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Bureau du Président du Daily Days
Ce soir-là
"Amusant. Non, pas simplement amusant ; je dois admettre que les choses ont prises une tournure réellement intrigante."
Une montagne de paperasse dominait le bureau. Le rugissement étouffé de la pluie au dehors s'infiltrait dans la pièce, en même temps que l'humidité qui était en train d'imprégner lentement mais sûrement l'immense pile de documents. Même le bruit perpétuel des sonneries stridentes de téléphones était, pour une fois, absent.
Une voix détendue s'échappait d'un coin de cet endroit où pluie et papier régnaient en maîtres.
"Je n'aurais jamais imaginé qu'un des groupes impliqués dans le fameux incident du Flying Pussyfoot se retrouve mêlé non seulement aux affaires des Martillo et des Gandor, mais également à celles des hommes du chercheur, Huey Laforet."
"C'est tout de suite plus amusant quand ce sont les problèmes d'autrui et pas les vôtres, pas vrai, Président ?" répondit avec un ton de reproche un jeune homme blond qui se tenait de l'autre côté de la montagne de papiers, déplorant l'enthousiasme dans la voix de son patron. "Personnellement, en tant que pauvre employé qui doit s'escrimer jour et nuit pour gagner sa croûte, j'aimerais autant que possible éviter un remue-ménage comme celui de l'an dernier."
"Oh ? Peux-tu vraiment dire en toute sincérité que tout cela ne t'amuse pas, pas même un peu ? Si tu pouvais répondre oui à cette question, alors tu ne serais pas là en premier lieu, je me trompe ?"
Un petit tas de papiers s'effondra par terre, comme pour souligner la rétorque du président.
"Peut-être que tu n'es qu'un employé sans histoires dans le département éditorial, mais ici ? Dans ce bureau, tu es Nicholas Wayne, un homme indépendant et un fameux revendeur d'informations de surcroît."
La rédaction du journal travaillait aussi dans l'achat et la revente d'informations, contrôlant secrètement le pouls de la société.
Dans la pièce bourrée à craquer de documents, qui incarnait pratiquement le symbole de leur groupe à elle toute seule, se tenaient une poignée d'hommes d'humeur et d'apparence variée. D'une façon ou d'une autre, ils étaient parvenus à trouver un endroit où se tenir malgré le fouillis indescriptible autour d'eux, et s'étaient tournés pour faire face à la gigantesque pile de paperasse.
Au cœur de cette pile, à l'abri des regards, le président du Daily Days commença à résumer la situation d'une voix enjouée qui montrait bien la délectation avec laquelle il fourrait son nez dans 'les problèmes d'autrui'.
"Allez, commençons par récapituler brièvement les derniers évènements. Il faut découper tout ça en petites tranches d'information, faciles à digérer, comme une tarte aux pommes."
"Si seulement c'était aussi simple," soupira Nicholas, avant d'expliquer comment tout avait commencé d'une voix posée. "On en revient toujours à ce fichu Flying Pussyfoot. C'est ce train qui a amené Jacuzzi Splot et son gang ici à New York, où ils se sont rapidement installés pour mener leurs petites affaires. Je suppose que s'ils avaient choisi une occupation un tant soit peu légale, nous n'en serions pas là aujourd'hui."
Nicholas s'interrompit avec un rictus amer, et l'homme noir qui se tenait à côté de lui reprit là où il s'était arrêté.
"Ah ah ah, mais bien sûr. Tu rêves, mon ami ! Tu essaies de me dire que tous ces prétendus mafieux en culottes courtes auraient pu trouver un job honnête ? Dans cette économie, avec la dépression actuelle ? Mais tu rêves, tu délires ! La providence divine est égale en toutes choses, et il n'y a pas d'exception qui tienne ! Malheureusement pour ces vagabonds, aucune loi dans les livres sacrés n'indique que les gamins et les vauriens méritent de trouver du boulot tandis que nous autres restons là à nous serrer la ceinture."
"La ferme, Elean."
L'homme qui venait de s'emporter, Elean, haussa les épaules avec emphase et se tourna vers l'homme aux lunettes qui se tenait de l'autre côté de Nicholas.
"Je ne faisais qu'exprimer mon opinion. Bref, ce qui s'est passé, c'est que les Gandor et les Martillo ont envoyé des gens faire la leçon à ces petits chenapans. Pas vrai, Henry ?"
"Hé bien… Le truc, c'est que les gamins accueillaient déjà certains invités. Des membres des Larvae, l'une des nombreuses cellules terroristes créées par le tristement célèbre Huey Laforet, étaient là pour tenter de passer un marché avec le gang de Jacuzzi Splot… Suite à des renseignements que je leur avais vendus, bien entendu. Ils recherchaient un groupe de voyous qui ne soient affiliés à aucune organisation criminelle mais qui possèdent tout de même une force de frappe non négligeable."
La conversation venait de faire le tour complet de la pièce, et le président reprit la parole.
"Et donc, lorsque toutes les forces en présence furent rassemblées, il y eut un affrontement. Après ça… Hé bien, selon nos derniers rapports, une sorte de nuage de fumée s'est répandu depuis le manoir et les gens à l'intérieur ont bondi sur l'occasion pour s'échapper. Jusqu'ici, c'est plutôt clair."
Elean prit la parole sitôt que le président eut terminé sa phrase, le visage dévoré par la curiosité.
"Attendez, attendez, attendez, j'espère vraiment que ce n'est pas tout ce que vous avez à nous dire, patron. Vous nous avez appelés ici en personne, alors j'imagine que vous avez quelque chose d'important à nous révéler, pas vrai ?"
"Non, c'est tout ce que j'ai pour le moment. Il semblerait qu'un couple d'inconnus soit entré dans le manoir avant que les Larvae n'arrivent… mais je suppose qu'il s'agissait d'amis du jeune Jacuzzi."
"Hein ? Alors pourquoi vous—"
"Huey Laforet," dit le président d'une voix calme mais ferme, le nom lui-même répondant à la question d'Elean. "Son implication dans cette affaire est une raison plus que suffisante de vous rassembler ici. Je pensais qu'il serait approprié d'utiliser cet incident comme une opportunité de vous faire un bref résumé de la situation, tout au moins."
"…Mais il a été arrêté il y a un bout de temps, non ?"
"Laissez-moi vous poser une question," dit la voix qui provenait de derrière la pile de documents, exposant tranquillement les faits pour tester ses subordonnés. "Il s'est écoulé un an et six mois depuis qu'il a été attrapé, et pourtant… Pourquoi, à votre avis, n'avons-nous presque rien entendu à son sujet depuis son arrestation ? C'est comme si le monde entier tenait à ce qu'on oublie l'existence de cet homme."
Le silence s'abattit sur la pièce ; aucun des revendeurs d'informations n'avait de réponse à apporter.
Huey Laforet était un terroriste qui avait fait beaucoup de bruit il y a quelques années. Il avait été arrêté et accusé d'avoir acheté de vastes quantités d'armes qu'il comptait utiliser pour renverser le gouvernement des États-Unis. Après son arrestation, aucun détail n'avait filtré à son sujet : ni les faits révélés lors de son interrogatoire, ni le verdict de son procès, ni même ce qu'il était devenu. Des rumeurs couraient comme quoi il avait été envoyé à la prison militaire sur l'île d'Alcatraz, mais quand aux faits avérés… Nicholas et Henry n'étaient pas parvenus à dénicher la moindre piste.
"Ce qu'on peut en déduire, c'est que l'homme connu sous le nom de Huey Laforet représente quelque chose de spécial pour les États-Unis d'Amérique. De plus, Huey Laforet se moque d'avoir été capturé. Il se peut même, en fait, que son arrestation par la police fasse partie de son plan ; voire même la décimation de son organisation, les Lemure."
"C'est ridicule… Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?"
"Qui sait ? Ceci n'est bien sûr que pure spéculation, mais de ce que j'en sais… Huey Laforet est le genre d'homme capable de procéder à de tels sacrifices sans sourciller. Mais laissons tomber l'homme pour le moment. Ce que je me demande… C'est si les membres des Larvae savent que la fille de leur maître, Chane Laforet, a rejoint les camarades de Jacuzzi Splot."
Le président révéla ces faits incroyables sans broncher.
"Bon… Y a-t-il un autre point que vous souhaiteriez aborder ?"
Henry ajusta ses lunettes et considéra la proposition de son patron quelques instants, avant d'ouvrir la bouche.
"Si je puis me permettre cette affirmation, Président, je suis sûr que cette affaire va bientôt devenir encore plus chaotique… Ou, au contraire, se conclure de façon très abrupte."
"Oh oh. Et quelle information croustillante t'incite à penser cela ?"
"…Vino est de sortie."
Vino. La température de la pièce chuta brusquement à la simple mention de ce nom.
"…Le Rail Tracer…"
"…Autrefois appelé Claire Stanfield…"
"…Actuellement appelé Felix Walken…"
Nicholas et Elean récitèrent une succession de noms, mais un seul homme était présent dans leur esprit. Henry, encouragé par leur réaction, poursuivit.
"J'ai reçu un rapport affirmant que l'un des acolytes de Splot s'était rendu dans la planque de Walken, et en était ressorti un peu plus tard avec Walken lui-même, l'emmenant retrouver le reste du groupe."
"Pourquoi est-ce que ce tueur…"
"C'est évident, c'est parce que sa fiancée est mêlée à cette affaire."
"Sa fiancée ?"
Le président répondit à la question d'Elean à la place d'Henry.
"Ah ah, ceci est une histoire réservée pour une autre occasion. Le récit des retrouvailles de l'assassin et de la terroriste est bien trop formidable, et bien trop long, pour être abordé en passant dans une réunion comme celle-ci."
Il fit une courte pause, rassemblant ses pensées, et détourna la conversation vers un autre sujet d'une voix distraite.
"Tout de même… Tout ceci ne serait rien de plus qu'un incident mineur si l'on ignorait l'implication de Huey Laforet dans ces évènements ; et pourtant, j'ai l'impression que la situation a le potentiel d'évoluer en quelque chose de vraiment divertissant."
La voix enfouie dans le tas de papiers commençait tout juste à trembler d'excitation quand un léger coup retentit de l'autre côté de la porte.
"C'est Rachel," dit une jeune voix féminine depuis le couloir, et le président l'invita à entrer sans perdre de son enthousiasme. La porte s'ouvrit en grand, et une jeune femme s'avança dans la pièce. Nicholas eut l'air un peu surpris en reconnaissant le visage de la nouvelle arrivante.
"Tu es déjà de retour ?"
"…J'ai pris le train du soir," marmonna Rachel, un air sombre venant ternir son visage tandis qu'elle s'installait dans un coin de la pièce pas encore complètement envahi par les papiers en tous genres.
"Tu n'as pas l'air en forme. Il y a un problème ?"
"…J'ai croisé quelques visages indésirables dans le train."
"Des indésirables ?" demanda Elean.
"Pas d'erreur possible," cracha Rachel. "C'était les Lamia."
"Les Lamia…"
Les hommes rassemblés dans la pièce retournèrent le mot dans tous les sens, essayant d'y attacher un sens quelconque, mais rien ne leur venait à l'esprit hormis le monstre issu de la mythologie grecque. Seul l'homme dissimulé derrière la montagne de documents s'exclama avec ravissement.
"Ça alors… Christopher et ses Lamia, ici à New York ?"
Le président sembla y réfléchir quelques instants avant de continuer.
"Il va sans dire qu'ils sont ici pour rejoindre les Larvae, je suppose. Mais comment les as-tu reconnus ?"
"…En fait, je n'avais encore jamais vu un seul d'entre eux avant aujourd'hui. J'ai d'abord cru à un genre de cirque itinérant, mais je me suis rappelée les rumeurs que j'avais entendues durant mes voyages. Avec un visage pareil, difficile de le manquer."
"Ah… Je vois, je vois. Christopher était là, donc ?"
"Oui… À l'instant où je l'ai aperçu, j'ai tout de suite repensé aux horreurs que j'avais vues à bord du Flying Pussyfoot."
Rachel laissa son regard se perdre dans le vide, transportée l'espace d'une seconde dans un endroit très lointain issu du passé.
"Combien étaient-ils ?"
"J'ai repéré seulement un homme asiatique qui voyageait avec Christopher… Mais si les renseignements que j'ai obtenus sont fiables, il y en a encore d’autres qui doivent arriver ; j'ignore qui exactement sera là, par contre."
"Je vois. Oui, les Lamia ne sont pas nombreux, et l'un d'entre eux est déjà ici à New York."
La patience de Nicholas atteignait ses limites et il interrompit leur conversation, visiblement agacé.
"Attendez, attendez. Moins vite, s'il vous plaît. Vous comptez continuer comme ça longtemps tous les deux, en nous laissant dans le noir ?"
"Ah, mille pardons…"
Le président offrit ses excuses et relança la réunion.
"Bon, bon, la situation devient vraiment intrigante. Voilà que non seulement le terrible Vino, mais également le 'vampire', Christopher Shouldered, entrent dans la danse… Je suppose que l'affaire se réglera par une bataille entre ces deux-là – non, j'imagine qu'il nous faut aussi inclure Ronnie Schiatto des Martillo, ce qui nous fait un duel à trois. Ah ah ah. Mes chers camarades, il semblerait que la situation devienne encore plus captivante que ce que nous avions envisagé. Vous ne trouvez pas ?"
Nicholas posa une question directe au président, jetant une douche froide sur son enthousiasme exubérant.
"…Christopher Shouldered… Je n'ai pas l'impression d'avoir déjà entendu ce nom auparavant. Ça devrait me dire quelque chose ?"
"Ah, c'est tout naturel. Seule Rachel a entendu parler de notre jeune ami Christopher en dehors du vice-président et de moi-même, étant donné qu'elle a déjà sillonné ce pays en long et en large. Lui – non, eux – sont une sorte de légende urbaine qui court les chemins, vous voyez… Mais c'est la première fois que les Lamia se rendent à New York, alors je suppose qu'il est parfaitement normal que vous n'ayez jamais rien entendu à leur sujet."
La voix qui résonnait derrière la montagne de paperasse entreprit de présenter la personne en question à son audience captive.
"Très bien. Tout d'abord, j'imagine que je devrais vous parler de l'homme connu sous le nom de Christopher Shouldered…"
Le Daily Days traitait l'information comme une ressource essentielle, et l'homme à la tête de l'agence distribuait chaque renseignement comme un réalisateur dirigeait ses acteurs. Vérifiant que tous ses acteurs étaient en position, le président entama son récit d'un ton jovial. Le staccato de la pluie contre le carreau lui servait d'accompagnement.
"Oui, Christopher Shouldered. Je vais commencer par vous le présenter, en guise de prologue aux événements qui vont bientôt débuter…"