1711, sur l'Océan Atlantique
L'Advenna Avis
"Bon sang, debout ! Réveillez-vous, vite ! Il va tous nous tuer ! Nous sommes fichouaaarrggh…"
Le chaos régnait partout. À bord du navire plongé dans l'obscurité, on n'entendait plus que des cris d'horreur.
Les alchimistes avaient abandonné leur pays natal pour partir vers le nouveau monde. Ils étaient parvenus à invoquer un démon. Et grâce à lui, ils avaient découvert l'un des secrets convoités depuis toujours par l'alchimie : celui de la jeunesse éternelle. Mais cette immortalité était accompagnée d'une restriction problématique.
Il leur restait encore un moyen de mourir. Un immortel pouvait poser sa main droite sur la tête d'un second immortel ; ensuite, il n'avait plus qu'à se concentrer et à penser : "Je veux le dévorer". À ce moment là, tout le savoir de sa victime, ses souvenirs, ses connaissances – parfois même sa personnalité – étaient absorbés. La personne disparaissait, et l'autre immortel héritait de tout ce qui la constituait.
Mais naturellement, il fallait qu’il y en ait un qui considère la situation du point de vue opposé. Loin d'être une restriction, cette règle était pour lui une opportunité. Une chance de dévorer tous les autres et de devenir le roi des immortels, qui hériterait de tout leur savoir.
Deux nuits après le passage du démon, un homme fit le choix d’emprunter la voie qui le mènerait à une solitude éternelle. Cet homme, celui qui avait tourné le dos à ses camarades alchimistes et transformé ce bateau en piège mortel, s'appelait…
"Szilard ! C'est lui ! Ce vieux cinglé nous a trahi !"
"Merde… Il faut l'arrêter ! Attrapez-le ! Quelqu'un doit le dévorer, n'importe qui !"
"Faites gaffe ! Il a déjà dévoré cinq personnes ! Ce n’est plus un vieillard arthritique !"
Alors que des cris résonnaient d'un bout à l'autre du navire, il y avait quelqu'un qui faisait de son mieux pour ne pas faire de bruit, réfugiée dans la cale. Elle n'avait pas plus de seize ans, dix-sept au grand maximum. À la voir, il était clair qu'elle n'était pas dans son élément : c'était une simple adolescente aux cheveux argentés, portant une paire de lunettes.
'…j'ai peur. J'ai trop peur. Il faut que je me planque. …il… Il a dû se cacher quelque part, lui aussi. J'en suis sûre. Il faut que je le retrouve…'
Perdue dans la confusion qui régnait au beau milieu de la nuit, elle courait comme si elle était poursuivie par le diable en personne, mettant de la distance entre elle et les cris qui résonnaient toujours. Elle comptait se dissimuler dans la cale jusqu’à ce que le calme revienne, mais malheureusement pour elle…
Dans ses grands yeux écarquillés se reflétait le rictus moqueur du vieil homme à l’origine de toute cette panique.
"Jamais je n’aurais imaginé dévorer une jeune fille comme toi. Il y a bien longtemps que j’ai perdu tout appétit sexuel, et pourtant, je me sens frémir d’excitation."
Et à ces mots, il pressa sa main sur le front de l’adolescente.
Mais rien ne se produisit.
Les yeux du vieillard – Szilard Quates – s’élargirent brièvement. Il avait l’air surpris, mais très vite une lueur de compréhension vint éclairer son visage.
"Sylvie, sale gueuse… Tu ne l’as pas bu ?"
"Ah… ahh…"
Szilard la fixait de son regard froid et avide. La jeune Sylvie se figea, incapable de répondre.
‘…je vais mourir.’
À l’instant où cette pensée traversait son esprit, la main droite du vieillard glissa de sa tête et vint s’écraser par terre. Son bras avait été tranché au niveau du coude, et le sang se mit à jaillir abondamment de la blessure. Des gouttelettes écarlates éclaboussèrent Sylvie elle-même ; mais très vite le liquide se mit à frémir et, tel une nuée d’insectes, à refluer vers le bras droit de Szilard. Relié à son propriétaire par une fine ligne de sang tendue comme un élastique, le bras tranché se souleva du sol et vint s’emboîter sur le moignon de son avant-bras.
"Ar… argggghhhh !"
"On dirait que l’immortalité n’octroie aucune immunité à la douleur. Je suis heureux d’avoir pu en faire l’expérience sur vous."
Une voix arrogante résonna dans la cale tandis que Szilard luttait pour contenir la souffrance atroce qu’il ressentait. Celui qui venait de parler était un homme jeune à la peau noire. Sa main droite était serrée autour d’une arme, qui ressemblait à un hachoir de style chinois, et son visage était déformé par une rage muette.
"Nile… Misérable !"
"La colère que je ressens ne peut être exprimée avec de simples mots, mais j’affirme tout de même ceci : je vais vous tuer."
L’homme du nom de Nile brandit son hachoir en direction de Szilard, dont le bras avait complètement guéri.
"Même si c’est en pure perte, je vous l’affirme : vous êtes mort."
La lourde lame fendit l’air avec force, comme s’il allait couper la tête de Szilard en deux. Le vieil homme se jeta sur le côté, évitant le coup de justesse, et fuit à toutes jambes vers l’escalier derrière lui. Au lieu de le poursuivre, Nile s’accroupit et s’adressa à la fille qui tremblait à ses pieds.
"Mmm. Es-tu blessée ?"
Sylvie se releva et ouvrit la bouche pour répondre.
"Hé, on dirait que tout baigne de votre côté."
Au-dessus de Nile, une voix joyeuse retentit et la prit de vitesse, s’adressant à eux d’un ton guilleret qui convenait mal à la scène dramatique qui venait de se dérouler.
"Je n’ai même pas besoin de poser la question, en fait. Tout va bien. Parfait, c’est parfait. Sylvie, Nile ; ma requête va vous paraître un peu soudaine, mais j’aimerais vous voir sourire. Allez, montrez-moi un beau sourire éclatant."
Les deux camarades levèrent la tête et virent un homme qui souriait de toutes ses dents, malgré la situation préoccupante à bord du navire. Il avait planté ses doigts aux coins de sa bouche et tiré dessus pour leur offrir un sourire le plus large possible.
"Comme cha ! Shouriez, shouriez !"
"L’heure n’est pas à la plaisanterie, Elmer."
"Quelle plaisanterie ? Même si vous êtes en danger, vous devriez garder le sourire aux lèvres. Pour vous aider à ne pas paniquer," répondit l’homme du nom d’Elmer, sa voix perdant un peu de sa gaieté suite à la remarque de Nile. Son visage, lui, restait toujours aussi souriant… et pourtant, il avait quelque chose d’étrange, de déstabilisant ; même Nile n’osa pas lui ordonner d’arrêter.
"Il n’y a qu’un idiot comme toi pour sourire dans un moment pareil. Si tu comptes te cacher, ne traîne pas."
Elmer secoua la tête négativement. "Nan, je vais aller voir Szilard et le convaincre d’arrêter le massacre ; vous n’avez qu’à attendre ici tous les deux."
Sylvie et Nile furent choqués par la confiance avec laquelle il avait prononcé ces mots.
"Je l’affirme : c’est impossible. Même si tu parvenais à l’arrêter, Maiza refuserait de l’épargner. Il est trop tard pour revenir en arrière, alors mieux vaut le tuer rapidement et limiter nos pertes."
"Je n’aurais qu’à demander à Maiza d’être indulgent."
"N’importe quoi."
"Exactement, c’est n’importe quoi. Alors autant commencer par aller voir Szilard. Si j’échoue et qu’il me dévore, vous pourrez faire ce que vous voulez."
"N’y allez pas !" cria Sylvie, instinctivement. L’attitude décontractée d’Elmer, qui ne semblait pas plus alarmé que s’il allait juste chercher de quoi casser la croûte, l’avait poussée à réagir. "Comment pourriez-vous l’arrêter ? Il… il a essayé de me dévorer avec un sourire ravi ! Comme si ça l’amusait… Vous n’arriverez jamais à convaincre un homme pareil avec de belles paroles !"
Mais la réponse d’Elmer la cloua sur place.
"Je vois. Le vieux Szilard souriait, hein… Il y a encore de l’espoir, alors."
"Quoi…?"
Elmer ignora l’air stupéfait qu’affichait Sylvie et lui répondit avec un rictus confiant.
"Souris, Sylvie ! Il faut que tu souries !"
Et, laissant derrière lui un éclat de rire joyeux, son visage disparut dans l’encadrement de la porte.
Les deux alchimistes étaient désormais seuls. Après un instant de silence, Sylvie finit par rassembler son courage à deux mains et posa la question qui la hantait d’une voix hésitante.
"Euh… Nile, pourquoi avez-vous dit que Maiza refuserait de l’épargner ?"
"Ahh…"
L’expression sur le visage de Nile se fit sombre.
"Ce n’est pas… ça ne peut pas être ça, hein ? Ce n’est pas possible ?"
Sylvie agrippa le bras de Nile et le secoua de toutes ses forces, comme pour lui arracher une réponse.
"Dites-moi que ce n’est pas vrai ! Pas lui ! Je vous en supplie, Nile !"
Des larmes commencèrent à couler des yeux de l’adolescente, mais aucune réponse de Nile n’aurait su la consoler.
— —
"Bon sang, où est ce vieux débris ?!"
"Je l’ai repéré ! Il est sur le pont !"
"Hé ! Szilard ! Regarde par ici, le vieux ! Écoute-moi !"
"Qui c’est, ça ? C’est toi, Elmer ?"
"Le fou, mais que, fait-il, ici ?"
"Attention !"
"Elmer ! Non !"
— —
Le fracas des vagues, puis le silence.
Sa conscience était absorbée par une obscurité infinie.
Et… au cœur du néant, il entendit une voix.
[Vous allez bien ?]
Elmer perçut qu’on s’adressait à lui et reprit ses esprits. Quelle sensation étrange ; il avait l’impression de flotter en l’air. À travers ses paupières entrouvertes, il vit le visage d’un homme, un visage qui lui parut familier. Et derrière, un noir d’encre.
[Vous êtes vraiment un cas singulier. Qui aurait eu l’idée de faire un salto arrière sur la figure de proue pour attirer l’attention du vieil homme ? Bah, peu importe. Vous êtes tombé à la mer, ce qui l’a empêché de vous dévorer.]
‘…Ah, je reconnais cette expression. "Peu importe". C’est ça. Je m’en souviens. Cet homme est le démon.’
Le démon qui leur avait accordé l’immortalité. Tandis qu’Elmer se demandait ce qu’il faisait encore là au lieu de repartir d’où il était venu, où que ça puisse être, le démon reprit tranquillement la parole.
[Je ne comptais pas m’attarder, mais quelque chose a attiré mon attention, vous voyez. Bah, peu importe. Tout à l’heure, on aurait dit que vous vouliez convaincre le vieillard de se rendre, mais… Croyez-vous vraiment que vous auriez pu y parvenir ?] demanda-t-il doucement à Elmer, en le dévisageant comme s’il examinait une forme de vie inconnue.
Elmer s’accorda un moment de réflexion puis lui répondit, en souriant à pleines dents, "Je pense que c’est possible. Sylvie m’a dit qu’elle a vu Szilard sourire."
[Sourire ?]
"…S’il souriait, c’est qu’il est toujours humain. Même le rictus sadique d’un meurtrier se délectant de son crime reste un sourire. Tant que tu es capable de sourire, il est toujours possible de discuter. Si on était pris dans une guerre, je ne dis pas, mais ici on ne parle que des désirs et des impulsions d’une seule personne, non ? Même si les chances de résoudre la situation par le dialogue sont minuscules, je ne peux pas les laisser passer."
[Mmm. Vu votre succès, j’ai l’impression que l’objectif que vous vous êtes fixé était trop ambitieux.]
"C’est pas grave. Je me disais juste que ce ne serait pas une fin très joyeuse si Szilard se faisait dévorer en retour, vous voyez ? Mais ce serait encore pire de le laisser s’échapper. Non, je vais le convaincre de présenter des excuses sincères, et d’expier ses crimes pour toute l’éternité… jusqu’à ce que les autres acceptent de le pardonner."
[Ceux qui ont déjà été dévorés ne comptent pas pour vous ?]
"Les morts ne peuvent pas sourire. Ils ne peuvent pas se sentir triste, ou en colère, non plus. C’est ça que ça signifie, la mort. Si des fantômes existaient pour de vrai… Ils ne seraient pas morts à proprement parler, pour moi. Oui, c’est peut-être important de faire preuve de respect envers les défunts, mais… honnêtement, je m’en fiche."
Le démon garda le silence quelques instants, puis sa voix résonna directement dans la tête d’Elmer.
[Mmm. Je vous avais pris pour un simple d’esprit plein de bonnes intentions, mais il semblerait que vous penchiez plus du côté maléfique. Bah, peu importe. Vous m’intriguez. On dirait que nous avons plus en commun que je ne le supposais.]
Le démon lui fit alors une proposition absolument incroyable.
[Très bien, je vais vous accorder le pouvoir de votre choix, vous n’avez qu’à demander. Si vous le souhaitez, je peux ôter les limites de votre immortalité. Je peux vous rendre capable de prescience, d’observer les lieux les plus distants, ou de stopper le temps, de lire dans les esprits. N’importe quoi.]
"Comme la lampe magique d’Aladdin."
[Quelque chose comme ça, oui. Mais je n’exaucerai qu’un seul vœu, pas trois,] répondit le démon d’un ton moqueur, en secouant la tête.
Elmer y réfléchit un moment, puis se mit à sourire.
"J’ai fait mon choix, démon."
[Si vite ?] s’étonna la voix dans son crâne.
Sans hésitation, Elmer donna sa décision.
"Écoute, démon. Ce que je veux, c’est…"
— —
"Hé ! Est-ce que ça va, Elmer ?"
"Il se réveille !"
"Quel soulagement."
Le son d’une main claquant contre sa joue. La lumière se mit à inonder son champ de vision. Elmer regarda autour de lui et constata qu’il était de retour sur le pont, réchauffé par les doux rayons du soleil matinal. Il réfléchit quelques secondes et conclut que quelqu’un avait dû le repêcher après qu’il ait chuté dans l’océan.
"…Qu’est-ce qui est arrivé au vieux Szilard ?"
"Mmm, Huey et Denkuro avaient réussi à l’acculer, mais il a sauté dans l’eau et nous a échappé."
"Je vois…" dit Elmer d’un ton songeur.
Il renonça à ses efforts vains pour se relever et s’étala sur le pont, les yeux plongés dans le ciel, toutes sortes de pensées se bousculant dans son esprit. La lumière matinale se reflétait dans son regard, mais il arrivait encore à distinguer des étoiles dans le ciel pâle. Il jeta un coup d’œil à côté de lui et vit ses camarades qui poussaient des soupirs de soulagement en l’observant. Leurs sourires le rassurèrent et il laissa le sommeil l’emporter. Mais… Juste avant qu’il ne perde connaissance, il réalisa qu’une personne était en train de fondre en pleurs, accablée par le chagrin, et un sourire triste apparut sur son visage.
"Non, Sylvie. Il faut que tu souries. Souris…"
Marmonnant comme s’il était en train de rêver, ses dernières bribes de concentration cédèrent et il s’enfonça dans une obscurité paisible. Et… le temps s’écoula.
— —
Décembre 1998
Un village au nord de l’Europe
Une forêt.
Le village était dissimulé sous le voile de neige qui recouvrait la canopée enchanteresse des arbres.
L’endroit était couvert d’innombrables conifères, presque envahissants, qui poussaient tronc contre tronc comme s’ils cherchaient à protester contre l’entropie de la nature sauvage. Perdue au milieu des arbres, on pouvait distinguer une silhouette isolée qui se frayait un chemin dans ces bois. L’homme, qui progressait maladroitement engoncé dans ses vêtements d’hiver trop épais, semblait avancer sans but précis, passant un tronc enneigé après l’autre.
"Me voilà dans de beaux draps," marmonna-t-il en s’arrêtant devant un arbre immense. La vapeur dégagée par son soupir forma aussitôt un nuage blanc qui lui boucha la vue. Il leva les yeux en l’air, laissant la vapeur se dissiper. Il pouvait à peine discerner le ciel à travers la barrière dense de conifères au-dessus de sa tête. En observant la couleur bleu marine de ce dernier, il devina que le soleil n’allait pas tarder à se coucher.
"Ces renseignements étaient faux, alors. Bah, quand on y pense, c’était assez improbable qu’un château se trouve dans un endroit pareil."
Baissant ses yeux vers le sol, l’homme examina ses alentours. Par terre, malgré les arbres qui lui obstruaient le passage, on distinguait une fine couche de neige uniforme.
"Bon, et maintenant. Est-ce que je fais demi-tour, ou…" dit-il à voix basse, tout en se retournant. Le chemin devant lui semblait moins éclairé que la zone qu’il avait traversée jusqu’ici. Ces bois étaient déjà relativement inquiétants, mais vus d’ici, les arbres devant semblaient bloquer complètement la lumière du soleil, comme si seule une obscurité impénétrable l’attendait sur cette voie.
L’homme s’accorda une seconde de réflexion, puis s’avança d’un pas lourd au cœur de la forêt. Comme s’il était poussé par une force invisible…
— —
Il y a quelqu’un dans la forêt. C’est un homme.
Il porte une tenue chaude ; seul le haut de son visage est exposé à l’air gelé.
Il vient de me voir à l’entrée du village ; il ouvre la bouche.
"Bonjour."
Quelle drôle d’expression. Les coins de sa bouche sont relevés et ses yeux sont juste entrouverts. J’ai rarement vu les villageois faire une tête comme ça.
L’expression qu’affichent parfois les ‘gens de l’extérieur’. Je ne sais pas ce qu’elle signifie.
Non. Je devrais le savoir, mais je l’ai oublié. Cela fait trop longtemps que je ne l’avais pas vue.
"Wouah, qu’est-ce qu’on se gèle, dis donc ! Brrrr ! Franchement, j’ai envie de dire merci à ces frissons redoutables ! S’il ne faisait pas aussi froid, ces vêtements d’hiver ne m’auraient servi à rien !"
Une voix forte, assurée.
"Dis-moi, il y a une auberge dans ce village ? Tu pourrais m’y emmener ? J’ai passé la nuit dernière dans la forêt et je marche depuis ce matin, alors je ne vais pas faire le difficile."
Une auberge. Un bâtiment pour héberger temporairement les étrangers. Il n’existe rien de ce genre dans le village. Consciente de ce fait, je lui signale d’un mouvement de tête.
"Quoi, vraiment ? Ah, ça m’arrange pas. Il n’y a vraiment aucun endroit où je pourrais me reposer un moment ? N’importe quoi fera l’affaire, tant que je peux m’abriter de la pluie et du vent. Un moulin à eau décrépit, ça serait parfait. Tiens, je me demande qu’est-ce que c’est que ce village paumé. Je ne pensais pas tomber sur des gens vivant au cœur des bois. Peut-être qu’il y a une route menant à la ville de l’autre côté ? Mais sur la carte, ils n’indiquaient que de la forêt sur des douzaines de kilomètres. Comme quoi, on ne peut se fier qu’à soi-même ! Tu ne crois pas ? Ah, j’oubliais. Je m’appelle Elmer. Elmer C. Albatross. El, pour les amis. Heureux de faire ta connaissance !"
Des mots. La bouche de cet homme déverse un vrai torrent de mots. Trop de mots pour moi, je ne peux pas former de réponse. En une goulée d’air, cet homme prononce plus de mots que les villageois en un mois.
Elmer. Je réussis à m’accrocher à ce nom propre perdu dans l’avalanche.
"Ah, je suis désolé ! Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de parler à quelqu’un, je me suis mis à bavasser et à m’écouter causer sans même laisser une seule chance à l’adorable jeune fille d’en placer une ! Euh, tu comprends ce que je dis, non ? Il me semble que c’est la langue qu’on emploie dans ce pays. Ah, je me serais trompé ? Bon, je reprends de zéro : connais-tu un endroit où je pourrais dormir ?"
Je comprends ses mots. Mais je n’arrive pas à suivre.
"Je vais… vous guider. Maître… Elmer."
Une réaction normale. Je lui réponds comme si je m’adressais à l’un des villageois. Mais Maître Elmer penche la tête sur le côté.
"Hein ? Pourquoi 'Maître' ? Ah, je sais. Tu es serveuse à mi-temps, c’est ça ?"
Sans même attendre ma réponse, Maître Elmer m’inonde d’un nouveau déluge de mots.
"Les habitants du village sont plutôt bizarres, non ? Ils se sont précipités chez eux et ont verrouillé les portes en me voyant ! Est-ce qu’ils ont peur des étrangers ? Ah, ou alors ils sont en train de préparer les fêtes de Noël !"
Noël. Encore un mot inconnu. Incapable de lui répondre, je me contente de dévisager Maître Elmer en silence.
"…Quoi, quoi, j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? C’est ma faute ? Mince, je te présente mes excuses."
"Qu’est-ce donc… Noël ?"
Je finis par lui répondre. Car c'est mon devoir.
"…Hein ? Tu ne connais pas Noël. Ah, je pensais que tout le monde connaissait dans la région, ça fait un moment que ça s’est répandu dans l’Est, mais peut-être que vous avez une religion différente ici ? Mmm, il faudra que je me renseigne."
La dernière phrase était marmonnée, uniquement pour lui. Puis il observe mon visage et se met à sourire.
"Oui, je sais ! Voilà une occasion excellente ! Si ce n’est pas interdit par votre religion dans le coin, je vais t’apprendre ce qu’est Noël ! Voyons voir, Noël, c’est… Pour faire simple, c’est une super fête ! Tout le monde s’amuse et sourit, on mange du gâteau et de la dinde, et on s’offre des cadeaux !"
Le visage de Maître Elmer se remplit d’énergie et d’enthousiasme. Sa voix résonne avec vigueur. Ses mains se tendent vers moi.
Maître Elmer me caresse les joues avec ses mains.
"Allez, montre-moi un sourire. Tout le monde sourit quand on fait la fête. Allez, souris ! Un petit sourire ! C’est un peu gênant de dire ça, mais les petites filles sont plus jolies quand elles sourient, tu sais. Bon, je me rends bien compte que c’est un peu ridicule, mais en guise de cadeau de Noël, je vais t’offrir un beau visage souriant ! Tu seras choupie comme tout, je t’assure. Toute mignonne ! Adorable ! Les garçons n’auront d’yeux que pour toi !"
Et après avoir dit ça, Maître Elmer me pince légèrement les joues. Je ne résiste pas, car je m’en suis enfin rappelé.
L’expression sur son visage s’appelle un ‘sourire’. C’est l’expression que font les gens quand ils sont heureux.
"Je lancerai les réjouissances dans deux jours, alors sois patiente et prépare-toi ! Allez, tu es censée sourire, là."
Petit à petit, elle me revient. Cette émotion, le bonheur, et tous les souvenirs que j’y ai associés. Je veux me rappeler du reste. Plus, plus de souvenirs. J’ai l’impression qu’en parlant avec cette personne, ils vont me revenir. Que je vais apprendre des choses que j’ignore encore. À cette fête de Noël, dans deux jours… Encore plus de souvenirs.
Une autre idée me vient soudainement. Peut-être est-ce de la ‘joie’ que je ressens. À moins que le mot ‘espoir’ convienne mieux…
— —
C’était il y a deux jours.
Les coups se réverbèrent sur le sol en pierre dure. Squish. Crac. Bam. Les coups continuent, sans répit.
Le corps qui fut celui de Maître Elmer roule sans vie devant moi. Complètement inerte. Un morceau de viande de taille humaine, couvert de sang, enroulé dans du tissu. Il est entouré par les villageois. Tour à tour, ils le frappent avec leurs pierres et leurs bâtons.
Une ombre passe devant moi. C’est celle d’un homme plutôt âgé. Aux cheveux fous. Le chef. Le maire du village… Maître Dez.
"Qu’est-ce que tu manigançais avec cet étranger, pauvre sotte ?"
Maître Dez abat son bâton sur moi.
J’ai mal.
Mon corps entier est paralysé. Je me mets à trembler au sol sans me contrôler.
"Bon sang, sale petite idiote… C’est toi qui l’as amené jusqu’à cet endroit, qui a laissé ce monstre établir sa tanière !"
Je vois le pied de Maître Dez devant moi. Il y a une jolie banderole en papier écrasée sous sa semelle. Non. Elle a été jolie, mais elle ne l’est plus.
Jolie. Ça m’étonne que ce mot me soit revenu en tête. Où ai-je pu l’entendre ?
Le bâton me frappe une nouvelle fois à la tête et mon corps devient inerte lui aussi.
"Jette-la dehors ! Dehors, tu m’entends ?!" crie Maître Dez avec colère tandis que j’observe. Je m’accroupis pour me soulever et me porter sur mon dos, et j’en profite pour ramasser discrètement la décoration en papier froissé. Elle a la forme d’un homme habillé en rouge.
La décoration écrasée, et le corps recroquevillé de Maître Elmer.
Ces deux objets m’inspirent une certaine émotion.
Mais je ne m’en souviens pas.
Quel est ce sentiment ? Que suis-je censée faire quand je le ressens bouillir en moi ?
Je n’en ai aucune idée. C’est pour ça que je ne peux rien faire.
Si seulement il avait pu m’apprendre. Encore plus, plus, plus de choses…
Je ne me souviens même plus de la dernière fois que j’ai souhaité quelque chose avec autant d’ardeur. Même si je sais que cela n’arrivera jamais…
Maintenant que je suis bien arrimée sur mon dos, j’observe le spectacle devant moi. Les gens dans la pièce commencent à chuchoter avec nervosité. Le temps que je prenne une respiration, ils se sont tus et détournent le regard.
L’instant d’après, une bêche s’enfonce profondément dans le dos de Maître Elmer.
Rouges. Les éclaboussures sont rouges.
La bêche tachée de rouge sort de la blessure, laissant une ligne écarlate couler au sol. À la lueur de la chandelle, la couleur semble chaude, vivante.
Rouge, rouge, rougerougerougerougerougerougerouge…
Alors que mon esprit se fige, entièrement absorbé par cette couleur féroce… Comme pour m’ôter le moindre doute, la bêche s’abat à nouveau.
Rouge. Rouge. Rouge.
Cette couleur se grave dans mon crâne. Le malaise que je ressens empire, et je dois me retenir de vomir ; mais même cette sensation finit par disparaître, noyée dans un océan infini…
…de rouge.