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Il existait une île minuscule au large de la baie de San Francisco, constituée essentiellement de rochers à l'allure menaçante et de falaises vertigineuses. Au sommet de ces escarpements rocheux se dressaient quelques bâtiments en béton peu élégants.
Contrairement au pélican, l'animal dont elle tirait son nom, l'île d'Alcatraz7 était un endroit terne et déplaisant. Initialement dépourvue de présence humaine, l'île avait été transformée en fort militaire pour protéger San Francisco lors de la Ruée vers l'Or en Californie. Ses redoutables défenses avaient été encore gonflées par la suite lors de la Guerre Civile, si bien qu'au final la forteresse navale pouvait se vanter d'arborer une batterie impressionnante de cent cinq canons en fer de longue portée, supportés par quatre canons Rodman, les plus terrifiants qui soient. Elle représentait à l'époque le pinacle en terme de puissance de feu.
L'île fut plus tard convertie en prison militaire, pour y enfermer les prisonniers durant la guerre puis même après, bien qu'elle ait abandonné son rôle de camp militaire. La forteresse qui avait été conçue pour empêcher l'ennemi d'approcher devint une geôle destinée à le retenir de force. Y étaient détenus des prisonniers de guerre, des sympathisants confédérés, et même des indiens d'Amérique. Quand on atteint le début du vingtième siècle, personne ou presque ne se rappelait qu'il avait s'agit autrefois d'une des plus importantes forteresses du pays. Durant l'année 1933, Alcatraz perdit son statut de prison militaire et devint la prison fédérale la plus redoutée de tous les États-Unis.
Les bâtiments de la prison contenaient un long couloir central qui serait plus tard connu sous le nom de Broadway, et deviendrait l'un des points touristiques les plus populaires d'Alcatraz. En dessous de ce couloir se trouvait une ancienne réserve qui avait été convertie en cellule d'isolement. Et encore plus profond, dans les boyaux de la prison, se trouvait une petite pièce qui n'existait sur aucun des plans du bâtiment. C'est là qu'il vivait.
C'était une cellule spéciale, conçue pour détenir une personne en particulier. Lui. D'ailleurs, elle semblait même un peu trop grande pour une cellule de prison. Il y avait juste assez d'espace pour qu'on puisse penser avoir affaire à une chambre d'hôtel. Mais un simple coup d'œil à l'intérieur suffisait à briser la moindre illusion de confort. La pièce ne comportait aucune décoration pour égayer ses murs nus, seulement le strict minimum vital. Un lit dur et pas bien long, dont le matelas était usé jusqu'à la corde. Un petit évier. Une unique barre de savon et une coupe en aluminium. En fait, la taille de la cellule ne faisait qu'accentuer la misère de l'endroit.
Le prisonnier enfermé dans cette cellule passait son temps en silence, son existence ignorée du reste du monde en dehors des rares gardiens de prison qui avaient été mis au courant de son traitement spécial. En cet instant, il restait assis sans dire un mot au bord de son lit, les yeux tournés vers des murs qui n'avaient jamais été touchés par la lumière du jour. L'homme n'était pas en train de laisser son regard se perdre au loin. Il examinait un point précis sur le mur, se concentrant sur quelque chose qu'il était le seul à percevoir.
"Je tiens un journal dans ma tête depuis que je suis là," dit-il soudain. Son regard n'avait pas bougé, et il semblait parler dans le vide. Peut-être s'adressait-il à la pièce elle-même.
Il n'y avait personne montant la garde à l'extérieur de sa cellule. Et personne dans la cellule avec lui, bien entendu.
"J'avais pris l'habitude de glisser quelques billets aux gardiens pour qu'ils m'apportent des livres ou des journaux à lire… Mais récemment, les consignes de sécurité ont été renforcées, de façon plutôt drastique, on peut bien le dire, et ils ont tout emporté."
Il continuait à parler, s'exprimant sur un ton qui montrait clairement qu'il s'adressait à quelqu'un ou quelque chose en particulier, comme s'il attendait une réponse de cette pièce déserte.
"Le nouveau directeur nommé par le gouvernement fédéral, James Johnston, est un homme de talent. Il fait des efforts considérables pour que les prisonniers soient habillés et nourris correctement, mais en échange il exige une discipline irréprochable et punit la moindre incartade. Si j'étais joueur, je serais prêt à parier que l'histoire se souviendra d'Alcatraz comme l'île d'où nul n'est jamais parvenu à s'évader."
"Je ne suis pas venu ici pour écouter le récit de vos misères," annonça une voix qui s'élevait d'un coin d'où aucune voix n'aurait dû s'élever ; l'air à cet endroit scintillait et se troublait. "…Bah, peu importe."
La présence invisible qui avait commencé à pénétrer dans la pièce se rassembla et se stabilisa sous les yeux de l'homme assis sur le lit. Le détenu cligna des yeux, une fois, et quand il les rouvrit un homme en costume d'affaires, au regard acéré, se tenait là où personne ne se tenait la seconde d'avant… C'était Ronnie Schiatto.
"…Cela fait longtemps que nous ne nous étions pas vus, Huey Laforet. Si je ne me trompe pas, nous n'avons pas eu l'occasion de nous retrouver face à face depuis notre première rencontre à bord du navire."
Huey leva la tête à la mention de son nom, fixant droit dans les yeux l'homme qui le dominait, et lui adressa un sourire sincère.
"Ah. Vous êtes donc parvenu à retenir mon nom, bien que je ne me rappelle pas vous l'avoir jamais confié."
"Maiza m'a beaucoup parlé de ses amis, c'est naturel. Étant donné votre absence de réaction, j'imagine que vous avez gardé un œil sur moi toutes ces années, comme je l'ai fait avec vous."
"Je comptais seulement observer Maiza, au début. C'est par pure coïncidence que je suis tombé sur vous, démon… Ou préférez-vous que je vous appelle Ronnie Schiatto ? Est-ce votre véritable identité ? Les immortels sont incapables d'employer des pseudonymes quand ils s'adressent l'un à l'autre, mais je n'ai que votre parole que les démons soient soumis à la même restriction, si c'est bien le cas," reprit légèrement Huey ; sa voix s'était toutefois empreinte d'une note de respect pour s'adresser au démon.
Ronnie se contenta de le dévisager en retour, puis annonça avec une lenteur calculée, "Mon nom est Elmer C. Albatross."
Pour la première fois de la conversation, le sourire de Huey Laforet faiblit. C'était un nom qu'il connaissait bien, celui de son seul ami au monde, et il savait avec certitude que l'être en face de lui n'était pas cette personne. Ronnie révéla un rictus énigmatique, comme pour remplacer celui qu'Huey avait perdu.
"…Voilà ma réponse."
"Ah."
"Si c'est ma parole que vous souhaitez, je peux au moins vous dire ceci : Ronnie Schiatto est mon véritable nom, d'une certaine façon. C'est un nom que je me suis choisi moi-même. Vous êtes libre de me croire ou non, bien sûr."
Huey offrit un sourire amusé à Ronnie, comme pour lui signaler qu'il avait bien compris, mais une lueur froide d'animosité refusait de quitter ses yeux.
"…Je vous serais reconnaissant si vous vous absteniez d'impliquer Elmer dans vos petits jeux, quand bien même il ne s'agirait que d'emprunter son nom."
"Une requête étrange, venant de quelqu'un qui n'hésite pas à manipuler la vie des autres pour ses propres expériences."
Huey ignora la provocation de son interlocuteur et revint au sujet principal : "Laissons de côté ce point particulier pour le moment. Pourrais-je savoir ce qui me vaut l'honneur de votre visite aujourd'hui ? Je suis navré de vous informer que toute conversation dans les cellules est strictement prohibée. Si l'un des gardiens devait nous voir en cet instant…"
"Cela ne poserait aucun problème, car ces règles ne s'appliquent pas à vous. Et même si c'était le cas, je me chargerais d'effacer l'incident."
"Je vois. L'omnipotence est vraiment une faculté grandiose. Même si je dois vous avouer que, tout bien considéré, vous êtes plus humain que je ne l'aurais cru," le railla Huey, laissant sa colère se dissiper avec ces mots. Ronnie, lui aussi, accepta d'enterrer la hache de guerre métaphorique, et en vint à la raison de sa venue.
"Allons droit au but, en ce cas. Huey Laforet… Quel est votre objectif réel ?"
"…Mon objectif ?"
"Pour quelle raison voulez-vous faire face à Nebula et récupérer l'élixir d'immortalité imparfait ?"
Huey pencha la tête avec curiosité, comme s'il s'étonnait de voir un être qu'il considérait omnipotent l'interroger ainsi.
"Pourquoi me poser la question ? Ce serait la simplicité même pour vous de lire la réponse dans mon esprit, je me trompe ?"
"Hmph. Cela ne serait pas très amusant, vous ne trouvez pas ? Vous tenez vraiment à me faire périr d'ennui ?"
Pour une fois, Huey se trouva à court de mots pour répondre et il se souvint qu'il s'adressait à un démon.
'Je comprends mieux pourquoi il nous a offert l'immortalité sans rien exiger en échange.'
"Et c'est amusant," finit-il par répondre, sans laisser ses pensées transparaître sur son visage, "d'apparaître sans prévenir dans la cellule d'une prison haute sécurité à l'autre bout du continent, pour m'interroger de visu?"
"Assurément. C'est toujours intéressant de discuter avec quelqu'un d'aussi unique que vous, et je n'avais pas le temps de venir en train. De toute façon, les heures de visite sont probablement déjà terminées."
"Je suis choqué. Vous en faites à votre guise et tordez les règles comme ça vous arrange," dit Huey, et même s'il secouait la tête d'un air réprobateur, sa voix tremblait d'excitation. "Votre simple existence est… un abus. Oui, c'est bien le mot. Rien qu'en vivant sur cette terre, en respirant et en bougeant et en parlant, vous déformez le fonctionnement de l'univers et le soumettez à votre volonté. Les lois de la physique n'ont pas cours avec vous ; vous les enfreignez si aisément que c'est comme une seconde nature."
La respiration de Huey s'accéléra sous le coup de l'enthousiasme et il se pencha en avant, baissant la voix pour répondre à la question de Ronnie.
"J'ai pour objectif de découvrir très exactement de quoi sont capables les immortels. Quand au résultat que j'espère atteindre, c'est vous." Il fit une pause avant de poursuivre. "Pas vous, précisément. Mais je veux créer de mes propres mains un démon au pouvoir similaire au vôtre… ou, qui sait, devenir un tel être moi-même."
"…C'est mon charme qui vous rend jaloux, avouez-le," se moqua Ronnie, mais Huey ne se laissa pas déstabiliser. Ronnie releva les coins de la bouche dans une espèce de sourire amusé et reprit, "Je vois. Et vos recherches ont-elles porté leur fruit ?"
"J'ai… j'ai une théorie sur votre vraie nature."
"…Je vous l'ai pourtant déjà dit, il me semble ? Je ne suis pas un démon, en réalité. Je ne suis qu'un alchimiste, comme vous… Un alchimiste qui vit depuis bien trop longtemps."
"C'est la vérité, mais pas toute la vérité. Je me trompe ?"
Ronnie choisit de répondre par le silence.
"Vous n'êtes pas un démon, ni un dieu. Mais vous n'êtes pas non plus un simple alchimiste… Enfin bon, je ne peux pas vous livrer ma conclusion définitive avant d'avoir fini mes tests."
Ils restèrent silencieux pendant plusieurs minutes.
"Vous savez," commença Huey, brisant l'atmosphère tendue qui s'installait, "j'étais sincèrement étonné. Je ne pensais pas que Nebula prendrait des mesures aussi extrêmes…"
"Vous avez lâché vos rats de laboratoire dans l'immeuble juste pour vous en assurer ?"
"J'étais déjà quasiment certain avant d'y envoyer Christopher, rassurez-vous. Les Jumeaux se trompent rarement dans leurs rapports."
Huey ricana.
"Je suis curieux de savoir si Nebula parviendra à les garder sous contrôle ? Pour ces gens, l'immortalité n'est pas un simple concept ; non, ils en ont fait l'expérience eux-mêmes, ils ont senti la vie les quitter puis reprendre possession de leur corps. Et pas juste une ou deux personnes. Presque la moitié de leurs employés ont pu goûter au fruit interdit, d'un seul coup. Par ailleurs, même si Tim n'est pas parvenu à récupérer l'élixir, l'opération n'était pas un échec, loin de là. J'ai pu en profiter pour me distraire, pour observer Dallas Genoard - un spécimen fascinant, j'ai trouvé - et surtout, Tim a beaucoup gagné en maturité suite à cette série d'incidents. Suffisamment pour faire ressurgir son animosité latente envers moi."
"Vous aviez tout prévu ?" s'étonna Ronnie, apparemment surpris pour une fois. Huey acquiesça.
"Cela va de soi. La plupart des événements se sont déroulés conformément à mes plans ou à ceux de Nebula, bien qu'il y ait eu quelques éléments perturbateurs que nous ne pouvions anticiper. Par exemple, la présence de Claire Stanfield, de la faction de l'ancien Felix Walken, et… et la vôtre, bien entendu."
"Oh, je n'ai pas fait grand chose. J'ai juste mis quelques convives en émoi en offrant un petit spectacle pour une jeune mexicaine."
"L'omnipotence a ses avantages, on dirait bien," se moqua gentiment Huey, semblant prendre plaisir à la discussion.
"J'ai jeté un coup d'œil à Christopher Shouldered et à ses amis," reprit Ronnie en changeant brusquement de sujet. "Et à vos Jumeaux, aussi. On dirait que vous avez su mettre les recherches de Szilard à profit."
Il savaient tous les deux ce que Ronnie entendait par là. Huey sourit. "Est-ce que vous comptez me dénoncer pour espionnage industriel ?"
"Je vois mal ce que j'aurais à gagner à intenter un procès à un prisonnier sans le sou."
"Prisonnier… C'est vrai. Cela fait des siècles que je suis prisonnier."
Huey se releva et se tourna vers les murs sombres de sa cellule, laissant ses yeux se perdre dans le vide ; il observait quelque chose qui n'existait que dans sa tête.
"À l'époque, à bord du navire… Vous nous avez enfermés dans cette prison que l'on nomme le temps. Ah… Il n'y a pas de passé dans cette geôle, ni présent ni futur. Juste un tourbillon éternel de temps."
Ronnie l'écoutait sans l'interrompre.
"Jusqu'où les immortels peuvent-ils aller ? Quelle est la limite de nos capacités, de notre vrai potentiel ? Voilà l'idée qui m'a gardé captif durant toutes ces années. Vous savez, même une sagesse et une compassion infinie ne sauraient suffire à transformer un mortel en dieu capable de soulager le monde de ses souffrances. Des sacrifices innombrables sont requis pour sauver ne serait-ce qu'une personne. Telles sont les limites de l'humanité."
"Vous sous-estimez le potentiel des humains."
"Oh oh… Je ne peux pas dire que je m'attendais à entendre ça de la part d'un démon…"
Après un long moment, Ronnie se décida à confier un dernier renseignement à Huey avant de partir.
"Ce ne serait pas très juste de m'en aller sans rien vous laisser en échange. Alors laissez-moi vous dire quelque chose que je suis sûr que vous ignorez encore."
"Quoi donc ?"
"Connaissez-vous un homme du nom de Ladd Russo ?"
"Ah, oui, bien sûr. C'était un des… éléments perturbateurs, lors de l'expérience Flying Pussyfoot."
Huey plissa les lèvres avec mépris en prononçant ces mots, comme si l'idée qu'un élément quelconque puisse venir fausser les résultats de ses expériences suffisait à le dégoûter.
"Il a déclaré qu'il allait vous tuer un jour, et j'ai entendu dire qu'il devait être transféré sur cette île sous peu. C'est un sacré coup de chance, vous ne trouvez pas ?"
"Pas le moins du monde. Pourquoi devrais-je me réjouir qu'un homme vienne s'en prendre à moi ?"
"Au moins, vous ne risquez plus de vous ennuyer."
Le temps qu'Huey ouvre la bouche pour protester, il était trop tard. L'atmosphère pesante de la pièce était retournée à la normale, et la cellule était de nouveau déserte en dehors du prisonnier qui y était incarcéré.
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Une heure s'était écoulée depuis la visite soudaine de Ronnie et son départ tout aussi précipité ; une autre personne était présente dans la cellule avec Huey. Ce n'était pas le secrétaire des Martillo, cette fois.
"Tu t'ennuies pas trop depuis qu'ils t'ont pris tous tes livres, papa ?" demanda-t-elle, avec une petite voix enfantine perçante qui aurait été plus à sa place dans une salle de classe que dans une prison.
"Non, ma chérie. Il y a même des gens qui viennent me rendre visite de temps en temps, pour me tenir compagnie," répondit Huey, en caressant doucement les cheveux de son invitée.
Tout comme Huey, la jeune fille avait des yeux dorés qui étaient cachés sous les mèches d'un noir de jais encadrant son visage. Elle faisait à peu près la taille de Huey lorsqu'il était assis sur le lit ; au son de sa voix et à son apparence, on devinait sans mal que c'était encore une petite fille.
Le plus gros pot-de-vin du monde n'aurait pas suffi à convaincre un gardien d'amener en secret un enfant dans la prison d'Alcatraz. Autrement dit, le personnel du pénitencier ignorait tout de ce qui se déroulait en ce moment dans la cellule personnelle de Huey.
"Papa, papa ! Tu sais quoi ? J'ai été voir Chane !"
"C'est fantastique, Liza," dit calmement Huey, et les yeux de la jeune fille se remplirent d'une joie enfantine quand elle entendit son père biologique l'appeler par son nom.
"Et tu sais quoi, papa ?" babilla-t-elle, d'une voix complètement différente de celle qu'elle affectait quand elle était avec Christopher et ses camarades. "Je suis beaucoup plus forte qu'elle ! Je suis vraiment super forte ! Si ce Vino n'avait pas été là, je l'aurais tuée sans problème !"
Huey sourit d'un air gêné et tapa doucement sur le nez de Liza avec son doigt.
"Tu te souviens que je t'ai demandé de ne pas tuer ta sœur pour le moment, ma chérie ?"
Sa voix restait parfaitement calme et tranquille, mais la petite fille baissa la tête immédiatement, les larmes aux yeux.
"P-pardon, papa ! Je le ferai plus, promis ! Tu n'es pas en colère, papa, hein ? J'ai pas fait exprès, j'te jure !"
"Ha ha, tout va bien, Liza, je ne t'en veux pas."
"C'est vrai ?"
Liza leva la tête avec espoir ; son père sourit et lui caressa gentiment la joue.
"Vrai de vrai. Ne t'inquiète pas."
"Tu ne me détestes pas, alors ?"
"Comment pourrais-je détester ma propre fille ?" répondit Huey. Le sourire sur son visage ne s'étendait pas à ses yeux qui restaient impassibles, et sa voix donnait l'impression qu'il était en train de réciter un script, mais Liza ne semblait pas l'avoir remarqué. Elle rougit et afficha un grand sourire, en levant timidement les yeux vers son père.
"Papa ? Qui c'est qui compte le plus pour toi, moi ou Chane ?"
Le sourire de Huey se fit encore plus encourageant quand il perçut la note d'incertitude dans la question de sa fille.
"C'est toi, bien sûr, Liza."
Liza poussa un cri de joie et sauta dans les bras de son père. Elle était tellement heureuse qu'elle ne remarqua même pas qu'il avait parlé sans la regarder. Les yeux de Huey étaient fixés sur un point fixe dans l'air, observant quelque chose que lui seul pouvait voir…
L'immortel trompait tout ce qui l'entourait. Il mentait à ses rats de laboratoire. Il mentait au monde dans lequel il vivait. Il se mentait même à lui-même.
Un vieux souvenir refit surface dans son esprit.
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"Huey, il n'existe rien d'autre dans ce monde que l'amour et la justice. Je te parle aussi bien de l'amour narcissique que les gens ressentent envers eux-mêmes, que de la justice qu'ils brandissent au nom de leurs désirs égoïstes. Alors comment pourrait-on faire pour que tout le monde ait un sourire sur le visage ? J'ai bien une idée, mais si elle est relativement simple à expliquer, la mettre en pratique, ça c'est une autre paire de manches."
"Intéressant. Dis m'en plus."
"…Tu dois devenir le méchant."
"Le méchant ?"
"Si ce monde est régi par le conflit entre les notions de justice individuelles de chacun, et qu'il est impossible de mettre tout le monde d'accord… Alors tu n'as qu'à devenir le mal incarné. Le seul méchant véritable de ce monde. Montre leur quelque chose qui transgresse toutes leurs règles, qui va à l'encontre de toutes leurs idées de justice."
"…C'est une idée risible."
"Ça te donne le sourire aux lèvres, pas vrai ?"
"Elmer," murmura Huey, en songeant à son vieil ami, "penses-tu que je sois risible en ce moment ? Est-ce que tu te mettrais à sourire, si tu pouvais me voir ?"
Sa voix était si faible que même sa fille, blottie contre lui, ne l'entendit pas. Les mots se perdirent dans le silence, et disparurent dans l'obscurité de la cellule.
Ils disparurent peu à peu, sans un bruit…
7 Alcatraz signifiait 'Pélican' en espagnol vers le dix-huitième siècle. Depuis, le terme a évolué pour désigner d'autres espèces d'oiseaux.