'elle recherchait des pistes sur la disparition de son frère ; mais elle ne s'attendait pas à trouver l'endroit désert. Un tour rapide par l'entrée arrière et par le hall apprit à Fang tout ce qu'il avait besoin de savoir : un incident s'était produit pendant qu'il était sorti. Un incident violent.


"Bonté divine ! Les galopins ont même brisé ce vase ! Avaient-ils seulement conscience de la valeur de cette pièce ?!" gémit le majordome, Benjamin, en fixant avec désespoir les fragments épars.


'Non, ça, c'était Jacuzzi… Bah, laisse tomber.'


Après ça, Benjamin et Samasa étaient partis prévenir la police, tandis que Fang et Eve étaient restés sur les lieux pour surveiller le manoir. À peine deux ou trois minutes après le départ du majordome et de la femme de chambre, une paire d'intrus avait débarqué à la porte, et…


Bon.


Fang n'était sûr de rien, mais il supposait d'après ce qu'avaient dit les mystérieux envoyés des Gandor qu'ils étaient mêlés à l'incident qui s'était déroulé dans le hall et avait donné à l'endroit des allures de scierie délabrée. Cependant, pour le moment, il devait admettre qu'il était futile de résister et continua de les guider jusqu'à l'usine abandonnée.


'Isaac et Miria étaient là aussi… J'espère qu'ils vont bien,' se dit Fang, sans réaliser que des échanges complexes mais silencieux étaient en train de se dérouler dans son dos.


Tick fixait Maria d'un air pensif, son sourire perpétuel juste un tantinet moins joyeux que d'habitude.


"Mmm…"


"Qu'est-ce qui ne va pas ? J'ai quelque chose sur le visage ?" demanda Maria. Elle se tourna pour regarder Tick, sans cesser de surveiller Eve. Elle avait forcé la jeune fille à tenir le parapluie pour elle, gardant ainsi les deux mains libres, et l'aura de danger qui émanait d'elle prévenait toute tentative de fuite de la part de Eve. Maria, bien sûr, ne comptait pas vraiment faire de mal à cette fille, mais l'otage n'avait pas besoin de le savoir. Il fallait que Maria joue le jeu pour poser une menace crédible. Tick le savait aussi, alors il ne s'en faisait pas trop pour Eve. Aucun des deux n'avait vraiment réfléchi au stress que toute l'affaire risquait de causer à la jeune héritière.


Quelques gouttes de pluie attrapées dans les cheveux de Maria scintillaient sous la lumière déclinante, l'entourant d'un halo étincelant qui la rendait encore plus belle que d'habitude. Tick fixa attentivement son magnifique visage pendant un moment, puis se mit à chuchoter discrètement.


"Tu sais, Maria, je crois vraiment que nous devrions laisser tomber cette histoire d'otage…"


"...Quel est le problème, amigo ? Tu tortures les gens, moi je les tue. Ne me dis pas que tu as été frappé par une soudaine crise de conscience ? Ce n'est pas comme si on s'inquiétait de ce que pense le reste du monde."


En réalité, ils auraient mieux fait de se préoccuper un peu de l'opinion du reste du monde – de celle de Luck Gandor en particulier, qui risquait de ne pas voir d'un très bon œil tout ce qui pouvait entacher la réputation de la Famille – mais Tick ne releva pas ce point. Il préféra confier à Maria ses observations avec une franchise brutale.


"Tu en fais trop, Maria."


"...Hein ?"


"Je pensais t'avoir dit que tu n'avais pas encore perdu. Mais tu es toujours nerveuse à l'intérieur. Tu es morte de peur."


"Quoi…?"


Elle se mit à trembler. En apparence, Maria semblait toujours suivre tranquillement Fang comme l'instant d'avant, mais dans son for intérieur elle tremblait comme une feuille, tournant la tête avec incertitude entre Tick et Eve. Même la jeune fille semblait avoir remarqué le changement dans l'attitude de l'assassin, et elle commença à écouter leur conversation avec intérêt au lieu de laisser leurs mots se perdre au vent.


La pluie tombait toujours avec un plic plic régulier autour d'eux, mais Maria aurait aussi bien pu se trouver dans le vide absolu qu'elle n'aurait pas remarqué la différence ; les paroles de Tick battaient furieusement dans son cœur, monopolisant toute son attention.


"Tu penses vraiment avoir perdu ce combat, non, Maria ? C'est pour ça que tu essaies d'en faire le plus possible, de laisser parler ta force pour masquer tes sentiments. Tu veux oublier que tu as perdu et retrouver confiance en toi."


Maria sentit un frisson glacé remonter le long de sa colonne vertébrale. On aurait dit que Tick venait de rouvrir sans délicatesse une vieille blessure… Ou plutôt qu'il avait carrément arraché la chair gangrenée qu'elle avait juste recouverte d'un maigre pansement. Chacun des mots qui franchissait les lèvres de Tick frappait juste, exposant avec une précision terrifiante les pensées qui obsédaient Maria. Ses vêtements étaient moites au contact des sueurs froides qui commençaient à lui couler dans le dos, et elle agita les mains dans une tentative futile de nier l'évidence, de rejeter ses paroles en bloc ; mais aucune excuse ne vint. Même le simple fait de parler s'avérait un obstacle quasi-insurmontable pour elle.


"Comment… Comment… Comment peux-tu savoir tout ça ?"


"C'est simple. J'ai torturé un tas de gens différents, tu sais. J'ai peut-être du mal à comprendre exactement ce qu'ils ressentent, mais je sais comment ils fonctionnent. Plus ou moins. C'est comme ça que j'ai vu que tu essayais de toutes tes forces de renier ta peur. Tu m'a fait penser aux gens que je coupe parfois, quand ils essaient de se montrer braves et de me persuader que je ne leur fais pas peur. Avant que je ne les brise, en tout cas."


L'exemple morbide aurait convaincu n'importe quel petit curieux de prendre ses jambes à son cou en hurlant, mais c'est à peine si Maria fit signe de l'avoir entendu.


"C'est peut-être parce que j'y ai beaucoup réfléchi."


"...À quoi ?"


"J'y pense depuis que tu m'as demandé ce que je savais de toi. Je pense à toi depuis tout à l'heure dans l'espoir d'arriver à comprendre ne serait-ce qu'un tout petit peu ce que tu peux ressentir. Mmm… Alors c'est pour ça que j'ai dit ça. J'ai vu l'expression sur ton visage et je me suis dit que c'est ce que tu devais penser," dit-il lentement, sans jamais cesser de sourire à Maria. C'était un sourire innocent, le même que d'habitude, si pur qu'il avait l'air sordide sur le visage d'un adulte.


"Alors, j'ai raison ? Alors ?"


"Tick…"


Maria secoua la tête lentement tandis que Tick penchait la sienne sur le côté, comme un lapin curieux.


"Tu sais, amigo… Il y a des choses qui ne se disent pas, même si on sait qu'elles sont vraies," répondit-elle, avec une trace d'abasourdissement dans sa voix.


Et pourtant, elle sourit. Son sourire disparut en un éclair, aussi fugace qu'une ombre distante un jour pluvieux, mais il était sincère. Il avait été complètement spontané, et l'espace d'une seconde elle avait ressemblé de nouveau à la Maria de la veille. Elle avait souri.



Eve venait de réaliser quelque chose d'important. Elle était à peu près sûre que si à cet instant, elle se sauvait à toutes jambes, l'assassin ne la poursuivrait pas. Mais elle ne s'enfuit pas.


Elle avait tourné la tête, et aperçu le sourire passager qui avait illuminé le visage de sa captrice. Ce n'était pas le sourire d'une personne mauvaise.


'Je me demande s'il arrive à Dallas de sourire comme ça lui aussi...'


Elle écarta très vite cette idée, se maudissant intérieurement d'avoir comparé son frère à cette tueuse.


'Je me demande qui l'a enlevé… Je me demande si je le reverrais un jour...'



— —



SoHo, dans le quartier de Lower Manhattan



"Je dois vous avouer que je ne m'attendais pas à ça," dit Tim avec franchise, sincèrement surpris du spectacle devant lui. Il était assis sur une chaise retournée, les bras tranquillement croisés sur le dossier, observant la bande qui venait d'envahir le QG temporaire des Larvae.


Dallas Genoard avait soudainement débarqué à la porte, amenant avec lui une petite armée de gamins en tous genres. Il s'agissait du gang de Jacuzzi Splot, et Splot lui-même était entré en compagnie de Genoard, entouré uniquement de ses amis les plus proches. Le reste de ses compagnons attendaient tout autour de la maison, suffisamment éparpillés pour ne pas attirer une attention malvenue.


Tim parcourut du regard le groupe tassé dans la petite pièce et reprit la parole, la voix teintée de ce qui aurait pu ressembler de loin à un respect réticent.


"Pas mal. Je pensais que vous alliez abandonner votre sœur et partir à l'autre bout du pays après ce que vous avez vécu aujourd'hui."


"...Eve se porte très bien, hein."


Ce n'était pas une question. L'hostilité qui émanait de chacun des mots de Dallas était lourde de sous-entendus sur ce qui risquait d'arriver si Tim décidait d'apporter une réponse insatisfaisante. Le rictus moqueur du chef des Larvae ne bougea pas d'un iota face à ce regard meurtrier, et il avoua toute la vérité sans perdre son ton tranquille et détendu.


"Adelle était fermement décidée à retrouver votre petite princesse et à me ramener sa tête au bout d'une pique, mais je lui ai dit d'attendre. Considérant ma mansuétude, je crois bien que vous me devez quelques remerciements. Qu'en dites-vous ?"


"Que…!"


Dallas commença à faire un pas vers Tim en entendant le début de sa phrase, mais parvint à se maîtriser après que Tim eut précisé qu'Eve était saine et sauve. Tim observait sa réaction avec un regard amusé, presque détaché, qui aurait pu le faire passer pour un simple spectateur intrigué par la scène, au lieu de la cible principale de la fureur de Dallas. Il tourna les yeux vers le jeune au tatouage qui se tenait derrière Dallas.


"Bon. Alors comme ça, vous vous êtes décidés à vous joindre à nous ?"


"Ouais… Tant que vous tiendrez votre part du marché."


"Bien entendu, bien entendu. Une fois que nous aurons réglé cette affaire, je vous promets de vous octroyer le même don que possède M. Genoard ici présent," répondit Tim, offrant calmement de les rendre immortels comme s'il était un démarcheur faisant du porte-à-porte pour vendre ses produits. Il se releva et examina rapidement Jacuzzi de la tête aux pieds, son regard passant en mode analytique, comme s'il regardait à travers Jacuzzi pour sonder directement son âme.


"Juste un truc, quand même. Je ne veux pas avoir l'air de douter de vous, mais j'ai un peu de mal à vous faire confiance. Vous ne vous attendez tout de même à ce qu'on croie que vous nous croyiez sur parole ?"


"...Nous n'avons pas le temps d'hésiter. Les mafieux du coin pourraient s'en prendre à nous à n'importe quel moment. Je ne tiens pas à mourir et mes amis non plus, alors nous avons choisi d'accepter votre offre," répondit Jacuzzi, en détournant les yeux. Tim ricana, satisfait.


"Ah ah ah. Croyez-moi, je vous comprends. Pour tout vous dire, nous aussi nous nous inquiétions un peu à ce sujet ; on craignait que les Martillo ou les Gandor frappent avant que nous puissions vous rencontrer. Je suppose que tout s'est bien arrangé au final, puisqu'ils vous ont même poussé à nous aider."


Il s'interrompit une seconde ; ses yeux se mirent à briller avec un éclat particulier sous ses lunettes.


"...Ça vous embêterait de me dire où est passée la jeune femme en robe noire qui m'a attaqué ?"


"Elle est restée à la planque. On s'est dit que c'était plus simple pour tout le monde."


"Ah, c'est dommage. J'étais juste curieux de savoir pourquoi elle a décidé qu'elle préférait me voir mort que vif, vous voyez…"


Jacuzzi détourna à nouveau le regard, la question le prenant par surprise malgré le fait que c'était la première que n'importe qui aurait posé dans cette situation.


"Euhh… Ah, j'imagine que… Disons, peut-être que c'est juste votre tête qui ne lui revenait pas ?"


"Ah bon, vraiment. Il va falloir que je prenne garde à ne plus m'attirer les foudres d'inconnues dans le futur, alors," marmonna Tim, visiblement déçu que Jacuzzi lui serve un mensonge aussi flagrant ; le jeune gangster s'empressa de changer de sujet avant que Tim n'insiste.


"Alors… Que voulez-vous qu'on fasse ?"


"Hmm ? Oui, c'est juste, c'est juste. Désolé. Ce chambard tout à l'heure m'a empêché de vous parler du plus important, n'est-ce pas."


Tim se rassit, tambourinant de la main sur la table à côté de lui d'un air absent.


"...Bon, je vais aller droit au but. Si nous voulons vous rendre immortels, il va nous falloir un alcool spécial."


"De l'alcool ?"


"Ouais. Appelons ça la Gnôle de l'Immortalité, pour faire simple. C'est une copie bon marché, même pas complète, mais il faut faire avec ce qu'on a."


Tim omit délibérément de préciser dans quelle mesure cet alcool était incomplet, et continua à exposer les détails de son plan.


"Un alchimiste a créé ce produit il y a longtemps. Après qu'il se soit fait dév— je veux dire, après qu'il ait disparu, nous avons perdu la trace de son alcool spécial ; c'est seulement récemment que nous avons découvert qu'une entreprise s'en était emparé, et avait stocké tout le produit pas loin."


Il se permit un sourire mauvais et poursuivit.


"Alors maintenant, nous allons attaquer cette bande de voleurs. Ils s'appellent Nebula. Vous avez peut-être entendu parler d'eux. Tout ce que nous avons à faire, c'est récupérer l'alcool et le ramener d'où il vient."


Jacuzzi ne put réprimer son choc à la mention du nom "Nebula". Il s'agissait, après tout, d'un gigantesque conglomérat, dont le nom était célèbre dans tout le pays – non, dans le monde entier. En terme de ressources financières et d'influence politique, le groupe Nebula pesait le même poids qu'un petit pays. Et Tim venait de déclarer qu'il comptait arracher quelque chose des griffes de cette organisation colossale.


Il était venu les chercher, ce qui voulait naturellement dire que quel que soit son plan, il devait être à mille lieues d'une transaction légale. Jacuzzi plissa les yeux, rassemblant dans sa tête les pièces du puzzle.


"Vous voulez qu'on vous aide à vous infiltrer chez eux pour voler l'alcool dont vous parlez, alors."


"Presque, mais pas tout à fait," répondit Tim, secouant la tête avec une tristesse feinte. "Nous souhaitons que vous nous aidiez à attaquer leur immeuble de front et à nous emparer du produit par la force."


Le téléphone sonna brusquement, mettant fin au briefing impromptu ; l'un des Larvae décrocha. Il mena une brève conversation avec la personne à l'autre bout du fil, puis appela Tim en lui tendant le combiné.


"C'est Adelle. Les Jumeaux lui ont dit où est Christopher, et elle se dirige là-bas pour aller le chercher."


"...Les Jumeaux, hein. Me filent toujours une sale impression, ces deux-là… Où trouvent-ils toutes ces infos ?" maugréa Tim, saisissant le combiné tout en marmonnant son ressentiment envers les messagers de Huey. "Allô. Adelle ? Tout se passe bien ici. Ouais. Genoard est revenu de lui-même. Ouais, tu peux rester avec l'équipe de Christopher pour le moment. On en a fini pour aujourd'hui, faites juste en sorte d'être tous bien en position pour demain et…"



Jacuzzi se tourna vers ses amis pendant que Tim continuait à parler, et leur chuchota avec urgence : "...Vous croyez qu'on va s'en sortir ? C'est beaucoup plus gros que ce qu'on pensait…"


"On ne peut plus vraiment faire marche arrière maintenant, Jacuzzi," chuchota Nice d'un ton apaisant, mais John qui se tenait à côté d'elle semblait plus préoccupé, une grimace pensive sur le visage.


"Qu'est-ce qu'il y a, John ?"


"Ha… Je viens de me rappeler quelque chose d'ennuyeux."


"Q-quoi donc ?" demanda Jacuzzi, la voix tendue par l'angoisse. John réfléchit quelques instants avant d'annoncer ce qui le troublait.


"…On a oublié Fang…"



— —



Sur la rive de l'Hudson

À l'usine abandonnée



"…Alors tu t'es moqué de nous, hein, amigo ?"


"Non, non, attendez ! Je suis surpris pareil que vous ! Où sont-ils partis tous ?!"


Le vacarme sourd de la pluie qui tombait à l'extérieur de l'usine délabrée formait une toile de fond parfaite aux dénégations paniquées du cuisinier chinois, constellées de tout un assortiment d'invectives issues de sa langue maternelle. Fang avait l'air à la fois furieux et terrifié, sûrement parce que Maria avait déjà dégainé l'un de ses katanas et se tenait prête à l'abattre sur place pour son erreur.


L'usine était déserte. Ni Jacuzzi ni personne ne se trouvait là. Maria s'était immédiatement tournée vers Fang, décidée à lui faire regretter cette plaisanterie, mais il était clair à l'entendre et à voir sa réaction qu'il disait probablement la vérité.


"Du calme, Maria," intervint Tick, l'image même de la sérénité tandis qu'il essayait de retenir sa partenaire. Quand à Eve, elle était déjà devenue plus une membre de l'équipe qu'une otage à proprement parler, et elle attendait à l'écart en se demandant quoi faire, temporairement oubliée vu les circonstances.


Elle venait juste de décider d'agir – comment, elle n'en avait aucune idée, mais elle allait agir – si Maria faisait un pas de plus vers son ami chinois. Seulement, avant qu'elle puisse transformer cette résolution en actes, une brise soudaine la frôla. Elle eut à peine le temps de voir quelque chose briller avec un éclat argenté sous la lumière terne…

Et moins d'un instant plus tard, le crissement du métal contre le métal résonna dans la salle.


"…Qui ?" demanda Maria.


L'agacement moqueur avait disparu de sa voix, remplacé par un sourire prudent qui contenait autant de vigilance que de colère et de curiosité. Elle avait fait pivoter son épée en un instant, la lame traçant un arc serré autour d'elle juste à temps pour intercepter l'éclat argenté qui filait vers son dos, et l'envoyer rebondir avec fracas par terre. Un coup d'œil rapide à ses pieds lui apprit qu'il s'agissait d'un petit poignard affilé, conçu spécialement pour le lancer. Lentement, elle leva les yeux dans la direction d'où avait surgi le couteau, et vit une jeune femme en robe noire.


La femme tenait un couteau dans chaque main ; des armes létales qui auraient paru plus adaptées aux mains rugueuses d'un soldat sur le champ de bataille. L'animosité étincelait dans les yeux dorés avec lesquels elle dévisageait Maria.


"Chane !" cria Fang, le soulagement affluant dans sa voix.


Pour sa part, Maria se mit à sourire avec sauvagerie, ses yeux luisant d'exaltation lorsqu'elle reconnut son adversaire, tandis qu'elle dégainait Kochite pour accompagner Murasamia.


"Hé, amigo… Prête pour le deuxième round ?"


Il ne vint même pas à l'idée de Maria de se demander ce que la fille aux couteaux faisait dans l'usine. Elle vit seulement là une occasion parfaite de faire taire les doutes qui étaient en train de l'infester petit à petit. Chane répondit seulement avec un regard sévère, son attention entièrement concentrée sur la femme qui menaçait son camarade.


L'air se chargea d'une tension électrique, les deux femmes perchées sur le fil du rasoir attendant que l'autre fasse le premier mouvement. Tick observait avec embarras l'une et l'autre, hésitant, avant de réaliser soudainement que quelqu'un d'autre était présent dans le bâtiment.


"Ho…"


Un homme se tenait dans l'ombre des grosses machines derrière Chane, à l'abri de la lumière révélatrice que projetait l'unique ampoule du bâtiment. Tick ne voyait pas du tout de qui il pouvait s'agir ; mais en apercevant les cheveux roux de l'homme, d'un rouge sang qu'on distinguait même à travers l'obscurité, il commença à deviner son identité.


Peut-être l'homme s'était-il rendu compte que Tick l'avait reconnu ; il s'avança lentement, révélant sa présence à tous.


"Alors c'est toi que Luck a envoyé négocier cette affaire, Tick ?" dit Claire – non, Felix Walken.


Tick répondit avec un sourire innocent, "Ouaip, M. Vino~ Wouah, ça fait longtemps, pas vrai ?"


Maria, elle, n'accueillit pas la nouvelle aussi gracieusement.


"Vi… Vino !" elle s'exclama, se figeant sur place en dévisageant l'homme avec des yeux ahuris. "Qu'est-ce que tu fais là ?!"


"Qu'est-ce que je fais là ? Et toi, qu'est-ce que tu fais là ?" renvoya Claire. Il n'attendit pas sa réponse et se tourna aussitôt vers Tick. "Miss Amigo t'accompagne, Tick ? Je ne sais pas ce que Luck avait dans la tête, envoyer un spécialiste de la torture négocier avec une bande de gosses…"


"Hé bien, M. Luck m'a dit que l'affaire concernait essentiellement la Famille Martillo, mais qu'il estimait préférable qu'on ne donne pas l'air de se tourner les pouces, et je n'avais rien prévu de particulier, alors…"


"Tu m'en apprends de belles, amigo," protesta Maria, les yeux toujours écarquillés, mais elle ne semblait pas plus choquée que ça. Tout ce qui l'intéressait, c'était de découper des gens, et elle se moquait que Luck lui fasse des cachoteries tant qu'il la laissait s'en donner à cœur joie avec son épée. Sa surprise venait surtout de la tranquillité avec laquelle Tick avait tout révélé à Vino.


"...Ah. Bon, l'ambiance est fichue, maintenant," soupira Maria en baissant ses épées, sans pour autant les ranger dans leur fourreau. Elle se tourna vers Chane et dit, "Je suis partante pour en découdre si ça t'amuse, j'imagine. C'est toi qui vois, amigo."


Chane hésita, et cligna lentement des yeux à plusieurs reprises. Gardant toujours la majeure partie de son attention sur Maria, elle regarda du coin de l'œil Vino qui s'avançait à côté d'elle. Naturellement, Vino comprit immédiatement ce qu'elle souhaitait et lui parla d'une voix apaisante.


"Tout va bien, Chane. Tick est un ami, et la señorita est faible, alors laisse-moi me charger de tout."


C'était une provocation désinvolte et pas spécialement agressive, mais ce simple mot suffit à stopper net Maria dans son élan. Claire, évidemment, n'était pas du genre à laisser passer ce genre de réaction. Il réfléchit quelques secondes et reprit, "Tu n'as pas l'air d'apprécier ce mot, faible. Je ne me rappelle pas t'avoir vu réagir comme ça la dernière fois. Laisse-moi deviner, tu as été battue par quelqu'un d'autre que moi il n'y a pas longtemps, j'ai raison ?"


Ni une moquerie, ni une marque de pitié. C'était une simple question, posée par curiosité, mais Maria se sentait incapable de répondre. Vino essayait de rouvrir cette blessure qui commençait tout juste à guérir.


"J'ai mis dans le mille, on dirait."


"Ce ne sont pas tes oignons, amigo."


La Maria de cet après-midi aurait probablement explosé sur le champ dans une tempête de rage autodestructrice, mais elle parvint à grand-peine à garder son calme grâce à tous les conseils de Tick ; après quelques heures, la douleur n'était plus aussi vive qu'avant.


"Bah, ça n'a pas d'importance. Tant que tu es en vie, tu peux toujours prendre ta revanche, pas vrai ? Et puis, te faire traiter de faible par moi ? Ça ne veut pas dire grand chose. 99,999999 pourcent du reste du monde est dans le même sac. Comparé à moi, je veux dire."


"...Je te trancherai un jour, amigo."


"Pourquoi pas aujourd'hui, ici et maintenant ? Parce que tu es faible, voilà pourquoi," répondit Claire, d'un ton sans réplique. Il tourna le dos à Maria et s'avança nonchalamment vers Tick, ses épaules s'affaissant soudain. "V'savez, Chane et moi profitions d'un moment romantique rien qu'à nous avant que vous débarquiez comme des malpropres…"


Vino fit comme s'il n'avait pas remarqué la réaction de sa fiancée, dont les joues s'étaient parées d'une teinte rose vif, et s'intéressa plutôt à la jeune fille qui se tenait près de Tick.


"Heh… Attends une seconde, tu es une des amies de Keith et Luck, c'est ça ?"


"E-excusez-moi ?" balbutia Eve, prise de court. Elle ne s'attendait pas du tout à se retrouver au centre de l'attention, mais même si elle était parvenue à garder contenance, sa réponse n'aurait probablement pas été très différente ; elle ne se rappelait pas avoir déjà vu cet homme aux cheveux roux avant aujourd'hui. Claire l'observa, notant son incompréhension, et se claqua brusquement la paume de la main sur le front comme s'il venait de se rappeler quelque chose.


"Ah la la, regardez-moi. J'oubliais que je portais des lunettes et une fausse moustache à l'époque."


Vino et Eve s'étaient bel et bien rencontrés, il y a environ un an. Mais Eve ne voyait pas de quelles circonstances il semblait vouloir parler, et sa confusion ne fit qu'empirer.


"Alors, qu'est-ce que tu fabriques ici, Miss ?"


Fang répondit aussitôt à la place de Eve pendant qu'elle rassemblait ses esprits.


"Ah, M. Felix, elle est propriétaire de la maison où on a emprunté."


Vino laissa échapper un léger sifflement admiratif, et même l'expression désintéressée de Chane se couvrit d'étonnement tandis qu'elle fixait Eve avec attention.


"Quoi ? C'est quoi le problème avec elle ?" demanda Maria, laissée pour compte.


"Nan, rien. J'étais juste surpris. Pas mal, Miss. Tu pourras crâner devant tout le monde, si ça t'amuse. C'est pas tous les jours qu'on arrive à me surprendre, tu sais."


"Pardon…?"


"Je n'aurais jamais cru que la petite sœur de Dallas soit une mignonne petite comme toi. On ne peut pas dire que vous ayez un air de famille."


Maintenant, c'était le tour d'Eve de bondir sous le choc.


"Vous… Vous connaissez Dallas ?!"


"Woah, woah. Je n'ai pas le droit de connaître ce paumé ou quoi ?"


"S'il vous plaît ! Je vous en prie, dites-moi où il est ! S'il vous plaît…"


Claire haussa les épaules et lui confia la vérité, ne voyant pas de raison de dissimuler quoi que ce soit à une personne aussi visiblement désespérée.


"Bah, il est probablement en train de traîner avec le gang de Jacuzzi, pour mener à bien leur soi-disant plan d'infiltration, mais si tu es patiente j'imagine que tu pourras le voir demain."


À cet instant précis, des bruits de pas pressés venant de l'extérieur les informèrent que quelqu'un approchait. Tout le monde se retourna vers l'entrée pour faire face à la menace potentielle, sauf Vino qui se contenta d'interpeller le nouvel arrivant, comme s'il savait déjà de qui il s'agissait rien qu'avec le bruit de ses pas.


"Alors, ça s'est passé comment, Jacuzzi ?"


Jacuzzi Splot s'arrêta dans l'entrée en haletant, luttant pour reprendre sa respiration et annoncer les résultats de leur visite.


"Nickel… Ils ne se doutent de rien. Je pense qu'ils vont essayer d'attaquer un immeuble demain avec ce type, Dallas."


"Quel immeuble ?"


Jacuzzi inspira profondément, avalant avec difficulté à travers sa gorge sèche et douloureuse.


"Ils ont parlé du Mist Wall… C'est ce gigantesque immeuble tout blanc qui appartient à Nebula Corporation !"



— —



"Alors comme ça, notre cible de demain s'appelle le Mist Wall ? Aux mains de Nebula Corporation, hmm ? Je me demande si on peut le voir d'ici. Mmm. Non, on ne dirait pas. Quel dommage."


Christopher tournait en rond dans le bâtiment désert tandis que l'averse faisait rage au dehors ; il n'avait rien perdu de sa trivialité coutumière. Firo n'était pas encore revenu, mais une femme avait rejoint leur équipe entre-temps.


"Euhh… Tim a dit de… Enfin, il a demandé qu'on fasse au moins un repérage avant d'y aller demain…"


"Ah ah. Oui, bien sûr, c'est très important, Adelle. Tim a parfaitement raison. Mais je n'ai pas envie d'y aller."


"M-mais…" balbutia Adelle, sans savoir quoi répliquer. Christopher agita vivement les mains en geste d'apaisement.


"Je veux juste profiter de la surprise, c'est tout. Ce n'est vraiment pas marrant si on sait déjà à quoi s'attendre, tu sais ? Et puis, j'ai promis à quelqu'un que j'allais l'aider à retrouver ses amis."


"M-mais…"


"Pourquoi ne nous donnerais-tu pas un coup de main, Adelle ? Ça ne te dérange pas, bien sûr ? Non, il n'y a pas de problème. Merci, très chère," dit Christopher, aplatissant les timides protestations d'Adelle sans aucune délicatesse. Il se lança ensuite dans les explications. "Très bien. Nous recherchons trois personnes. Deux d'entre elles ont été enlevées par la troisième. Ils s'appellent…"



"Merde… Qu'est-ce qui tourne pas rond chez eux ? Même le boss et M. Yaguruma étaient genre, 'Ronnie peut se débrouiller tout seul'… N'importe quoi. S'il peut se débrouiller tout seul, alors pourquoi il s'est fait enlever, hein !" marmonnait Firo avec amertume en revenant vers le bâtiment abandonné. Il s'arrêta à l'entrée, apercevant la jeune femme inconnue qui était arrivée en son absence.


"...Qui est-ce ?"


"Vous revoilà, mon cher ami ! Je vous présente Adelle. Elle et moi nous connaissons depuis longtemps," s'exclama jovialement Christopher, et la femme timide à ses côtés acquiesça d'un air gêné en direction de Firo.


"Ah, bon, OK. Heureux de faire votre connaissance, j'imagine," répondit Firo.


'Comment a-t-il fait pour appeler cette fille ? Il n'y a pas de téléphone dans ce bâtiment...'


Firo considéra le problème un instant, perplexe, mais décida très vite que ça n'avait aucune importance et mit ses compagnons au courant des dernières nouvelles.


"Désolé, je n'ai pas réussi à les convaincre de nous aider, mais au moins j'ai appris où mes amis étaient partis avant de disparaître. Ils allaient voir ce type appelé Jacuzzi Splot—"


"Oui, oui. On sait."


Christopher sourit d'un air guilleret ; toutefois, la couleur de ses yeux et l'allure inquiétante de sa dentition donnait à son sourire un style tellement singulier que le mot "guilleret" semblait mal approprié à ce spectacle qui évoquait plutôt les mots "terrifiant" et "cauchemardesque".


"Quoi ? Vous le saviez déjà ?"


"En effet. En fait, notre charmante Adelle affirme même qu'elle sait où se trouve Dallas."


"Qu— ?! C'est… c'est vrai ?!"


Firo fit un pas vers Adelle malgré lui, et elle recula instinctivement.


"Comment… Qu'est-ce qui s'est passé ?!"


"Ah ! Euh. Je veux dire…"


Christopher répondit à la place d'Adelle, présentant posément leurs informations.


"Ce qui est amusant, c'est qu'Adelle m'a dit avoir rencontré le fameux Jacuzzi plus tôt dans la journée."


"Jacuzzi Splot...?"


"Et en plus, elle dit avoir vu une jeune femme en costume d'affaires là-bas, qui s'appelait Ennis."


"C'est elle !"


À cette époque, on voyait rarement des femmes portant des costumes à New York, alors rien que d'entendre ce petit détail suffit à raviver les espoirs de Firo.


"Où est-elle en ce moment ?!"


"Ah, c'est là que nous avons un problème. Il semblerait qu'il y ait eu une sacrée pagaille dans la demeure de ce Jacuzzi, et tous les gens qui étaient là ont fini par se disperser aux quatre vents. Elle ignore où ils sont passés ensuite."


"Je… je vois. Mince…"


"Oh, ne soyez pas si abattu," reprit Christopher, profitant du moment avec délice et faisant durer le suspense en révélant un à un les renseignements cruciaux dont il disposait. "Le Dallas que vous cherchez vient apparemment de faire équipe avec le gang de Jacuzzi Splot."


"Quoi ?!"


'Je comprends mieux… Ces gamins de Chicago étaient de mèche avec Dallas… Alors Dallas a enlevé Ronnie quand il est allé parler avec ce Jacuzzi, et Ennis par la même occasion ?'


Firo était en train de devenir de plus en plus nerveux au fur et à mesure qu'il enchaînait les conclusions hâtives, se montant la tête sur des scénarios dépourvus de fondement.


"Quoi qu'il en soit, nous savons où compte se rendre Dallas demain—"


"Attendez," interrompit Firo, levant une main comme s'il essayait de bloquer les pensées confuses qui envahissaient son crâne.


'Comment diable pouvez-vous savoir tout ça ? Qu'est-ce que vous maniganc—'


"Excusez-moi," dit Adelle d'une voix faible, presque comme si elle avait lu dans l'esprit de Firo et souhaitait l'empêcher de terminer son raisonnement. "Il y avait quelqu'un appelé… Ronnie… là-bas au manoir."


"Ronnie ? Oh, oui, il était là, forcément."


"Je voulais juste savoir… euh… ce qu'il est ?"


"Hein ?"


Firo se retrouva bouche bée. Ronnie Schiatto était son supérieur, et l'homme qui lui avait appris à se battre au couteau. Il était également un immortel, tout comme lui. Enfin, c'est ce que croyait Firo.


"Que voulez-vous dire, au juste ?"


Il essaya de gagner du temps, cherchant comment répondre à la question en évitant de leur révéler le secret de l'immortalité.


"Euhh…"


"Bah, tout ça n'a pas d'importance," les interrompit Christopher. "Qui ou quoi que soit ce Ronnie, il n'a rien à voir avec nous, non ?"


Il se tourna vers Firo, le dévisageant avec un regard qui semblait percer les tréfonds de son âme.


"Et bien entendu, qui ou quoi que nous puissions être n'a aucune importance non plus, tant que nous vous aidons à trouver vos amis… n'est-ce pas ?"


Depuis le début, cette impression le tracassait dans un coin de sa tête, lui disant que quelque chose clochait chez Christopher et ses compagnons, mais Firo en avait désormais le cœur net ; il nota mentalement de toujours rester sur ses gardes en leur présence.


"...Ouais, vous avez raison," répondit-il prudemment. Mais dans sa tête, il se promit de trouver qui ils étaient et ce qu'ils voulaient une fois cette histoire réglée. Il lui vint même à l'esprit que ces gens étaient peut-être des complices de Dallas.


Techniquement, si on interprétait les derniers événements de façon très libérale, Dallas et Christopher travaillaient en ce moment tous les deux pour Huey Laforet, mais Firo n'avait aucun moyen de le savoir. Dans un sens, c'était logique qu'il se soit fait une fausse idée de la situation : chacune de ses décisions et de ses pensées était basée sur l'hypothèse erronée que Dallas avait enlevé Ennis.



Adelle se tenait sur le côté, la tête inclinée avec modestie, n'osant pas interrompre la conversation que tenaient Christopher et Firo.


"Qu'est-ce qui s'est passé ? Tu as un problème avec ce Ronnie ?" murmura Chi derrière elle, brisant son cher silence. Les yeux toujours plus bas que terre, Adelle lui répondit en chuchotant tout bas pour que personne d'autre ne les entende.


"Il était… étrange, je dirais… différent, d'une certaine façon… Plus qu'aucun être humain à ma connaissance… Je veux dire… encore plus que Maître Huey…"


"Impossible."


Chi renifla avec dédain, mais Adelle était sûre de ce qu'elle avait ressenti.


"Je pense… Je pense que cet homme, Ronnie…"


Elle se rappela la façon dont l'air lui-même s'était figé en présence de l'homme, et se mit à frissonner.


"...n'était pas vraiment un homme…"



— —



Empire State Building

Dans un bureau



"Les événements ont pris une direction imprévue", se dit Ronnie à lui-même, tout en regardant par la fenêtre. Il avait de nouveau posé sa main contre sa tête, se tapotant la tempe du doigt. Dès qu'il se touchait la tempe, son expression se modifiait légèrement, comme si la vue à travers la fenêtre changeait à chaque fois. "Hmm. Je me demande à quel point je devrais m'impliquer."


Derrière lui, Ennis observait, plus perdue que jamais, ne sachant que faire des remarques distraites du chiamatore de la Famille Martillo.


"Excusez-moi, M. Ronnie. Qu'allons-nous faire maintenant ?"


"As-tu vraiment besoin de demander ? Si tu ne te sens pas d'humeur à satisfaire les lubies d'Isaac et Miria, alors tu devrais probablement rentrer chez toi et aller rassurer Firo."


"Mais…"


Ennis jeta un coup d'œil au canapé qui était censé servir à faire patienter les visiteurs. Après avoir dansé jusqu'à l'épuisement il y a quelques dizaines de minutes, Isaac et Miria s'étaient jetés dans un enchevêtrement disgracieux sur le cuir haut de gamme ; ils étaient en train de ronfler doucement, appuyés l'un contre l'autre.


Elle était d'abord venue pour les ramener, mais avait fini par se retrouver à les suivre. Elle se sentait déchirée entre son envie de faire plaisir à ses amis en faisant ce qu'ils lui avaient demandé, et la culpabilité croissante qu'elle ressentait à l'idée d'abandonner Firo. Mais pire encore que cette culpabilité, il y avait cette impression qui la tenaillait, qui lui disait que si elle retournait voir Firo telle quelle, elle allait perdre de vue quelque chose de crucial, quelque chose qui la narguait, juste aux limites de sa perception.


"Je ne sais pas ce que je devrais faire… Il s'est passé tellement de choses aujourd'hui, que je…"


"Il s'agit de la conversation que tu as eue avec cette femme, non ? Ou plutôt, ce nom qu'elle a mentionné. Szilard Quates."


Ennis baissa les yeux, admettant qu'il avait vu juste.


"...Oui, c'est ça."


"Les traces de ce que Szilard a laissé derrière lui s'agitent toujours dans les sombres recoins de cette nation – de ce monde, même – et n'attendent qu'une occasion pour piéger les imprudents. Il vaudrait peut-être mieux en finir au plus vite en leur faisant face, plutôt que de leur tourner le dos pour s'enfuir."


"Quoi ? Que dites-vous ?"


Ennis se sentit plus confuse que jamais face aux allusions inexplicables de Ronnie.


'Comment sait-il pour Maître Szilard ? C'est peut-être M. Maiza qui lui en a parlé...'


Elle sursauta, réalisant qu'elle avait inconsciemment employé le terme de "Maître" pour désigner Szilard Quates dans son esprit. Cette prise de conscience ne fit que la déstabiliser encore plus. Ronnie choisit ce moment pour parler d'une voix tranquille et mesurée, comme s'il pouvait lire dans ses pensées et cherchait à apaiser sa détresse.


"...Je pourrais te dire qui était cette femme à la lance, mais si tu tiens à comprendre ce qui se passe et à trouver les réponses par toi-même… Passe au Mist Wall demain."


"Le Mist Wall ? L'immeuble blanc juste un peu plus bas ?"


"Celui-là même. Demain… Disons que, demain, quelque chose va se passer là-bas, et la femme que tu cherches sera là aussi, avec ses amis," dit Ronnie avec une espèce de finalité qui donnait à ses paroles le poids d'une prédiction absolue, loin de simples conjectures. La curiosité d'Ennis atteint finalement ses limites.


"Excusez-moi... M. Ronnie. Qui... ou plutôt, qu'est-ce que vous êtes?"


Ronnie garda le silence quelques secondes, avant de sourire de façon énigmatique, comme s'il la testait.


"Quelle réponse attends-tu de moi, Ennis ?"


"Pardon ?"


"Est-ce que tu veux que je te réponde que je suis un être omnipotent, une existence surpassant de loin l'humanité ? Ou veux-tu que je te dise que ne je suis qu'un homme ordinaire ? Peut-être attends-tu quelque chose d'autre. Souhaites-tu que j'élude la question d'un 'Je suis qui je suis', ou préfères-tu que je te dise que c'est une question à laquelle je ne peux répondre ? Quoi que je choisisse de te dire, c'est à toi d'accepter ma réponse. Sinon, il est inutile que j'en discute avec toi maintenant."


Ses paroles semblaient profondes et remplies de mystère, mais elles n'avaient eu d'autre but que de l'embrouiller sans lui apporter de réponse claire. Ennis n'avait pas le courage d'en exiger une. Elle sentait que quelque chose de précieux risquait de se briser en elle si elle apprenait la vérité.


Ronnie n'attendit pas sa réaction, préférant observer la nuit sombre et pluvieuse.


"…Ne t'en fais pas. J'ai décidé que je ne connaissais pas le futur. Ça ôte tout le sel de la vie. C'est pourquoi j'ai hâte de voir ce qui va se passer," dit-il, ses mots laissant clairement entendre qu'il pourrait très bien savoir ce que réservait le futur, si jamais il le désirait. Un sourire apparut sur son visage, comme s'il profitait de la situation.


"Je suis devenu un peu curieux, tu vois. Je veux voir qui va finir par dénouer cet imbroglio et résoudre le conflit... Ou, qui sait, si Huey ou Nebula vont étouffer toute l'affaire d'un claquement de doigts."



La pluie continuait de marteler les rues, ignorant tout de l'être qui l'observait avec un sourire sombre sur le visage. Le vacarme des gouttes qui rebondissaient lourdement sur le béton découpait l'obscurité qui s'installait, se propageant sans retenue à travers la nuit. Comme si l'eau cherchait à engloutir toute l'île de Manhattan sous les vagues, en étouffant les nombreuses intrigues qui s'emmêlaient à sa surface...





--> Chapitre Final

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